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REVUE -7
DES
DEUX MONDES
FRANÇOIS BVLOZ, FONDATEUR
LXXVd- ANNÉK — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME TREîVTE-SErTlÈME
t" LIVnAISOR
1" JANVIER 1907
PARIS
15, me de l'Université, 15
i
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LONDRES
lAILITÉBE TtC^DALL k COX
Si Uenriett& itre«li Strand.
P. ROLAI^m I fiACaETTE k ^
ÏSULAC & C*, SX, Soho ^. — DAVID NUTTj 57, Looif Aéra. — A. SIEGLE, 3û, Lime Streul
îilLS&ON & C^, Ï6-18. WArdoUT stifeot, W,
SAINT>PÈT£IT$B0UR6, ZINSERLING» société m. 0, WOLFF, C. RICKER, VÎOLLET.
MOSCOU, GAlîTlEli, WOLFF. ODESSA, ROLTSSEAU.
VARSOVIE, GlJBETilNER ET WOLFF, VIOLLET. ATHÈNES» NILSSON*
BRUXELLES, ftAMLOT, N. iEBÉCt'E KT C'^ LIÈ6E, J- BELLE?fS.
LA HAYE, BELmFAiSTE FBKlUvS/ ROME, BuCGA, LOESCHER,
TURIN, BOCCA, CASANOVA. MILAN, BOCCA, FLORENCE, vibussei^x.
BERLIN, BRQCKDAUs, asiu;r,
LEIP216, brockiiaus, a. twietmeyer, le soudier, max rubs.
VIENNE, BBOCKO \L!Sp G. FRFCK, GEROLD tTf &. BUCAREST, SOTttSCIlEK ET C**.
STOCKHOLM, c. FRITTE, GENEVE, pli. durr.
HAORID, E. DD5SAT. BARCELONE, vebdaguer. LISBONNE, rodrigltes*
êUENOS-AYRES, c, M. iuu Y c'*, LA HAVANE, higlel alorda.
HEW-yORK, CBRISTEB?*, BREXTANO, SAMPËRS, STECUKRT. TUEirfTEBNATiOKAt WEWSC*.
BOSTON, CARL SCaOENHOP, TSE NEW EN&LAÎ40 ^^ifStÇecJ by GoOQIc
LITTÉRATURE FRANÇAISE BT ÉTRANGÈRE
HISTOIRE, POLITIQUE, PHILOSOPHIE, VOYAGES, SCIENCES, Bgaujl-
LIVRAISON DU 1^^ JANVIER 1907
I. — FERDINAND BRUNETIËRE, par M. le vicomte Eu^ènr
Mclchior de Tog^ùë, de l'Académie française.
II. — L'OMBRE S'ÉTEND SUR LA MONTAGNE, deuxièmb partie, i
il. Éilouaril BucI»
III. — LE CAHIER ROUGE DE llenjamlii Constaat. — L
1767 A 1787.
IV. — A PROPOS D'UN MOT LATIN. — H. COMMENT LES ROMA
ONT CONNU V HUMANITÉ, par M. «astoii lloissii
de TAcadémie française.
V. — LES RICHES DF.PUIS SEPT CENTS ANS. — MÉDECINS F
CHIRURGIENS, par M. Se vicomte «eorn^es d'Ave-
VI. - MADAGASCAR. — ï. LES RÉGIONS ET LES RACES, j
^a^l. Marlu!* et Ary Eielilond.
VIL - LE MARTYRE D'UN POÈTE. — NICOLAS LENAU E-^ «'^«n
LCEWENTHAL, par M. A. ItOMsert.
Yiii. — REVUE SCIENTIFIQUE. — LA VARIÉTÉ DES FORMES V
VANTES ET LA FIXITÉ DU FONDS VITAL, par 11. A. Da^lrf
de l'Académie des Sciences.
IX. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE, HISTOIRE POLITIOflR
par 11* Fraiicl* Clianucc*
X. — ESSAIS ET NOTICES. — LA VIE ET L'OEUVRE D'HÉRAUL'
DE SÉCHELLES.
Xïl. — BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
APRÈS L'OMBRE S'ÉTEND SUR LA MONTAGNE,
LA REVUE DES DEUX MONDES PUBLIERA L'ËMIGI
par M. PAUL BOURGET, de l'Académie française.
Toute traduction ou reproduction des travaux de la
REVUE DES DEUX MONDES Digitized by VjOOglC
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y compris la Suède, la Norvège $t la Hollande .
REVUE
DES
DEUX MONDES
tXXVn* âNNËE. -- GiiNaUIË&IË PËHIÛDË
rosis SIS VIL -r l*f /ASVIER 1907.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXVII* âNNËE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME TRENTE-SEPTIÈME
PARIS
BUREAU DE Lk REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
i907
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PRESERVATION
REPLACEMENT
REVIEW3liaJl?
5P /M fr*^'^^
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^ Sh
FERDINAND BRUNETIÈRE
Dernier effort du long labeur^ ses mains défaillantes assem-
blaient les feuilles de la dernière livraison : avant qu'il pût la signer,
les pauvres mains se raidirent, laissèrent tomber la plume, se
refermèrent sur le crucifix que leur tâtonnement anxieux avait
si longtemps cherchée II fallut ajouter en hâte les pages où
notre interprète autorisé lui disait l'adieu commun. C'est le vœu
de nos collaborateurs, et sans doute celui de tous ses amis, de
tous ses lecteurs, que cet adieu se prolonge ici, qu'une fois
encore Brunetière apparaisse au seuil de sa maison : non plus,
hélas ! à travers un de ces articles qu'il y prodiguait en sa sai-
son dernière, comme s'il eût voulu vider pour nous le réservoir
inépuisable de sa pensée ; mais du moins dans le souvenir d'un
compagnon d'atelier qui connut près de lui, depuis trente ans,
le prix d'une amitié qu'aucune ombre n'altéra.
Ne me demandez pas son portrait littéraire, ni l'étude appro-
fondie de son œuvre touffue, de cette pensée sinueuse dans sa
ligne ascendante qui fit à travers le monde des idées tant et de si
beaux détours. L'heure viendra plus tard des jugemens définitifs
sur ce grand rassembleur d^esprits; avec plus de recul dans la
perspective, on pourra mieux le « situer, » comme il aimait à
dire, dans le plan de son siècle, dans la lignée des moralistes
qui constituent, — c'était une de ses remarques, — un genre spé-
cifiquement français, l'un de ceux qui assurèrent à notre litté-
rature sa prééminence sur toutes les autres. Encore plus que le
temps nécessaire, le courage me manquerait aujourd'hui pour
m appliquer à un essai critique sur le premier de nos critiques.
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.6 aEVUE PES DEUX MONDES.
N'est-il pas là, comme ils sont au lendemain de leur départ,
quand on ne peut croire au détachement complet : vision qui n'a
pas encore pâli dans nos yeux, voix qui retentit toujours dans
nos oreilles, personne plus présente et plus chère que ces livres
qu'elle nous cache? Je ne sais ce que je vais dire: je sais seule-
ment qu'il me faut cette triste douceur de parler de lui, au
hasard des souvenirs qui se pressent dans la mémoire, sans
ordre, sans suite. Y a-t-il jamais de Tordre dans les plaintes que
nous arrache un grand chagrin ?
D'abord et sur toutes choses, après d'autres amis qui ont
senti le même besoin, je voudrais amener le public à se dé-
gager d'absurdes partis pris, je voudrais lui découvrir la phy-
sionomie d'un homme aussi méconnu qu'il était célèbre. Peu à
peu, pour l'opinion mieux instruite dans ces dernières années,
la lumière se faisait sur le vrai Brunetière ; mais que de gens se
laissent encore abuser par ta caricature qui tratna longtemps
dans les journaux, dans les conversations superficielles de Paris !
— Un petit professeur revêche, hargneux; pédant d'université
desséché par l'abus du sens critique ; fossile classique, malveillant
pour les tentatives hardies de la jeunesse, incapable de la suivre
vers les libres horizons; solitaire de cabinet, fermé à toutes les
joies de la vie; orateur disert, on en convenait, mais écrivain
ennuyeux, embarrassé dans sa langue difficile et baroque... Tout
cela, et le reste. — Autant d'erreurs que de mots.
Professeur, U l'était sans doute, et de toute son âme, si l'on
prend ce terme au sens étymologique : si l'on entend par là
qu'un mouvement impérieux le poussait à déclarer, pour en
imposer la discipline aux esprits, toutes les vérités qu'il croyait
tenir; à combattre les affirmations contraires aux siennes, avec
cette passion de la polémique qui faisait de son enseignement
une bataille d'idées, plus encore qu'une communication de son
immense savoir. Singulier professeur au demeurant, et bizarre
universitaire du dehors, sans titres et sans diplômes; ayant
échoué aux épreuves qui ouvrent l'accès de l'Université, il prit
d'assaut sur le tard les plus hautes chaires, il en créa de nouvelles
pour son usage particulier; le maître qui s'y installait faisait
aussitôt reconnaître des titres qu'il ne tenait que de lui-même :
science, éloquence, autorité.
Autre et pire légende, la malveillance de Brunetière, sa pré-
tendue sécheresse. Il est bien rare que la générosité fasse défaut
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PEBDINAND BRUNETIÈRB. 7
aux grands courages ; et ses adversaires pouvaient tout contester
à ce combattant perpétuel, sauf le courage. Quiconque a pratiqué
notre ami sera mon garant, si je dis que les qualités de son
esprit le cédaient à celles du cœur. Cet homme excellent s'ap-
pliquait à dissimuler sa bonté; il avait la coquetterie de garder,
d'accentuer encore la mine farouche qu'on lui avait faite ; mais
telle petite phrase qu'il vous jetait à l'occasion, d'un ton bref et
qui voulait paraître détaché, contenait beaucoup plus que les
mots ne disaient : on sentait qu'il s'y livrait tout entier. Nul
n'était moins banal, plus en garde contre la sensiblerie névrosée
de notre siècle, contre cette émotion à fleur de peau qui donne
le change sur l'aridité du fond. Il était bon à la manière de ses
pairs du grand siècle, avec choix et gravité ; avec la noble déli-
catesse qu'il portait en tout, dans les jugemens moraux, dans les
rapports mondains, dans les questions d'affaires. Si Ton appre-
nait chez un professeur ce qui s'enseigne le moins, la noblesse des
sentimens, tous eussent pu demandeur des leçons à ce seigneur
de l'esprit.
Toujours prêt à défendre contre une injustice littéraire ou
sociale les droits des vivans, comme la gloire des morts, que de
fois je l'ai vu se dépenser au soulagement d'une misère morale,
au service d'un ami, d'un collaborateur ! Combien de ses obligés
pourraient en rendre témoignage! Le plus désintéressé des
hommes pour lui-même, il devenait intéressé pour le compte
d'autrui. Quoi qu'on en ait dit, il recherchait et goûtait cette joie
du vrai lettré, la découverte d'un jeune talent. On a pu s'y mé-
prendre, parce que les exigences professionnelles lui avaient fait
un masque de sévérité. Le meilleur des humains n'est pas
impunément dans une charge où il faut refuser tout le jour des
manuscrits, diversifier les périphrases pour faire entendre aux
gens qu'ils n'ont point le génie qu'ils se croient, ou du moins
qu'on ne l'aperçoit pas dans la preuve qu'ils en apportent. Un
directeur harcelé finit par abréger les circonlocutions. Rigoureu-
sement attaché à ses doctrines littéraires. Brune tière pouvait se
tromper, et il m'a semblé qu'il se trompait en certains cas, sur
le mérite d'un débutant formé à d'autres écoles; mais c'était
toujours de bonne foi. 11 n'avait de préventions invincibles qu'à
l'endroit des fripons. Qui pense et agit bassement ne peut pas
bien écrire, c'était une de ses règles de jugement.
Il avait beau se hérisser, trancher de l'indifférent et du
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8 REVUE DES DEUX MONDES.
stoïque, on devinait vite sous sa fière pudeur des sources vives
de tendresse qui demandaient à jaillir du cœur. Tendresse des
forts, des rudes lutteurs : celle d'un Veuillot, dans la lettre tou-
chante que le polémiste adressait à Pontmartin après la mort
de sa fille ; celle d'un Joseph de Maistre, déposant sa plume de
bataille et frissonnant à Saint-Pétersbourg, parce qu'il « enten-
dait pleurer à Turin. » — Ah! qu'ils le connaissaient mal, ceux
qui le représentaient comme un magister à férule, insensible à
toute autre chose qu'au devoir classique du bon élève ! Il ne fut
que trop sensible aux mille piq&res qui l'usaient autant que
l'excès de travail : injustices de toute nature, ingratitude des
uns, déloyauté des autres, attaques qu'il bravait sans pouvoir se
cuirasser contre elles. Grand lecteur de journaux, grand collec-
tionneur de coupures des Argus, il y cherchait chaque jour les
méchancetés à son adresse ; et la récolte n'était que trop riche.
Aux amis qui lui conseillaient plus de philosophie, plus d'indif-
férence, il répondait par des coups de boutoir où l'on retrouvait
la paraphrase des vers si connus :
J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.
Aussi bien, quelle est notre suffisance, à nous tous qui par-
lons de Brunelière et voulons retoucher une inimitable pein-
ture! Molière, — encore un qu'il n'aimait guère, jusqu'au retour
de faveur qui les réconcilia sur la fin, — Molière s'était vengé
d'avance en faisant poser pour le portrait d'Alceste ce dernier
survivant du xvii® siècle, qui fut notre contemporain. Je crois
entendre Brunetière, chaque fois que je relis les apostrophes de
l'homme aux rubans verts. S'il est vrai que le poète ait déguisé
sa propre image sous la plus belle et la plus douloureuse figure
de notre littérature dramatique, je n'ai aucun scrupule à voir
aussi celle de notre ami dans ce Misanthrope^ si mal nommé,
puisque son pessimisme est fait d'un sombre amour pour les
hommes qu'il voudrait plus justes, pour la femme qu'il voudrait
plus sage.
Il y a deux sortes de pessimisme : l'un, dégoût infécond, se
replie dans son chagrin inactif; l'autre, ferment salutaire, s'em-
ploie à réformer un monde où tout le mécontente.. Brunetière
avait coutume de dire que tous les progrès accomplis dans la
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FERDINAND BRUNETXÈRB. 9
suite de Thistoire furent dus à de grands pessimistes; il énu-
mérait ces utiles mécontens, depuis le Christ, il s'efforçait de
dégager dans la figure divine les traits qui pouvaient justifier sa
thèse. Il s'animait à ces démonstrations; et soudain, il retom-
bait dans une méditation morose. Elle assombrissait le visage
expressif, tourmenté par la pensée ; elle voilait la flamme des
yeux fureteurs, marquait dayantage le pli d'ironie, au coin des
lèvres. Il semblait que sa parole eût creusé à la sortie ce sillon
spirituel et triste.
On le laissait ainsi, possédé par son démon des mauvais
jours, rongé par un mal d'âme incurable; quelques heures plus
tard, on le retrouvait dans une compagnie que sa gaîté diver-
tissait. Légende aussi, le Brunetière toujours austère, retranché
derrière ses vieux livres, séparé du monde et de la vie. Durant
ces dernières annéçs, la surcharge des tâches qu'il accumulait
sans mesure et les premières atteintes du mal l'avaient condamné
à la retraite; mais avant cette période de déclin, il se répandait
volontiers dans la société, il y jouissait du plaisir qu'apportait
aux autres sa séduction de parole. Mieux que les amuseurs de
^profession, il y déchaînait les rires honnêtes; le causeur étin-
celant achevait en fantaisies paradoxales sa conférence du matin,
il jouait des variations sur l'instrument subtil de sa logique,
comme l'archet d'un grand violoniste joue avec le thème d'un
scherzo. Il me souvient d'un dîner, — il y a longtemps, — oti sa
verve éblouit tous les convives. — « Nous mourrons tous... »
avait dit quelqu'un; et Brunetière, sursautant: « C'est possible,
mais je vous mets au défi de prouver cette proposition. » — Les
argumens s'enchaînaient , spécieux , pour démontrer qu'elle
n'avait pas de force probante... Qu'il est navrant aujourd'hui,
le souvenir de cet amusement où l'agile dialecticien, encore
exubérant d'énergie vitale, bravait l'implacable logicienne qui le
guettait déjà !
Son naturel impressionnable et mobile ne lui eût jamais
permis de se figer dans une attitude. Passionnément curieux de
toutes choses, de la politique, des petits secrets de Paris, des
grands secrets de l'humanité en marche dans les diverses par-
ties du monde, il voulait tenir à jour son avertissement uni-
versel. Nous discutions un soir sur Voltaire , nous cherchions
les raisons de l'indulgence que son siècle accordait à ses plus
effrontées palinodies. — « C'est que Voltaire aimait furieuse -
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iO REVUE DES DEUX MONDES.
ment la vie/ conclut Brunetière : les hommes pardonnent tout
à ceux chez qui ils sentent cet amour de la vie, du bien qu'ils
prisent par-dessus tous les autres. » Lui aussi, comme le pessi-
miste conteur de Candide^ il avait le goût de cette vie où rien
ne le satisfaisait. Attaché au passé par le sens de la tradi-
tion et les préférences littéraires, il s'en échappait sans cesse
pour, bondir dans le présent, pour précipiter sa pensée dans
Tavenir. Un pays l'intéressait entre tous, l'Amérique : depuis la
mémorable tournée de conférences qu'il y avait faite, il étu-
diait les problèmes posés dans le Nouveau Monde, il recherchait
le rapport qu'on en peut faire aux difficultés où se débattent
nos démocraties. Curiosité de l'esprit, inlassable activité, su-
perbe confiance dans une force qu'il croyait illimitée, soif de
gouverner les hommes et leurs idées, attrait du bon soldat pour,
les nouveaux champs de bataille, — tous ses instincts le sti-
mulaient à tenter de nouvelles expériences ; il eût aimé s'essayer
dans tous les râles sur le théâtre du monde ; il voulait du moins^
être toujours prêt à y parler sur tout.
Parler ! Son triomphe et sa passion maîtresse, celle dont il
est mort. Il faut éclaircir un malentendu qui ne se serait jamais
produit, si l'on y eût porté un peu d'attention. A-t-on assez plai-
santé le style des écrits de Brunetière, les tours archaïques et
compliqués, l'accumulation des incidentes, des qui et des que^
la longueur de ces fameuses périodes que l'on citait conime des
gageures! Nombreux étaient les lecteurs, encore plus nom-
breuses les lectrices, qui goûtaient la saveur du fond et ne digé-
raient pas la singularité de la forme. — S'est-elle jamais doutée,
la Caillette offensée par une phrase « trop mal écrite, » qu'elle
avait applaudi la veille ou qu'elle applaudirait le lendemain
cette môme phrase dans ime salle de conférences ? Pâmée
au pied de la chaire sous le prestige de la voix, elle buvait
l'assemblage de mots qui la rebutait sur le papier. La voix
débrouillait avec un art infini les méandres des périodes, nuan-
çait les incidentes, rendait sensible à l'oreille la construction
logique et savante que l'œil n'avait pas su discerner. Nulle diffé-
rence entre la langue de l'article et celle du discours; mais les
défauts blâmés chez l'écrivain devenaient qualités pour Fora
tcur: la foule y prenait un plaisir très semblable à celui qu'elle
demande à l'acrobate, d'autant plus applaudi qu'il avance plus
longtemps, sur une corde plus longue et plus haute, donnant h,
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FERBIHAND BRUNETliHE. H
chaqae instant la sensation qu'il va choir, rattrapant son équi-
libre d'une pesée sur le balancier, prolongeant ainsi Tanxiété ,
admirative de l'assistance.
Tout était oratoire chez Brunetière : disons-le en dépouillant ce
terme des idées d'emphase et de convention qu'il emporte souvent.
Nous avions eu des orateurs de la chaire, de la tribune, du bar-
reau ; il fut l'exemplaire unique d'une espèce nouvelle, l'orateur
de la littérature; il gouverna ce royaume de la plume avec
l'outil ei les procédés d'un autre art. Il ne fît jamais en écrivant
que sténographier un discours intérieur: son moindre article
était un fragment de ce discours, débité devant un auditoire
Hivisible; sa plus courte lettre avait le tour et le mouvement
d'une harangue. De même sa conversation. Tous en avai^at le.
sentiment, dans le salon où il causait, dans ce cabinet de la
Revue ot s'est dépoiisée tant d'éloquence familière. Il y parlait
po«r un seul auditeur comme il eût fait pour une assemblée,
avec même abondance, même chaleur, même choix et même
précision des mots. Il aimait d'ailleurs essayer là, in anima vili^
VeSéi des prochaines conférences et des nombreux articles qui
attendaient tout armés dans son cerveau. La sueur des grandes
journées ne ruisselait plus sur son visage, cette sueur mortelle
qui nous faisait trembler pour lui, quand il s'était doniiié pendant
une heure, corps et &me, à une foule magnétisée par ce don
total. Mais la grosse veine nouée sur le front se gonflait de
même, les idées en dégorgeaient avec le même débit bien réglé ;
et c'était une jouissance toujours nouvelle de voir la pensée
naître sous ce front, y trouver instantanément son expression
oratoire, en sortir dans le déroulement d'une phrase qu'on
sentait nécessaire, calquée exactement sur les circonvolutions
cérébrales : médaille frappée sans une bavure, où chaque relief
reproduisait les creux adéquats de la matrice.
Lisez, comparez : vous vous persuaderez vite que les pages
de Bmnetière les plus critiquées^ du point de vue de la forme,
ne sont que la sténographie de la parole qu'il vous faisait applau-
dir. J'y insiste, parce que c'est le mjsad du procès. La routine
des catégories le classera parmi les écrivains, et ce sera lui
rendre un mauvais service : il faudrait le ranger parmi les
grands orateurs. Nous ne ferons jamais comprendre à nos petits-
Qolans le pouvoir souverain qu'il exerça sur les auditoires, le
mordant irrésistible de sa causerie ; pas plus que nous ne com-
r.
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12 REVUE DES DEUX MONDES.
prenions, quand nous lisions la froide transcription d'un discours
de Berryer, Tenthousiasme de nos pères qui avaient entendu
rugir le monstre : pas plus qu'un traité de Cousin ne nous expli-
quait l'enchantement des personnes qui avaient joui de sa con-
versation.
On s'est étonné que ce combatif, cet orateur, n'eût jamais
songé à jeter le poids de son éloquence dans les batailles parle-
mentaires. Il y songea. C'était vers 1893, à l'époque où tant d'es-
pérances fleurissaient dans la fugitive embellie de « l'esprit nou-
veau. » Un moment, la tentation fut très forte sur son esprit H
la repoussa par un de ces scrupules de délicate fierté avec les-
quels il ne transigeait pas. — u Je ne veux pas être l'élu d'une
circonscription quelconque, me disait-il. Je suis par mes ori-
gines Breton et Toulonnais ; je ne voudrais accepter un mandat
que dans l'une des deux régions où j'ai mes attaches naturelles;
et je n'y vois pas de siège que je puisse briguer. » — Faut-il re-
gretter que cette expérience n'ait pas' été faite? Il eût repris au
Parlement la place d'un Dufaure. Mais Brunetière y fût-il resté
Brunetière, tout d'une pièce dans ses doctrines, puissant quand
même dans son isolement, modéré avec des pointes subites vers
les directions où on l'attendait le moins? Je l'ai connu un temps
tout près de donner dans un socialisme théorique très accentué.
Pourquoi pas? Alceste serait peut-être aujourd'hui socialiste.
Comme sur la plupart des grands autoritaires, les suggestions
adroites avaient d'autant plus de prise sur l'obstination de
Brunetière qu'il ne se savait pas impressionnable et ne se croyait
pas malléable ; les habiles l'influençaient sans trop de peine et
sans qu'il en eût conscience. Se fût-il prêté aux compromis-
sions, aux maquignonnages, aux abdications partielles de son
opinion sous la discipline d'un parti, bref à toutes les usures
de la personnalité, sinon de la dignité humaine, qui assurent
seules ime action efficace dans les Chambres? Eût-il résisté
à cette lente désagrégation de la volonté individuelle par la
collectivité parlementaire qui est le phénomène caractéristique
des Assemblées ? — Vaines questions : sa bonne étoile lui
a épargné l'épreuve où un redoublement de pessimisme eût
fait payer trop cher à notre ami la rançon de ses triomphes
oratoires.
•Il était d'ailleurs à cette époque accablé par d'écrasantes
besogn<as : direction de la Revue^ enseignement à l'Ecole normale
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PEBDINAND BRUNETIÊRE. ' 13
OÙ il a laissé un lumineux sillon, campagnes de conférences à
l'étranger, histoire projetée de la littérature française et autres
travaux qui eussent exigé plusieurs vies. Comment trouvait-il du
temps pour les vastes lectures où il renouvelait sans relâche son
savoir encyclopédique? Il lisait avec une rapidité incroyable : le
plus gros volume en quelques heures. Sa mémoire prodigieuse
en assimilait la substance : jamais de fiches, presque pas de
notes. Très malade, il a écrit à Montmo^-ency, sans une note, son
dernier et si savant article sur Montaigne. Et sur tous les sujets
ses informations étaient de première main, ses références con-
trôlées dans le texte même des auteurs inconnus qu'il citait
avec une coquetterie amusée.
On ne retrouvera pas de longtemps, j'imagine, pareille uni-
versalité de connaissances emmagasinée dans un cerveau.
Comment le champ fertile fut labouré, ensemencé, Bourget l'a
raccmté l'autre jour en évoquant les héroïques années de jeunesse
qu'il vécut aux côtés de Brunetière. Son récit suggérait une ré-
flexion consolante : il réconciliait avec notre temps ceux de ses
fils qui seraient tentés d'en trop médire. Brunetière a plaidé
contre son siècle des procès retentissans ; et Bourget juge sévè-
renaent le train de^ choses dans la France démocratique. Je ne
les contredis point ; mais il a' bien sa grandeur, le temps où ces
deux hommes ont pu monter h leur vraie place, au faite social,
du mouvement naturel d'un bel arbre qui s'enracine et croît sur
un sol favorable.
C'est le lieu de jalonner en quelques mots les étapes de la
route intellectuelle que Brunetière fraya pour lui-môme et pour
les esprits qu'il guidait; elle le conduisit par cent détours au
refuge chrétien.
Comme Sainte-Beuve, ce devancier si différent de lui, u il
avait fait le tour des choses de ce monde, » lorsqu'il se découvrit
la vocation et trouva l'occasion de « s'en expliquer. » C'était
son mot de prédilection. Que ces choses dussent être réglées par
un ordre rationnel, notre ami n'en douta jamais. Existence d'un
ordre dans l'univers, aptitude de notre intelligence à en dis-
cerner les lois, puissance qu'a notre volpnté d'en modifier l'appli-
cation aux sociétés humaines, — ces principes étaient pour le
jeune philosophe mieux que des axiomes : les suggestions
impérieuses d'un tempérament. De bonne heure, il estima
Bossuet, si solide sur ces bases fondamentales, et il Taima de
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14 RBVUE DBS I>EUX MONDES.
les avoir biea célébrées , dans une langue qui correspondait à
ses propres besoins d'ampleur, d'enchaînem^it et de clarté.
Honnête homme dans tous les sens du mot, l'ancien et le
moderne, il était jusqu'aux moelles du xvii<^ siècle, du temps où
l'homme sûr de son pouvoir ne regardait guère la nature, sinon
pour l'assujettir à l'obéissance, pour y imprimer sa marque dans
les lignes géométriques et la taille tyrannique des bosquets. A
l'égal des gens d'alors, et de ceux du moyen âge qui leur avaient
légué ime tradition d'ascétisme , notre contemporain nourrissait
contre cette nature envahissante et pécheresse les défiances d'un
roi menacé dans sa domination. Les beaux paysages, les œuvres
d'art qui s'inspirent du sentiment, la musique en particulier, ne
lui donnaient le plus souvent que le plaisir subtil d'en bien
raisonner. Il fut peut-ôtre le seul grand lettré du xix® siècle
pour qui Rousseau n'avait pas existé, ni le fils aîné de Rous-
seau » Chateaubriand , et qui n'eût pas dans le sang une seule
goutte de leurs délicieux poisons. Il enveloppa dans une même
réprobation tqus les « naturistes », de Rabelais à Zola, tous les
romantiques, esclaves du monde extérieur et de leurs passions,
tous les « impressionnistes » déréglés qui osaient substituer la
fantaisie individuelle aux arrêts de la raison abstraite et géné-
rale. — « Nos impressions ne doivent entrer pour rien dans la
règle de nos jugemens, n répétait-il avec force ; et il avait la
eandeur de croire que les siens n'étaient jamais déterminés par
une impression personnelle. Dans la maturité de* l'âge et de la
raison, nous le vîmes revenir sur quelques-uns de ses ostra-
cismes, parler de Rabelais avec une intelligente impartialité,
rendre justice à Molière, recevoir le coup de la grâce balza-
cienne et rédiger pour l'Amérique ce petit chef-d'œuvre, son
Honoré de Balzac.
Engagé dans l'histoire littéraire avec sa vaste ambition d y
comprendre et d'y rattacher toutes les idées, notre cartésien
devait chercher une méthode, un système, comme l'on dit
aujourd'hui, qui lui permit d'enfermer le monde de l'esprit dans
une belle ordonnance architecturale. Il crut l'avoir trouvé dans
le darwinisme ; et il lui plaisait de « réintégrer » une idée très
moderne dans les méthodes philosophiques de l'âge classique.
Brunetière conçut alors le dessein d'appliquer la doctrine évo-
lutive aux phénomènes intellectuels. De là VÉvolution des
genres^ et le plan d'une première histoire de la littérature, qui
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FERDINAND BRUNETIÈRB. ' 15
/
resta en chemin. Les grands faiseurs de systèmes sont à leur
insu des imaginatifs, des poètes; chez Bninetière, Tesprit de
finesse et Tesprit de géométrie s'équilibraient exactement; il
était trop clairvoyant , trop probe vis-à-vis de lui-même, pour
continuer de bâtir avec des matériaux peu sûrs. Il aperçut
bientôt la faiblesse de son premier principe, rimpossibilité d'en
faire un support pour l'énorme construction qu'il projetait. Il
s'en détourna, chercha dans d'autres directions ; non sans revenir
de loin en loin à ses premières amours, comme dans cette
étude récente et un peu paradoxale sur laMoralUé de la doctrine
évolutive.
Un temps, il crut qu'Auguste Comte lui donnerait ce qu'il
n'avait pu tirer de Darwin. Séduction nouvelle, et qui montre
bien comment ce contradicteur du genre humain subissait l'in-
fluence des idées ambiantes, avant de se les approprier despoti-
quement, de les consolider, de s'en servir pour discipliner les
esprits qui les lui avaient offertes h, l'état flottant. De cette
incursion dans le comtisme sortirent V Utilisation du positivisme
et les études similaires. C'était la voie oblique qui l'amenait au but.
De plus en plus blessé dans son amour de l'ordre par
l'anarchie croissante dans les idées et dans les faits, il se rap-
procha de l'édifice catholique. On le vit d'abord rdder, si je puis
dire, autour de la cathédrale, examiner et louer en connaisseur
la belle architecture du vaisseau, les commodités qu'il offrait aux
foules sans abri. C'était le temps où nous rêvions tous de récon-
ciliation sociale, à la lueur du phare allumé devant nous par le
pape Léon XIII. Relisez Une visite au Vatican : Brunetière
trouva là un grand esprit de sa famille, qui le comprit et l'aima.
N'était-il pas l'un des rares laïques contemporains qui eussent lu
la Somme de saint Thomas, le seul capable de récrire cette
Somme pour notre âge? Il sortit du Vatican à demi conquis
Peu après, il se risqua dans la cathédrale; d'un pas lent et
loyal, tâtant le terrain, se donnant sur un point, se reprenant
sur un autre, il avança jusqu'à l'autel. Au soir d'une journée
triomphale pour l'orateur et décisive pour l'homme intérieur,
comme il parlait au banquet qui suivit la conférence de Besançon
sur le Besoin de croire, il dit : « Je me laisse faire par la vérité... »
Belle parole qui fut la devise de toute sa vie et devrait être
l'épitaphe gravée sur son tombeau. Depuis lors, dans ces « dis-
cours de combat » prononcés à Besançon, à Lille, un peu par*
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16 " REVUE DES DEUX MONDES.
tout, le dialecticien s'acheva en apôtre. Sa fougue généreuse
faisait songer à un autre argumentateur apostolique, à saint Paul
courant de Damas en Asie Mineure, en Grèce, multipliant les
controverses et les épitres, amenant les Gentils du dieu inconnu
à son Dieu connu.
Était-ce seulement, comme on Va. prétendu, un système
éprouvé de doctrine logique et un incomparable outil de gou-
vernement que Tintellectuel autoritaire venait demander à
rÉglise catholique? Nous pouvons bien soulever le voile qui
cachait le mystère de cette âme : c'est honorer notre ami que
de montrer dans la sienne le souci commun aux plus nobles
penseurs de tous les temps, Tangoisse devant le problème de la
destinée. Angoisse tragique chez, ce véritable contemporain des
hommes de Port-Royal. Ses préférences apparentes étaient pour
Bossuet : son culte profond allait à Pascal, conseiller naturel
de tous ceux que torture le dilemme du terrible pari. — ^< Bru-
netière ! avait dit jadis quelqu'un : on le trouvera un jour pendu
devant un crucifix ! » De son propre aveu, il se tuait de travail
pour ne pas sombrer dans Tabîme du désespoir métaphysique.
Comme Tesprit, le cœur avait ses plaies, ses exigences, sa part
dans la recherche douloureuse du grand remède. Serait-ce encore
Pascal qui le mil sur la voie, avec son mot révélateur, vérifié
une fois de plus par le dénouement de ce drame intime? —
« Console-toi : tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais pas
trouvé. »
Liber scripttis proferetur
In quo totum continetur...
Tandis que la belle prose funéraire enveloppait de sa plainte
l'ami qui s'en allait au repos, nous songions que ce lecteur insa-
tiable l'avait enfin découvert, le livre vainement cherché parmi
tous les livres, celui qu'il avait rêvé d'écrire aux jours ardens
des jeunes ambitions, le livre où tout est contenu ! Ne layant
rencontré dans aucune bibliothèque, il s'était rabattu sur l'Evan-
gile ; il y avait trouvé la quantité de lumière et la quantité
d'ombro dont l'équilibre contente une raison revenue de ses
folles prétentions. Il savait que toute explication de l'univers
trop complète et trop claire, fût-elle parée d'une étiquette scien-
tifique, est décevante par sa puérilité. Résigné à faire la part
de l'inconnaissable dans une synthèse qui éclairait et apaisait
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FERDINAND BRUNETIÈRff. 17
tous les troubles moraux de la conscience, il disait, et très sin-
cèrement, que son intelligence trouvait enfin satisfaction dans
les solutions chrétiennes où elle s'était arrêtée.
Victorieux de son tourment idéal par cette conquête d'une
certitude spirituelle, il allait être vaincu, durement éprojuvé
dans ses dernières batailles temporelles. De Thumeur dont il
était, il eût voulu servir activement la cause qu'il embrassait, y
faire un peu sentir les facultés de direction qu'il se connaissait.
Les années de Léon XIII avaient pris fin. Les services et les con-
seils de Brunetière ne furent pas agréés. Il en sou£frit. D'autre
part, il avait ardemment désiré la chaire de littérature au Col-
lège de France, couronnement naturel de sa carrière exception-
nelle dans l'enseignement. Au grand scandale du monde univer-
sitaire et lettré, cette ambition légitime fut déçue par la
véhémence des passions politiques et la pusillanimité des pou-
voirs publics. Passons, comme Dante passait, à travers ces
limbes où il ne trouvait rien à dire, devant le pâle trembleur
qui fit le grand refus. Brunetière prit sa revanche en pourfen-
dant ses vieux ennemis, les encyclopédistes, dans une série de
conférences d'où il sortit encore grandi, mais dangereusement
meurtri.
Dès le début, ses auditeurs habituels observèrent que son
organe, cette voix métallique et souple qui ne l'avait jamais
trahi, donnait des signes inquiétans de lassitude. Il se surmena
pour aller jusqu'au bout, il y réussit à force de volonté. Au
lendemain du dernier effort, la mort prit traîtreusement l'orateur
à la gorge; elle lui ravit d'abord l'arme où il mettait sa confiance,
sa joie, son orgueil : la voix. Il s'affligea de cette mutilation
conmie d'une atroce déchéance. Aphone, lui, Brunetière ! Quand
on essayait de le consoler en lui disant : Votre plume vous
reste, — il haussait les épaules d'un geste méprisant et désolé.
Il le savait bien, qu'il n'était qu'orateur, et qu'en perdant sa
parole, comme Samson sa chevelure, il perdait tout. A peine s'il
se laissa ramener deux ou trois fois à l'Académie : il entrait avec
l'attitude d'un condamné dans cette salle où son éloquence avait
gagné toutes les causes qu'elle plaidait.
Lentement, durant deux années, la phtisie le consuma; elle
fit de lui l'être incorporel, spiritualisé, dont nous eûmes la
vision pathétique sur le lit où il gisait; laffreux mal ne res-
pecta que la pensée, qui n'avait jamais été plus vigoureuse.
Tou xxxvu. — 1907. 2
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18 REVUE DES DEUX MONDES.
Avec quelle abondance et quel courage elle se donna, les lec-
teurs de la Mevne le savent. Direction, articles, préface de son
livre testamentaire, les Questions actuelles, il mena de front ces
travaux jusqu'aux tout derniers jours. Quand la force lui man-
qua pour écrire, et enfin pour lire, il comprit que Theure était
venue, que c'était fini de combattre, fini d'apprendre, fini d'en-
seigner, et qu'il allait se faire instruire par l'initiatrice de tout
ce qu'ignorent les plus savans. Infiniment las, bien sûr de son
droit au repos après la tâche virilement accomplie, il dit : « Je
vais m'endormir longuement... » Ce furent ses dernières pa-
roles.
... Et je vais porter ces pages dans sa maison : les premières
qu'il n'aura pas vues, depuis le jour lointain où mon premier
article passa sous ses yeux. Je ne ressortira! pas éclairé par ses
avis judicieux, conforté par son approbation. A quoi bon écrire
puisqu'il ne lira pas? — A lui payer ma dette, à suivre son
exemple. Sa fin vaillante dans le travail laisse un magnifique
exemple à tous ceux de sa profession. Nous tâcherons de le
suivre, mon ami, partout où Votre cher et pur souvenir dictera
leur devoir aux vieux compagnons que vous abandonnez.
Eugèke-Melchior de Vogué,
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L'OMBRE nnm m u montagne
OBUZIÈMS PARTIS (1)
1. — LETTRES
Lysel à M^' Jaffé.
... Mes pires craintes ne se sont pas réalisées : j'ai retrouvé le
Tteil ami, le vieux maître, le fère, comme nous l'appelions
quelquefois. On le sauvera peut-être. « Puisqu'il n'est pas mort
sur le coup, » dit le médecin, il a « des chances de s'en tirer. »
S'il ne s'agit pas d'une guérison à peu près complète, faut-il la
souhaita:? Je ne puis m'imaginer mon Hugo Meyer poussé dai^
un fauteuil roulant, je ne puis le concevoir sans tous les traits
qui Tennoblissent : Tintelligence, l'amour de Tart, la générosité.
Parmi les fins cruelles qui nous menacent, celle où l'être survit
à sa propre pensée me paraît la plus misérable. Pourtant, je
crois que sa pau\Te Louise aimerait mieux le garder, même ainsi.
Je n'ai jamais vu tant de douleur dans d«s regards humains.
Elle est écrasée. Je ne sais combien de fois elle a déjà recom-
mencé le récit de la catastrophe, avec de légères variantes,
comme si les faits se déformaient à force de tourner dans son
esprit :
« Comprenez-vous, mon bon Lysel?... Il avait dîné comme
les autres jours, plutôt mieux, en se régalant!... Je lui avais fait
une carbonnade de bœuf, vous savez, ce plat qu'il aime tant, et
(1) Voyez la hâvut du 15 décembre li>06. *
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20 REVUE DES DEUX BÏONDES.
une belle quiche à la mode de son pays! Après quoi, il avait pris
son café avec deux verres de mirabelle... Même que je lui ai dit :
« Mon poulot, tu as tort d'en prendre deux : ça va t'empôcher
de dormir!... » Il m'a répondu : « Quelle idée, il ny a rien de
meilleur pour la digestion!... » Et puis, il s'est levé pour aller
au balcon. 11 m'a appelée pour me dire : « Regarde un peu du
côté de. l'Arc de Triomphe, ces nuages rouges, est-ce assez
beau?... » 11 ne se promenait pas souvent, vous savez, mais il
ne manquait jamais un beau couchant!... J'ai regardé comme il
disait, et je lui ai répondu : « On dit que c'est un signe, un pré-
sage, que ça annonce des choses, enfin, quoi!... » Il m'a dit,
comme il me disait toujours quand je lui parlais de mes super-
stitions : « Ma f»auvre Louise, où as-tu pris ces idées-là?... » Et
il a bourré sa pipe, sa vieille pipe en porcelaine cfu'il a rapportée
de Bayreuth, en souvenir, après la première de Parsifal... Il
l'allume, il en tire quelques bouffées... Et voilà qu'il dit tout à
coup : « Qu'est-ce qui me prend?... Mais qu'est-ce que j'ai?...
Qu'est-ce que j'ai donc?... » Et il se lève, il recule en battant l'air
de ses bras, il devient violet, il tombe du fauteuil, comme une
masse... Depuis, il est resté comme vous l'avez vu !... »
Louise m'a aussi raconté leur histoire, que j'ignorais : nous
connaissons si peu nos amis! Elle a quelques années de plus que
lui. On ne le dirait pas : elle a gardé une espèce de jeunesse,
tandis qu'il vieillissait beaucoup, ces derniers temps. Elle était
la femme d'un musicien de l'orchestre du théâtre de Strasbourg,
où Hugo Meyer a débuté, voilà quelque quarante ans. Ils se sont
aimés, dès la première rencontre, et ils sont parfis ensemble :
« On s'aimait trop, mon bon Lysel, on n aurait pas pu fair<»
autrement! » Pour elle, c'est tout simple : elle n'a jamais eu
l'ombre d'un remords. Du reste, ils ne sont pas mariés. Comme
ils sont restés loin du monde, ils n'ont pas à compter avec
ses exigences : aussi ne souffrent-ils pas de leur position irrégu-
lière. Je crois d'ailleurs qu'ils s'en aperçoivent à peine : « On
m'appelle M"* Meyer : il faut bien ! c'est tellement plus com-
mode I... » Le mensonge ne lui pèse pas, ou même, à ses yeux,
a dès longtemps cessé d'être un mensonge : elle et son Hugo
ne font qu'un; l'état civil ne saurait rendre leur union ni plus
complète, ni plus solide. Le seul lien qui les attache l'un à
l'autre, c'est leur sentiment. Comme ils n'ont pas de religion,
ce lien leur suffit : il leur Isemble aussi fort qu'aucun autre
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l'ombre s'étend sur la montagne. 21
sanctionné par les lois, bénit par FÉglise. Je comprends main-
tenant le sens d'une phrase que le vieux maître répétait souvent :
<c Quand on comprend bien les leçons de la nature, on est sûr
d'avoir toujours raison. » Je n'en suis pas aussi sûr que lui...
Il y a parfois de singulières correspondances entre des
choses qui se ressemblent peu ! Pendant que cette pauvre Louise
me racontait ses affaires, je me suis rappelé vos paroles de
l'autre soir : « Il faut la pleine lumière à toutes les belles
affections ! » Celle que j'ai sous les yeux est très belle, dans sa
simplicité, parce qu'elle est sincère, intense, exclusive, fidèle.
Malgré le petit mensonge social qu'ils se sont permis, ou qu'ont
tissé autour d'eux l'habitude et la complaisance des amis, on
peut dire de ces deux êtres qu'ils se sont établis dans la vérité,
puisqu'ils s'appartiennent aux yeux de tous. Et devant ce lit où
le brave Hugo revient lentement à la vie, je me demandais, en
jiensant à vous comme toujours : « Si l'un de nous deux était
frappé de même, l'autre serait-il à son chevet pour le soigner ou
lui fermer les yeux?... » Dès lors, je songe aux revanches de la
vie, et j'ai peur. Je remanie le plan de notre existence. Œuvre
stérile, puisque nous Favons derrière nous ! Je me dis que nous
aurions mieux fait d'agir comme Hugo et Louise, comme tant
d'autres qui se sont joints en brisant leurs chaînes. Quand on
s'aime, il faut aller l'un à l'autre à travers tout ! Je sais qu'il y
avait entre nous quelque chose de plus sacré qu'un obstacle
légal : la reconnaissance, la pitié, l'honneur, tant de sentimens
impérieux dont l'ordre nous séparait. Certes, je ne regrette pas
de leur avoir obéi ; pourtant, Hugo et Louise ont eu la bonne
part... Ah! mon amie, comment pouvez-vous désirer que nous
soyons plus séparés! Voyez! j'aurais besoin de vous avoir près
de moi, à cette heure où je veille au chevet de mon plus cher
ami : et vous n'êtes pas là ! Je vais partir. Pendant cinq longs
mois, je serai seul dans cet autre monde où, parmi des êtres
différens, on se sent tellement abandonné!... Que vous faut-il
de plus?... Cependant, nous arrivons à cet âge où l'affection se
fait plus tendre, plus profonde, plus intime, — où elle nous est
d'autant plus nécessaire qu'on est entouré de plus de ruines, —
où l'on souffre plus mortellement de cette affreuse solitude d'âme
que le contact de tous les humains à la fois ne suffirait pas à
combattre, et qui se dissipe dès qu'on est deux!... L'amour et
l'amitié sont les seuls boucliers que nous puissions opposer aux
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22 REVUE DES DEUX MONDES.
forces ennemies du destin. Et ce n'est pas la jeunesse qui est
Tâge de l'amour : elle n'est que celui du plaisir. On n'aime
vraiment que quand on a fait le tour de la vie, et qu'on sait ce
qu'on donne et ce qu'on reçoit; on n'aime qu'avec la pleine
conscience de son être, quand on a éprouvé que rien autre, rien,
rien, ne vaut la peine de vivre. Cest pourquoi, quand on a appris
à s'aimer comme nous, on ne conçoit pas d'autre séparation que
la mort.
Je suis tellement dominé par ces idées, mon amie, que je
pense à peine à mon opéra. Pourtant, les répétitions ont Com-
mencé. Ce Conrad Wallenrod qui m'a si passionnément inté-
ressé, dont j'attendais tant, me parait maintenant bien loin de
moi. J'appartiens tout entier à l'ami dont le salut est encore in-
certain, à vous qui êtes si loin, à vos tristes paroles. Que mes
œuvres sont peu de chose, en regard de ce qui remplit mo&
cœur! J'écoute ma musique, et j'ai l'âme ailleurs. Est-il pos-
sible qu'il y ait jamais eu des artistes assez déformés par le tra-
vail ou le succès, pour attacher plus d'importance à ce qu'ils
font qu'à ce qu'ils éprouvent? Ceux-là, j'en suis sûr, ne m'au-
raient jamais fait pleurer ; je ne voudrais pas être l'un d'eux, au
prix de toute leur gloire...
M^ Jnffé à Lysel.
... Vous savez si j'admire Hugo Meyer pour son courage, son
désintéressement, les belles et rares vertus doat sa carrière
d'artiste est le constant témoignage; vous savez aussi que je
l'aime, puisque je lui dois de vous connaître. Mais votre bonne
Louise, il faut que je vous l'aVoue, m'a toujours paru par trop
inférieure à son... j'allais dire à son mari, par habitude, et voilà
qu'il me faut écrire : à son compagnon ! Vous voyez qu'ils >iie
sont pas tout à fait dans la vérité : encore qu'ils en soient moins
éloignés que nous, je l'avoue. Que voulez-vous? je ne saurais
concevoir l'amour sans une certaine égalité : qu'est-ce que cette
excellente personne a pu être pour Hugo Meyer, en dehors des
quiches et des carbonnades de sa cuisine? Je ne me le repré-
sente pas. Vous-même, mon ami, vous figurez-vous ce que
serait votre existence aux côtés d'une telle compagne? Hugo
Meyer, qui a tant d'intelligence et de sentiment sous son enve^
loppe un peu rude, n'a-t-il pas dû souffrir do ce contact? A moins
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l'obibre s'étekd sur là montagne. 23
que la rudesse de Tenveloppe n'explique tout. Pardonnez-moi de
vous dire cela en ce moment : c'est que, dans mon esprit, cela se
relie au reste, parce que, comme vous le dites, il y a de singu-
lières correspondances entre des situations ou des événemens
qui semblent très éloignés. En constatant que ces deux êtres, si
diffërens à certains égards, ont réalisé une espèce de miracle
d'amour qui a duré quarante ans, je me demande ce que nous
aurions fait, nous si semblables, si nous avions pu réunir nos
destinées. Semblables jusque dans la nature de notre sensibilité,
jusque dans certains détails de notre vie, jusque dans certaines
impressions d'enfance que nous retrouvons en causant. A cela
près que vous êtes un grand artiste, un créateur, et que je ne
suis, moi, qu'une pauvre petite femme tout au plus capable de
bégayer vos mélodies. N'est-ce pas là, d'ailleurs, un rapproche-
ment de plus? Vous n'eussiez peut-être pas aimé une émule.
Plus près de vous, j'aurais été votre reflet, votre chère ombre !...
J'aurais été, quelle mélancolie !...
... Depuis votre départ, Anne-Marie est plus confiante avec
moi, plus tendre. Il faut que vous le sachiez, mon ami, ce sont
les yeux de cette enfant qui m'ont fait coni^ prendre tout ce que je
vous ai dit ! Vous n'imaginez pas ce qu'une mère peut lire der-
rière le front de sa fille : les pensées que je devine en elle me
sont un continuel reproche; c'est pour elle plus encore que
pQur moi que j'aspire à la vérité. Mais à quoi bon vous répéter
ces choses? Nous avons, de nos mains, tissé notre destinée :
peut-être n'est-il plus en notre pouvoir d'y rien changer. Voua
le croyez; j'en voudrais être sûre : ce « peut-être » m'est dou-
loureux...
Lysel à Af "** Jaffé.
... Mon vieux maître a repris connaissance. Il va mieux, bien
qu'il ait encore la parole embarrassée, une certaine incohérence
dans les idées, des trous étonnans dans la mémoire. Le médecin
est de plus en plus rassurant, Louise de plus en plus rassurée. Sa
joie est touchante. Elle me dit : « Vous comprenez, Lysel, nous
B*avons plus beaucoup d'années à passer ensemble, il faudra
bien que l'un de nous deux parte avant l'autre ; mais c'est tou-
tou jours autant de pris sur la séparation !... » Oui, je comprends
l'impression que vous avez d'elle, nous sommes trop accou-
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2i REVUE DES DEUX MONDES.
tumés à tout nous dire pour que je sois peiné de vous Tentendre
exprimer, même en ce moment. Mais n*avez-vous jamais remar-
qué combien nos opinions sur les gens se modifient, selon que
nous les avons vus dans ces heures où Tàme se découvre jusqu'à
son tréfonds, ou seulement dans les attitudes banales que déter-
mine le train-train des événemens journaliers? Aussi puis-je
dire que je ne la connais vraimçnt que depuis quelques jours.
Voulez-vous que je vous l'explique en deux mots? Voici : de
même que Hugo Moyer, sous la rudesse des manières, cachait une
finesse d esprit que vous appréciiez au point d'en oublier tout ce
qui^ sans cela, vous déplaisait en lui, de même Louise, sous ses
dehors frustes, cache une exquise délicatesse de ccetir. Là est le
point de contact que vous cherchez, mon ^mie : ils se sont re-
connus et liés par ces qualités similaires ou complémentaires,
non par leurs défauts, comme vous Tavez cru...
... Je suis vos conseils, je m'intéresse à mon Wallenrod^
je me reprends à l'aimer comme si je venais d'en écrire la der-
nière note, je m'inquiète du sort qui l'attend. Depuis Wagner,
à deux ou trois exceptions près, les opéras qui ont un peu
réussi ne sont guère que des ouvrages plus ou moins bien faits,
qui plaisent par leur facture ou séduisent par leur agrément :
combien y en a-t-il ^ui réalisent une conception d'art vraiment
personnelle, ou qui en approchent? Tel est le malheur des suc-
cesseurs d'Alexandre, en quelque domaine qu'Alexandre ait
régné : ils sont écrasés par son héritage. Or, si mon Wallenrod
n'a aucune de ces qualités d'agrément, qui sauvent une œuvre,
je ne suis pas sûr qu'il en ait de plus puissantes en compensa-
tion. Vous le connaissez, vous avez dû remarquer ou pressentir
des points faibles, si votre affection pour le compositeur laisse
un peu de liberté à votre jugement. La faute ne m'en incombe
pas à moi seul. Le poème de Mickiewicz est rude et lyritjue à la
fois, sans beaucoup d'élémens dramatiques. Notre amî Pack,
dont les vers ont de la poésie, n'y a rien ajouté. Quant à moi,
j'ai tâché de broder, là-dessus, une sorte de symphonie en quatre
parties, d'une trame serrée et sévère, qui fera peut-être ressortir
les inconvéniens du livret, au lieu de les dissimuler. J'en étais
enchanté quand je vous jouais ma partition, il y a deux ans, et
quand vous déchiffriez, de votre chère belle voix, la partie
d'Aldona. A présent, je suis rempli de doutes : je ne suis plus
sûr de la nouveauté de ce que je croyais avoir trouvé ; je ne sais
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l'ombre s'étend sur la montagne. 23
plus si je suis resté trop au-dessous de mon intention ; mais je
vois clairement ce qu'il y a dans l'œuvre de pénible, parfois de
choquant. La « première » reste fixée au 30 octobre. Comme je
dois m'embarquer, coûte que coûte, le 6 novembre, j'espère
qu'elle ne sera pas retardée. Je compte bien que vous y/serez.
Est-ce que je le désire, pourtant? En vérité, je n'en sais rien!
S'il y avait bataille, si j'étais vaincu, j'aimerais mieux que vous
ne fussiez pas là! Non par amour-propre, je vous assure, mais
parce que vous souffririez pour moi, plus que moi; et je vou-
drais tant vous éviter tout ce qui fait mal, je voudrais tant que
vous n'eussiez par moi que de la joie!... D'ailleurs, vous savez,
les coups de la vie extérieure, je puis les supporter seul : ils ne
m'entament pas. Ce n'est pas contre ce qui vient du dehors que
j'ai besoin de vous sentir avec moi : c'est contre les ennemis du
dedans, que vous seule savez mettre en fuite. C'est contre la soli-
tude, cette harpie que je promène partout avec moi. Avez-vous
vraiment songé à me livrer à ses griffes? Dès que je suis loin
de vous, je les sens dans ma chair. Allez, je serais bientôt
dévoré!...
Jtf "" Jaffé à Lysel.
... Pourquoi voudriez- vous me priver de ma part de votre
chagrin, si quelque chagrin vous menace? N'y ai-je pas droit?
N'est-ce pas justement contre la peine que nous pouvons le
mieux nous unir et nous aider? Nous ne nous donnerons jamais
Fun à l'autre une joie complète : il y a une barrière entre
la joie et nous. En revanche, toute affliction nous sera com-
mune : qui nous contesterait ce lot? J'ai soif de bonheur,
comme toutes les femmes ; je ne puis le chercher que là où il
nous est permis de le prendre. Or, il est toujours permis à ceux
qui s'aiment de s'affliger ensemble : le chagrin n'offense per-
sonne. C'est pourquoi, s'il vous arrivait un malheur, — fût-ce un
de ceux contre lesquels je vous sais très brave, — je serais près
de vous!
N'allez pas croire toutefois que je vous souhaite im échec
pour pouvoir vous en consoler. Ah ! non, je ne vais pas si loin!
Je ne serais pas de ces gardes qui empoisonnent un malade pour
le plaisir de le mieux soigner. Vous avez eu jusqu'à ce jour une
belle carrière, facile, harmonieuse, avec le vent du succès dans
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26 REVUE DES DEUX MONDES.
VOS voiles. Ce bon vent ne tournera pas. J'ai confiance. Je croîs
' en Wallenrod : ce sera un triomphe!...
... Vous avez vu par Ten-tête de cette lettre que nous
sommes à Lugano. Il faisait trop froid à Interlakeri : M. Jaflfé
ma déclaré que nous rentrerions- directement à Paris, sans faire
à Triel notre séjour habituel. Soit! En attendant, ce lac est d'un
violet merveilleux, et il y a, dans l'église de Sainte-Marie-des-
Anges, une immense fresque de Luini, une magnifique cruci-
fixion^ Je vais l'admirer souvent, à cause de la Madeleine
extasiée au pied de la croix. C'est une des figures les plus pa-
thétiques que j'aie jamais vues, une de celles où il y a le plus
d'amour. La connaissez- vous?...
'P.'S. — Quant à votre amie, la bonne Louise, pardonnez-
moi : je dois avoir tort. Que voulez- vous? on a ses préjugés,
comme tout le monde.
Lysel à M"^ Jaffé.
... Vos lettres -sont pour moi un délicieux réconfort. J'at-
tendais la première avec angoisse, parce que je craignais d'y
trouver des traces de vos idées d'Interlaken. Depuis que j'ai lu
entre les lignes que vous m'êtes rendue, — j'ai bien lu, n'est-
ce pas? — je les attends avec l'impatience d'un amoureux de
vingt ans qui court à la poste restante. Comme je n'ai plus
vingt ans, j'éprouve quelque fierté de me sentir le cœur si frais!
A ce propos, maintenant que votre retour approche et que
j'ai la certitude que vous n'avez pas changé pour moi, je puis
vous dire une chose..., une très vilaine chose que je n'ai pas
encore osé vous confesser. Je craignais trop de baisser dans votre
estime! Je le crains un peu moins maintenant, je ne sais trop
pourquoi. D'ailleurs, tant pis! Si vous avez envie de me blâmer,
vous songerez que c'est pour vous, pour vous seule que j'encours
votre indignation : et vous serez plus indulgente. Mais si je me
trompais, si l'idéaliste que vous êtes allait me prendre en mé-
pris? Enfin, voici : J'en plus besoin d amour que de vérité. Je
souligne, avec le confus sentiment que je vous dis une chose
énorme, une chose qui me ferait honnir par mes congénères du
sexe fort, plus solides que moi, peut-être même par quelques
femmes, de celles qui ont la pédanterie de leur vertu. J'écris
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W"p^^"
l'ombre s'étend sur la montagne. 27
quand môme cette phrase subversive, criminelle, épouvantable,
parce qu'elle exprime exactement mon idée. Cette idée, je lai
avec véhémence depuis le soir d'Umspunnen. En raison de son
cynisme, elle a mis du temps à se formuler dans mon esprit;
depuis qu'elle y a pris corps, elle y tourne, elle y fait le vide,
elle s'impose à ma sincérité. J'éprouve même un irrésistible
besoin de la répéter, — pour que vous ne la croyiez pas ,
inconsidérée ou passagère, — avec une petite variante qui me \
plait : J'aime mieux f amour que la vérité. Je ne sais pas très
bien ce .que c'est que la vérité : le peu que j'en ai entrevu,,
par-ci par-là, ne m'a jamais enchanté, et je soupçonne que vous
vous faites sur elle d'énormes illusions. Au contraire, je sais ce
que c'est que l'amour : c'est pourquoi je ne puis m'en passer.
Tellement que si je m'écoutais, je récrirais et soulignerais pen-
dant quatre pages cette phrase que peu d'hommes oseraient
écrire : J'aime mieux F amour que la vérité. Si je ne le fais pas,
c'est que j'ai peur de vous fâcher. Mais je vous jure que, quand
on a réalisé l'amour comme nous l'avons fait, on n'y renonce
qu'à la mort. Et l'on tâche de mourir ensemble, conime les
amans qui en ont eu la chance, — les uns célébrés par la lé-
gende, les autres obscurs et qui ne s'en aimaient que mieux I
Af "*• Jaffé à Lysel.
Non, mon ami, l'on ne doit pas compter sur la mort pour
arranger ses affaires de cœur. Elle est une grande capricieuse,
dont nous ignorons les secrets desseins. Tout ce que nous savons,
c'est qu'ils s'accordent rarement avec nos calculs, nos vœux ou
nos craintes. Il y a peu de chances pour qu'elle nous frappe
jamais ensemble : elle n'a guère de telles délicatesses ! Aussi,
n'attendons rien d'elle; dans les limites où nous le pourrons
eac6re, tâchons de rester les artisans de notre destinée. Ces
limites se trouvent bien resserrées par les actes qui nous ont en-
gagés. J'en s^is cruellement l'étroitesse, pour ma part, puisque
j'ai un égal besoin d'amour et de vérité. Il me faut l'amour dans
la vérité, comme il me faut la vérité dans l'amour : je meurs de
ne pouvoir les réunir. Vous ne vous trompez pas, toutefois : j'ai
trop présumé de mes forces en croyant qu'il me serait encore
possible de sacrifier celui-ci à celle-là. Je m'en suis aperçue au
moment de votre brusque départ, sous les hêtres de cette allée
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28 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ je n'ai plus repassé sans un frisson. Je m'en aperçois mieux
encore en songeant à cet autre départ si proche, à cette autre
séparation prolongée que nous avons acceptée d'un commun
accord, et dont la pensée me devient plus douloureuse à mesure
que l'heure en avance. Je suis assaillie de craintes étranges,
— de ces « phobies » qui m'étreignent quand vous êtes loin.
J'ai peur de la mer et du vent, du vaisseau cpii vous portera, des
mille dangers qui menacent une chère existence quand on n'est
plus là pour la surveiller. J'en fais constamment l'effrayante
revue. J'ai peur de la fatigue, de la maladie, de l'imprévu, des
accidens de chemins de fer, des naufrages, des incendies. J'ai
peur de mille autres choses, que je n'oserais jamais vous dire.
Mon ami, je crois que j'ai peur des Peaux-Rouges! Que ce soit
donc votre dernier départ!
Suis-je assez loin de notre entretien d'Umspunnen, dites? Et
pourtant j'avais raison, et ne devrais peut-être pas vous laisser
voir à quel point je me déjuge. Mais comme vous avez éprouvé
le besoin de m'avouer votre faiblesse, j'ai celui de vous crier
la mienne, — et j'y cède! Notre lien est ce qu'il est, tel que l'a
fait la collaboration du hasard et de notre volonté, des événe-
mens et de notre faiblesse, tissé de mal et de bien comme toutes
les choses humaines, avec, hélas! ce fil de mensonge qui me
désespère, que nous n'avons pas le pouvoir d'en ôter, et dont je
voudrais que vous souffrissiez autant que moi, si cela ne faisait
pas si mal ! Et ce lien est infrangible, je le sais, je le sens, je
vous le dis !
Je vous devine énervé, attristé, douloureux, pauvre ami,
comme vous êtes dans les mauvais jours. Alors toutes les autres
pwisées s'effacent : je sais seulement que vous souffrez et que je
ne puis vous consoler, que vous êtes inquiet et que je ne puis
vous rassurer, que votre harpie de la solitude vous harcèle et
que je ne puis la mettre en fuite; je crois voir vos grands 5^eux
tristes, ces yeux que vous faites quelquefois et où je voudrais
ramener le sourire au prix de ma vie ; et je compte les joui^s
qui nous séparent encore ; il n'y en a plus beaucoup, mon ami!
Attendez sans crainte, — rien qu'avec de la joie, — le retour :
je ne vous dirai plus rien de ce qui vous afUigc, je tâcherai de
ne le plus penser ; comme autrefois, comme à présent, comme
toujours, si l'espace s'étend entre nous, nos deux âmes le fran-
chiront d'un coup d'ailes pour rester voisines, tendres, aimantes.
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l'ombre s'étend sur la MONTâôNE, 29
fidèles ; si fidèles, mon ami, si unies, que la mort môme ne suf-
firait pas à les disjoindre. — Je deviens trop tendrw, à bientôt !...
n. — M. ANTONIN JAFTft
On a tant de choses à se dire à Theure du revoir, — tant de
peine à les exprimer! Tout près Tun de lautre après la longue
attente, la distance abolie vous sépare encore : comme s'il fallait
du temps pour renouer le fil rompu par Fabsence.
Averti dans la soirée du retour de M"* Jaffé, Lysel se pré-
senta chez elle dès le lendemain, peu après déjeuner.
Les Jaffé habitaient, à la rue du Docteur-Blanche, un aimable
petit h ôtel retiré et silencieux. Un rideau d'arbres le séparait des
maisons du boulevard Montmorency. Dans le jardin, assez grand,
qui l'entourait, des bosquets suivaient les contours d'une pelouse
parfaitement régulière, que décoraient des corbeilles toujours
garnies des fleurs de saison. En ce moment, les premiers chry-
santhèmes commençaient h s'ouvrir : déjà leurs têtes échevelées
mélangeaient leurs nuances vieil or, jaune paille, lie de vin,
tandis que, dans les bosquets, les feuilles rouillées ou pâlissantes
se détachaient des branches , tombaient sur les allées avec un
bruit léger. L'aspect de la maison trahissait les aménagemens
bâtifs de la rentrée : fenêtres sans rideaux, portes béantes, malles
ouvertes encombrant les vestibules. Irène, toutefois, pressentant
la visite prochaine, avait à peu près mis en ordre son petit salon
du rez-de-chaussée, où déjà les bibelots familiers se retrouvaient
à leurs places. En l'y attendant, Lysel les passait en revue.
Plusieurs étaient des présents rapportés de ses voyages. Il re-
connut ainsi, sur la cheminée, les deux jolis vases en ancienne
porcelaine anglaise, à décor de fleurs vives sur fond noir, qui se
faisaient pendant des deux côtés du groupe où Rodin a repré-
senté les amans de Rimini emportés par réternel tourbillon ; la
console-applique florentine, sur laquelle un sablier d'argent atten-
dait qu'on le retournât pour marquer la fuite du temps; les
vieux vases de Murano, d'une eau si belle, d'un travail si simple.
Sur les parois, dont la tenture bleu de Perse s'accordait avec
le brun fauve du meuble Empire, se détachaient dans lours
cadres d'or bruni des peintures qui lui parlaient toutes : deux
portraits d'inconnues au pastel, dans la manière de Liotanl ; une
belle copie de « l'Homme malade » de Sobastiano del Piombo;
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30 REVUE DES DEUX MONDES.
deux superbes fusains de Fontanesi, ce grand artiste qu'on
commence seulement à tirer de son injuste oubli; surtout une
admirable réplique de VÉternelle Chimère^ de Carlos Schwab :
dans la sérénité du décor paisible, cette œuvre pathétique, com-
plétant le groupe plus mouvementé de Rodin, exprimait conmie
dans un autre langage la souffrance éternelle et Téternel désir de
deux êtres que leur élan veut emporter, dont les pieds se soulè-
vent avec peine, qu'appelle la cime de neige, transparente et
rose dans le couchant. Lysel avait toujours aimé cette œuvre où
la perfection de la forme exprime un si profond sentiment de
notre destinée; à cette heure, elle lui rappelait les inoubliables
momens d'Umspunnen, quand Irène, devant les glaciers où
mourait la lumière, lui avait révélé avec tant de douleur Teffort
impuissant qui l'emportait vers la vérité...
Elle entra. Elle portait une toilette de velours gris-vert, dont
le ton formait avec la nuance de ses cheveux une de ces déli-
cates harmonies qu'elle recherchait. Que de fois ils s'étaient ainsi
retrouvés, puisque, malgré leur effort pour rapprocher leurs vies,
ils s'en allaient souvent vers d'autres lieux : lui, en cédant aux
exigences de sa carrière d'artiste ; elle, pour obéir à quelque se-
cousse de la chaîne qu'ils n'avaient pas voulu rompre. Chaque
absence leur ménageait la même sourde inquiétude de ne plus se
revoir, chaque retour la même émotion qu'ils ne pouvaient
exprimer. Une fprce invincible les tenait alors séparés. Jamais
leur cœurs n'étaient plus proches, jamais ils ne savaient moins le
dire. Leurs premiers propos ressemblaient à ceux d'étrangers que
le hasard réunit dans un salon, et qui cherchent un sujet où
joindre leurs pensées. Irène s'informa d'abord de Hugo Meyeri
Lysel donna des nouvelles rassurantes :
— Il est si bien, depuis quelques jours, qu'il parle de venir ^
ma « première. »
Il dit cela d'une voix neutre, elle l'écouta sans intérêt appa-
rent : si cher que leur fût le vieux maître, ce n'était pas à lui
qu'ils songeaient...
Ensuite, elle voulut savoir comment marchaient les répéti-
tions; et ce furent les réflexions habituelles au créateur pendant
la période où son œmTe s'incarne en des corps étrangers, l'éloge
ou la criticpie des interprètes, ceux-ci, parfaits, remplis de zèle,
ceux-là ne voulant rien comprendre, des remarques sur les di-
recteursi les régisseurs, les chefs de service, l'orchestre^ — cet
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l'ombrb s'étend sur la montagne. 31
orchestre anarchique, disait Lysel, dont chaque membre a trop
de talent pour se fondre dans lensemble.
Ce dialogue dura plusieurs minutes. Puis il y eut un silence,
que Lysel rompit :
— Quelle bonne et belle lettre vous m'avez écrite, la der-
nière !... Gomme j'ai été heureux de voir que vous avez laissé vos
mauvaises idées à Interlaken !
Irène leva ver» Ini ses beaux yeux, qui prirent leur couleur
plus foncée et s'attristèrent :
— N'y comptez pas trop! dit-elle. Peut-être reviendront-elles
de temps en temps...
Il s'assombrit aussitôt :
— Comment! il n'y en avait plus trace, dans votre lettre de
Lugano !
— Les vents changent, les jours ne se ressemblent pas...
Le frémissement des lèvres annonçait un flux d'émotions
contenues.
— Et vous? demanda-t-elle en le regardant bien en face; ne
pensez-vous donc jamais à ce que nous avons dit, dans le parc?
— Ah! souvent!... Par malheur!.!.
Un souffle froid, presque hostile, glissait entre eux. L'anaour
n'a pas de pire ennemi que cette voix de la vérité, qu'il combat
sans pouvoir l'étouffer. Il est le plus fort, il triomphe, il apporte
l'i^^esse et l'oubli. Mais voici que sonne un appel de la voix loin-
taine. Il ne veut pas entendre : l'appel sonne plus fort. Il le veut
fuir dans son extase : la voix retentit, toujours plus proche. Et
la poursuite commence; et c'est la voix terrible qui triomphe
toujours...
— Ne dîtes pas « par malheur, » répliqua M""" Jaffé en posant
dur Lysel son beau regard grave et insistant : le malheur serait
de n'y pas penser... La vérité, mon ami, — je voudrais que
vous en eussiez le môme désir, la même soif que moi !
Lysel reconnut l'angoisse de la voix, les inflexions d'Ums-
punnen; il revit dans sa mémoire, une fois encore, le couchant
sur la Jungfrau.
— L'amour et la vérité se pourchassent comme le jour et la
nuit, dit-il presque malgré lui, en songeant à la lutte dont leurs
yeux avaient suivi les phases.
Sans le quitter du regard. M"' Jaffé affirma ;
— C'est elle qui est le jour.
(
^' "'' 'oj^ii^^ea^y Google
32 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'importe! s'écria-t-il. La lumière ne vaut pas nécessai-
rement mieux que les ténèbres. N'y a-t-il pas des jours affreux?
N'y a-t-ii pas des nuits magnifiques?
Il se leva, marcha nerveusement dans le salon, irrité par ce
retour offensif de l'ennemie qu'il croyait vaincue ; jpuis, s'arrô-
lanl devant VÉternelle Chimère, il s'écria avec colère, en serrant
les dents :
— Si j'étais peintre, je la peindrais, votre Vérité! Non pas
telle que la montrent les vieilles conventions, jeune, belle, bran-
dissant un glorieux miroir; mais telle que la verront un jour les
imprudens qui s'obstinent à la chercher : une hideuse vieille,
décharnée, édentée, aux mèches grises pendant sur des mamelles
flasques, aux yeux chassieux et vitreux, reflétant l'horreur dé
tout ce qu'elle a vu, accroupie sur la margelle de son puits à
guetter les passans, comme une gouge dont nul ne veut...
— Peut-être est-elle ainsi, répondit tranquillement Irène.
Elle n'est pas jeune : elle existe depuis qu'il y a des hommes pour
la concevoir. Il n'est pas sûr qu'elle soit belle. Elle n'a nulle
raison d'être satisfaite, puisqu'elle est partout méconnue, traquée,
violentée ou bafouée. Qu'importent son âge et sa laideur? Elle
est ce qui est : la Vérité.
. Il poursuivit, comme s'il n'avait pas entendu :
— ... Et pour lui faire honte, je montrerais un couple
d'amans passant en lui tournant le dos. Ils seraient beaux comme
des anges. Ils seraient la force, la jeunesse, Tinsouciance, la joie.
Rien qu'à les voir, on sentirait qu'ils ont raison contre tout ce qui
n'est pas l'amour. Ils n'auraient pas un regard pour l'horrible
vieille. Ils l'ignoreraient. Il faudrait bien qu'elle redescendît
dans son puits, la sorcière!
Sur cette boutade, il se détourna du tableau, changea de ton
et conclut brusquement, d'une voix passionnée :
— Ne me parlez plus ainsi, je vous en supplie, Irène!...
Tenez-vous-en à votre dernière lettre, qui m'avait fait tant de
bien !... Je vais partir, vous savez : est-on jamais sûr de se revoir,
quand on se quitte pour si longtemps?... Croyez-moi : ne per-
mettons pas à ce fantôme de nous gâter nos derniers jours...
Le fantôme n'exauça pas son vœu. A peine achevait-il de le
conjurer ainsi, qu'Anne-Marie ouvrit la porte. Elle était très
animée. Elle commença, vivement :
— Maman, figure-toi que...
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l'ombre s'ÊTEXD sur la M0NTAGNJ5. 33
Reconnaissant le visiteur, elle s'arrêta net; sa figure changea
dexpression, se ferma, se contracta presque.
— Oh ! pardon, moBsieur Lysel ! . . .
— Que veux-tu, chérie? demanda doucement M""' Jaffé, à qui
pas un de ces mouvemens n'avait échappé.
— Rien, maman, je te croyais seule.
Et la jeune fille s'éloigna, sans attendre une autre invitation
à s'expliquer. Irène et Lysel échangèrent un regard douloureux.
— Vous voyez, dit Irène. On ne chasse pjtô le fantôme comme
on veut : il a mille moyens de nous rappeler qu'il existe.
Lysel ne put cacher son trouble, leur conversation resta
gênée; il s'excusa bientôt d'abréger sa visite. Souvent, quand
il se levait pour partir, Irène le retenaitjpar une prière amicale :
« Encore un petit moment, mon ami!... » Ce jour-là, ce jour
que leurs vœux avaient si passionnément appelé, elle ne
chercha point à le garder.
Dans la rue Mozart, il rencontra M. Jaffé, qui revenait à petits
pas de sa promenade hygiénique, l'œil distrait derrière les verres
fumés des lunettes; il lui sembla que le salut de cet homme
impénétrable et tranquille avait comme un ton de mauvaise
humeur.
— Vous saviez déjà notre retour, monsieur Lysel?
Pourquoi « monsieur? » Et le « déjà » prenait comme un
accent de blâme inattendu, que souligna l'expression sévère du
fin visage attentif. Lysel, troublé par ces signes, se mit à mentir
&vec la plus insigne maladresse.
— Je n'en étais pas sûr... Je suis venu m'informer...
M. Jaffé le regarda en face, le fit rougir.
— Mes répétitions m'absorbent beaucoup, reprit-il précipi-
tamment, pour tenter une diversion. C'est un travail très fati-
gant.
— Vraiment?... Sans doute parce que c'est un travail nou-
veau... Vous savez qu'un travail dont on n'a pas l'habitude donne
toujours beaucoup de fatigue...
Dès que s'offrait une occasion d'observer les jeux de l'intelli-
gence, M. Jaffé oubliait ses propres affaires, ne pensant plus
qu'au petit fait qui piquait sa curiosité. Trompé par ce mouve-
ment d'esprit, Lysel se rassura:
— Heureusement que cela marche bien, dit-il. Tout à fait
bien !
T<Hii xxxvu. — 1907. 3
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34 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Jaffé revint à son idée :
— Est-ce que vous éprouvez des symptômes physiques de
fatigue?... des douleurs dans le cervelet, par exemple?... ou
dans l'épine dorsale?
— Non, non, s'écria Lysel, de plus en plus rassuré. Je me
sens seulement très énervé après les répétitions. Mais je me
porte à merveille 1
— Tant mieux ! Le mécanisme des artistes est si délicat ! Un
rien suffit quelquefois à le détraquer... On ne saurait trop leur
recommander une bonne hygiène de travail...
Planté au milieu du trottoir sur ses pieds commodément
chaussés de larges bottines américaines, son parapluie sous le
bras, le col enveloppé dans un foulard blanc, M. Jaffé n'éveillait
pas l'idée d'un homme tourmenté par la jalousie, non plus que
par aucune autre passion. Tout en lui, au contraire, ses traits,
ses allures, la coupe de son pardessus gris, la forme de son
chapeau bien lissé, indiquait le bourgeois paisible qui, le cœur
et l'esprit en repos, vaque à des besognes régulières, propices à
sa sérénité.
— Les savans sont plus solides, ajouta-t-il : le travail scien-
tifique, quand il est modéré, n'épuise pas les nerfs... Mais avec
une bonne hygiène, on se tire toujours d'affaire... Au revoir,
monsieur Lysel!
— Oui, à bientôt 1
Et M. Jaffé s'éloigna, un peu voûté, attentifs éviter la boue
qui croupissait autour d'une maison en construction, au coin de
la rue de l'Yvette.
A demi rassuré, Lysel ne réussit pourtant pas à secouer sa
première impression. Elle fut même assez persistante pour
î'empècher de revenir le lendemain. Comme Irène l'aurait
attendu, il fut obligé de l'avertir en prétextant un dérangement
imprévu. Ainsi, deux, fois en vingt-quatre heures, il recourait à
deux de ces mensonges qui sont l'humiliante rançon des senti-
mens comme le sien. Autrefois, il les accumulait sans beaucoup
de scrupule. Les graves paroles d'Irène Tavaient-elles donc
changé? il en éprouva de la honte, comme s'il n'en fallait pas
davantage pour ravaler leur grand amour...
Lysel ne sacrifia qu'une seule de ses visites quotidiennes; mais
chacune de celles qu'il fit ensuite aggrava son malaise. La
réserve toujours plus glaciale de M. Jaffé, l'hostilité latente
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l'ombrb s'étend sur la montagne. 35
d*Anne-Marie, la contrainte qu'on s^atait dans la maison, jusr
qu'aux maladresses d'une nouvelle femme de chambre qui lui de>
mandait chaque fois sa carte pour Tannoncer, tout lui montrait
que l'atmosphère n'était plus la même. Il ignora pourtant l'éclat
décisif qui se produisit dans ce môme petit salon où Irène rece-
vait d'habitude. Elle y passait beaucoup d'heures à poursuivre ses
pensées, en brodant un coussin qui n'avançait guère. Quelque-
fois, pendant qu'elle assortissait les soies ou comptait les points,
son mari venait, s'asseyait à côté d'elle, causait un instant, pois,
reposé, allait reprendre le travail interrompu. Un jour qu'il
entrait ainsi, pendant ime de ces rêveries où l'ouvrage aban-
donné restait posé sur les genoux, Irène lui trouva l'air inquiet,
les traits tirés, comme souvent quand une difficulté arrêtait sa
pensée.
— Cela ne va pas, aujourd'hui? demanda-t-elle en tftchant
de sourire.
Sans répondre, M. Jaffé fit deux ou trois fois le tour de la
pièce, remit en place l'un des vases anglais de la cheminée, trop
rapproché du groupe de Rodin pour la symétrie, vint s'asseoir
sur la causeuse que Lysel occupait d'habitude. Il parut s'ab-
sorber dans un examen attentif des soies de toutes couleurs qui
débordaient de la corbeille posée sur un guéridon, les toucha, en
joua un instant, puis,, prenant sa décision, demanda:
— Que penseriez-vous, ma chère amie, de passer l'hiver en
Italie?
Irène n'eut aucune surprise, son mari Tayant accoutumée à
ces projets soudains. Elle les acceptait presque toujours, si même
ils la dérangeaient, sachant d'ailleurs qu'ils n'aboutissaient pas
une fois sur quatre. M. Jaffé s'empressa de donner ses raisons :
— Il y a longtemps que je désire visiter certaines villes secon-
daires du versant oriental, que je ne connais pas : Urbino,
Rimini, Ravenne. Je voudrais aussi montrer les grands musées
à Anne-Marie. Cette enfant grandit, le moment approche où il
faudra penser à son établissement ; nous ne pourrons alors plus
guère nous absenter pendant la saison ; et jusqu'à présent, eUe a
vu si peu de chose ! Il me semble que cet hiver conviendrait
assez bien?
Irène acquiesça aussitôt. Elle rapportait à Lysel tous les évé-
nemens de sa vie : elle se dit que jamais un voyage ne les dé-
rangerait moins, que même, étant un peu jaloux de toutes ses
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36 REVUE DES DEUX MONDES.
amitiés, il serait plutôt satisfait de la savoir en pays étranger
pendant qu'il était lui-même absent. Mais à peine cet assenti-
ment obtenu, M. Jaffé reprit, de sa voix grêle qui devint plus
pressante :
— Si nous partions tout de suite, puisque nous sommes
d'accord?
Il ôta ses lunettes, pour en frotter les verres avec son mou-
choir. Irène se troubla : quinze jours encore la séparaient de la
« première » de Conrad IValienrod.
— Tout de suite?... Que voulez-vous dire?...
— Le plus tôt possible : dans une huitaine.
Elle s'émut davantage :
— Nous rentrons à peine. Je croyais que les épreuves de
votre volume...
Il l'interrompit, plus sèchement :
— Ne vous inquiétez pas de mon volume! Il est achevé: j'ai
donné le dernier « bon à tirer. » Je suis tout à fait libre. Rien
ne vous retient non plus, n'est-ce pas?
Sur cette question, sa voix prit un accent catégorique, conmie
pour indiquer qu'il n'attendait aucune objection.
— Nous n avons pas encore pensé à nos toilettes d'hiver,
Anne-Marie et moi, dit Irène.
Elle se sentit rougir : c'était vrai, mais ce n'était pas la vérité:
c'était plutôt un de ces faux-fuyans comme Lysel venait d'en
employer, comme il y en avait tant dans leur vie, qui lui don-
naient un frisson de dégoût. Humiliée d'avoir cédé à cet ins-
tinct de mensonge, au lieu de dire sans détour ses véritables
raisons, elle s'empressa d'ajouter :
— D'ailleurs, je ne voudrais pas quitter Paris avant la « pre-
mière » de Conrad Wallenrod.
— Voilà! fit M. Jaffé.
Ses traits paisibles se contractèrent légèrement. Il remit ses
lunettes, se pencha en avant, les mains entre se^ gienoux, et
comme il tenait toujours son mouchoir, l'étira, le pressa, en fit
une boule.
— Vous tenez beaucoup à cela ? reprit-il.
Irène avait souvent, jadis, souhaité une explication, en se
promettant de ne pas s'y dérober. Mais depuis tant d'années elle
en croyait révcntualito à jamais écartée ! A la voir surgir si sou-
daine, clic se déconcerta :
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l'ombre s'étend sur la montagne. 37
— Mon Dieu ! commença-t-elle ...
De nouveaux faux-fuyans, des prétextes, des demi- vérités lui
venaient encore à Tesprit. Elle les repoussa, et dit résolument :
— Vous devez bien le penser !
Les paupières de M. JafTé battirent sous les verres fumés.
Sans lui laisser le temps de répliquer, elle ajouta, fonçant sur
Tobstacle:
— Je vous dirai même que je ne voudrais pas quitter Paris
avant le départ de Lysel. Il s'embarque le 6 novembre. Après,
comme il vous plaira !
M. Jaffé se leva, se remit à marcher dans le salon, en conti-
nuant à chiffonner son mouchoir. Irène, les yeux baissés sur son
ouvrage, tirait son aiguille, qui tremblait dans ses doigts. Leur
silence se prolongea. Puis M. Jaffé revint s'asseoir sur la cau-
seuse ; il reprit avec beaucoup de calme :
— J'aurais au contraire souhaité de vous emmener avant
cette « première, » et avant ce départ, ma chère amie !
Elle plia soigneusement sa tapisserie, la mit dans la corbeille
dont elle abaissa le couvercle, et, se tournant vers son mari,
demanda, en le regardant dans les yeux:
— Pourquoi?
Il y avait entre ces deux êtres, pour les unir, le plus puissant
de tous les liens, et pour les séparer, le plus puissant de tous les
obstacles. Pendant de longues années, ils avaient pu vivre côte
à côte, grâce à un compromis tacite où se balançaient leurs
sacrifices réciproques, dans une paix dont chacun devinait les
conditions muettes, et les acceptait. Tout à coup, sans autre rai-
son que celle qui veut que déborde à la fin le vase où Teau tombe
goutte à goutte, ou qu'éclate une fois le ruban qu'use un frotte-
ment régulier, voici qu'ils se trouvaient en face l'un de l'autre,
comme des adversaires, dans la menaçante vérité de leurs senti-
mens. M. Jaffé avait préparé son plan, choisi son heure, conapté
peut-être que tout se passerait une fois encore en demi-mots,
qu'il remporterait sans bruit la suprême victoire ; et dès la pre-
mière résistance, il se sentait poussé hors de sa ligne par une
sorte de passion qu'il réprimait mal, oubliant que sa patience
avait contribué à créer l'étrange situation qu'il prétendait trans-
former à son gré. Aussi vite excitée, prête à méconnaître la
longue, généreuse, paternelle indulgence qui l'avait préservée de
la chute et du scandale, Irène so raidissait contre cette attaque
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38 REVUE DES DEUX MONDES.
comme contre une trahison, tendant sa volonté pour y faire
face.
— Je croyais que vous comprendriez, dit M. Jaffé en évitant
de la regarder. Oui, je croyais... Certains signes me l'ont fait sup-
poser... J'ai toujours tâché de lire en vous, ma chère amie... Je
vous croyais arrivée à peu près au même point que moi, — ohl
par d'autres chemins !
Il leva sur elle ses yeux incertains de myope, dont les expé-
riences de la vie pas plus que les recherches de la science n'avaient
altéré la candeur.
— Me serais- je trompé?... Il est possible: on peut toujours
se tromper, quand on juge sur des indices, non sur des faits,...
et quand ces indices mêmes, on n'est pas en état de les observer
avec un entier désintéressement... Ce qui est mon cas, je
l'avoue... Pourtant il me semble qu'à présent, à l'âge où nous
sommes, — je suis sûr que vous ne m'en voulez pas de vous
parler de votre âge ! — vous pourriez vous apercevoir que cer-
taines situations...
Il s'interrompit deux secondes, et acheva brusquement :
— ... ne peuvent pourtant pas durer toute la vie!...
Ces paroles moulaient une à une les pensées d'Irène, cette
attaque était celle-là même qu'elle repoussait chaque jour au
fond de sa conscience. Mais, souvent persuadée par la voix inté-
rieure, elle n'était pas prête à se rendre aux mêmes argumens
sortant d'une bouche étrangère, de celle-là surtout. Son amour
menacé retrouva ses anciennes forces. Elle soutint le regard de
son mari, et répondit en martelant ses mots :
— Quant à moi, j'estime au contraire qu'il y a des situations,
— comme vous dites, — que leur durée même impose et légi-
time.
— Ce n'est pas mon avis, riposta M. Jaffé.
Il chercha quelques secondes, et pour s'expliquer posément ,
en homme sûr de soi, qui prend son temps, recourut à l'une
de ces comparaisons empruntées à la nature, dont la critique lui
reprochait d'abuser dans ses écrits :
— Les aspects de l'existence se transforment avec les années,
comme les paysages qu'un fleuve reflète dans son cours en des-
cendant de sa source dans les montagnes à son embouchure dans
la mer; et les eaux du fleuve nont ni la même couleur, ni la
môme impétuosité quand il se fraye sa route à travers des gorges
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l'ombre s'étend sur la montagne. 39
étroites ou quaûd il arrive aux marécages de son estuaire. Il en
est ainsi pour les mouvemens de l'âme : on comprend leur vio-
lence, on Fexcuse, on la supporte dans les ardeurs de la jeu-
nesse. Lorsque la jeunesse est passée, au contraire, ils offusquent
la raison, qui se refuse & les admettre.
C'était exactement encore ce que pensait Irène. Elle s'en
défendit pourtant :
— Vous croyez?... Étrange!... Il me semble parfois que rien
ne marche, que rien ne change, que toute la beauté du cœur est
dans son immobilité.
— L'immobilité n'existe pas plus dans le monde moral que
dans le monde physique, dit M. Jaffé de son ton le plus didac-
tique. Tout remue et change sans cesse. Les vieux sages le
disaient déjà.
Et il se mit k développer les propres argumens qu'Irène invo-
quait contre Lysel et contre elle-même, en termes tout proches
de ceux qu'elle employait, peu de semaines auparavant, sous les
hêtres d'Interlaken :
— Vous connaissez la belle image d'Homère, les feuillages
morts qui tombent pour faire place aux jeunes bombons. Elle
est aussi vraie pour les hommes que pour les arbres : nous avons
notre temps, puis nous passons. Derrière notre jeunesse enfuie,
germent d'autres jeunesses, dont la poussée nous chasse. Notre
existence ne sert qu'à préparer l'avenir aux êtres issus de nous,
qui nous succéderont. Quand cet avenir est conditionné par
nos actes, du moins en partie, l'idée que nous en avons limite
notre liberté. Vous avez l'esprit trop juste pour méconnaître une
telle vérité. La destinée de nos enfans ne doit pas être alourdie
par ce qu'il y a eu dans la nôtre...
Il hésita sur le mot, en cherchant un qui n'eût rien d'offen-
sant, et acheva :
— ... d'incertain.
Ces choses semblaient si profondément vraies à Irène, quand
elle les pensait elle-même, dans ses heures d'angoisse ! Et voici
qu'en les entendant répéter sur ce ton démonstratif, par cet
homme pacifique qui aurait pu les crier avec colère, elle les
trouvait tissées d'artifice et de lâcheté. De tels argumens ne
sortaient-ils pas de ce fonds de mensonges sociaux que M. Jaffé
dénonçait autrefois, qu'ils s'étaient promis de poursuivre et de
chasser? N'étaient-ils pas de ceux que nous imposent les conven-
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40 REVUE DES DEUX MONDES.
lions séculaires, pour appauvrir notre âme, fléchir nos cou-
rages ? Son amour restait plus fort qu'eux, sa fierté les bravait :
— Il n'y a rien eu d'incertain dans ma vie, répliqua-t-elle.
La preuve, c'est que vous pouvez aborder cet entretien sans
explication préalable, tant vous connaissez le passé, et que je
,n'ai pas dit un mot pour vous égarer ou me défendre... Je ne
vois donc pas ce qui menace Anne-Marie, si c'est bien d'elle que
vous pariez.
Le visage de M. Jaffé devint plus sévère :
— Elle serait à plaindre si je ne vous parlais comme je le
fais, dit-il avec autorité ; car si vous n'avez aucun secret pour
moi, oseriez- vous dire que vous n'en avez point pour elle ?. .. Vous
sentez donc que j'ai raison.
Irène fît de la tête un signe négatif.
— Votre conscience vous l'a dit souvent, affirma-t-il.
Elle répéta son geste, et dit :
— Non, non, pas ainsi !
— Est-ce que vous ne voudriez pas comprendre ? fit-il en sou-
lignant le mot.
Il la regarda de cet air d'immense étonnement que prenait
son visage candide quand il entendait contester l'évidence ; et,
tout en revenant & sa première métaphore, il aborda une autre
face de la question :
— Écoutez-moi, ma chère amie I Le fleuve s'éclaircit et de-
vient plus limpide à mesure qu'en avançant dans des paysages
plus larges, plus tranquilles, il dépose ses sables et son limon.
De môme, la conscience devient plus pure, plus exigeante, plus
ferme, à mesure qu'elle s'enrichit de plus d'expériences. Sans
doute, parce quen embrassant la complexité des phénomènes
sociaux, nous comprenons mieux l'importance de nos actes, celle
même de nos sentimens, puisque les conséquences en sont infi-
nies. C'est ainsi que certaines idées, que nous prenions pour des
préjugés surannés, s'imposent peu à peu à notre esprit. C'est
ainsi que nous découvrons la raison d'être d'institutions que
notre jeunesse taxait d'arbitraires, attaquait et sapait avec tant
d'ignorance...
Il toussa, presque à la manière d'un conférencier, et conclut:
— Tel est du moins le chemin que j'ai parcouru pour mon
compte.
Le long travail intérieur dont cet aveu marquait l'aboutisse-
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l'ombre s'ÉTEPiD SUR LA MONTAGNE. 41
ment, s'était accompli sous les yeux d'Irène, & côté d'elle, au
couFanl de la vie commune, à travers la paisible régularité des
jours, sans qu'aucun signe le lui révélât jamais ! Surprise, pres-
sentant h peine encore le rapport de cette métamorphose avec
son amour, elle ne put que murmurer :
— Comme vous avez changé !
— Vous le verrez mieux encore quand vous lirez mon nouvel
ouvrage... Il ne vous a guère intéressée, jusqu'ici. Pourtant, il
vous doit beaucoup ! J'ai plus appris à vous regarder vivre,
Irène, qu'à remuer l'histoire et les livres. Ceux-ci ne nous
enseignent que des faits : notre vie en dégage les leçons. Jamais
peut-être, si la nôtre eût été diflFérente, je n'aurais senti avec
autant de force l'absolue nécessité qu'il y a pour tous à marcher
sans restriction ni réserve dans la voie de la vérité.
Il dit cela d'un ton pénétré, en redressant sa taille, avec un
geste affirmatif. Ce mot de « vérité » prit dans sa bouche un
accent solennel. Irène crut reconnaître jusqu'à son propre accent
quand elle le prononçait devant Lysel qui, conmie elle à cette
heure, se débattait en vain pour en repousser l'emprise. Et ma-
chinalement, d'une voix où il y avait du regret et du désespoir,
elle répéta :
— La vérité...
M. Jaffé la tint un instant sous son regard, sûr qu'à travers
des révoltes, elle accédait lentement. Puis il poursuivit : tel un
avocat, dont la cause est gagnée, continue néanmoins à pro-
duire ses pièces, à développer ses argumens. — Remontant le
cours des années, il reprit leur histoire, fit le procès de leur
passé, en déplora les équivoques, s'accusa de n'avoir pas défendu,
dès l'origine, des droits qui lui appartenaient.
— J'ai cru que votre jeunesse aussi avait les siens, dit-il gra-
vement: je les ai respectés.
Selon ses habitudes d'esprit, il passa rapidement de cet av€u
personnel à une vue plus large sur les causes de sa passive
indulgence :
— Nous avions l'esprit trop libre pour que je pusse en user
autrement: j'ai cru aux idées que j'avais toujours soutenues, qui
nous avaient unis. La preuve en est faite ! Je sais maintenant ce
qu'on peut attendre de ces audaces qui revisent la sagesse des
générations ! Je sais le pourquoi des grandes lois sévères qui
froissaient notre sens inaverti de la justice et de la liberté!...
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42
RETUB DBS DEUX MONDES.
Ils se regardère&t en silence, lisant l'un dans Tautre. Tous
deux avaient la même idée : ce papier , signé pour garantir leur
indépendance, pour les préserver du mensonge, de la contrainte»
de lliypocrisie, et qui avait dormi dans son tiroir pendant que
la vie les emportait, comme une vaine feuille sèche qu'ignore
le torrent. Mais ni l'un ni l'autre n'en parla.
— Que voulez-vous que je vous réponde? fit enfin Irène.
Vous revenez sur des choses si anciennes!... Vous mesurez ma
vie, — notre vie, — à une mesure que je ne connais pas : ce
n'est pas celle que nous avions adoptée au départ!.. Ne discutons
pas ce qui est ou ce qui fut : à quoi bon?... Dites-moi plutôt où
vous voulez aboutir I
M. Jaffé se recueillit quelques secondes :
— Vous allez comprendre pourquoi j'ai provoqué cet entre-
tien, dit-il.
Elle crut qu'il allait recommencer des explications inutiles, et
insista :
— Dites-moi seulement ce que vous me demandez !...
— Voici, reprit-il. J'ai pensé que l'heure est propice, au
moment où notre ami...
Sa voix trembla légèrement sur ce mot, qu'il répéta :
— ... où notre ami va partir pour ce long voyage... Peut-être
cette idée m'a-t-elle été suggérée par cet autre voyage, qu'il fit
au début de nos relations^ et dont je crois avoir deviné les rai-
sons... Je me suis dit que l'éloignement forcé, la durée de /la
séparation, l'espace ouvert entre lui et vous, nous aideraient tous
à rétablir l'équilibre de notre existence... Oh I je ne vous de-
mande pas de rompre brutalement avec un attachement../ que
j'ai compris !... Je vous prie seulement d'en réduire dès mainte-
nant les exigences... Notre absence, en ce moment, ferait tout de
suite comprendre à M. Lysel que votre affection s'est ressaisie,
et prendra désormais un caractère plus atténué : celui qui con-
vient h nos sentimens quand nos cheveux commencent à blan-
chir...
C'étaient encore, c'étaient presque les paroles mêmes qu'elle
adressait à Lysel, en lui découvrant la plaie vive de son cœur.
Ce rapprochement, en s'imposant une fois de plus à son esprit,
le pénétrait de leur vérité ; il lui rappelait aussi les chers liens
qui l'attachaient à sa tendresse. Toute sa vie d'amour traversa sa
mémoire : un frisson de mort la secoua à la terreur d'y renoncer.
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l'ombre s'étbmd sur la montagne. 43
Ses magnifiques yeux meurtris d'où quelques larmes s'échap-
pèrent, sa belle bouche frémissante, révélaient son tumulte inté-
rieur. Elle passa la main sur son front en murmurant, presque
malgré elle :
— Oui, oui... peut-être... J'ai eu quelquefois ces idées-là.
— Je le sais, dit M. Jaffé.
Fut-ce l'aveu de cette ingression dans les parties les plus
secrètes de son âme, ou un flux de passion qui l'emporta ? Elle
se ressaisit, elle se révolta :
— Vous m'en demandez trop maintenant ! s'écria-t-elle en
trouvant aussitôt mille raisons pour le repousser... SoïîgezrLysel'
est surmené : la fatigue des répétitions î'épuise... Son plus cher
ami relève à peine d'une terrible maladie : il a passé par
les plus affreuses angoisses à son sujet, il va encore le voir
chaque jour... Et puis ce départ, ce départ!... Il a besoin de
ses forces, de son courage... Je ne veux pas lui faire de mal!...
Vous ne pouvez pas exiger cela I... Si vraiment il faut le frap-
per, laissez-moi choisir l'heure!... Vous qui comprenez tant de
choses, savez-vous ce que c'est que de briser un tel lien?...
Elle ne contenait plus ses larmes, elle ne voulait pas les
montrer, elle s'enfuit, avec un dernier regard où il y avait des
reproches et du désespoir. M. Jaffé demeura longtemps dans la
môme posture, les mains ballantes entre les genoux, sur la cau-
seuse où il avait tant de fois, en entrant au salon, trouvé Lysel.
Comme toujours en lui, la réflexion se mêlait h l'émotion. Sui-
vant la pente habituelle, son esprit généralisait leur cas, en
tirait la leçon: ses anciens livres, qui battaient si durement en
brèche la digue construite par la sagesse des siècles contre les
tempêtes du cœur, ne lui semblaient plus qu'un tissu de so-
phismes, dont sa logique brisait les mailles avec la même
vigueur qu'elle avait mise à les ourdir...
m. — CONRAD WALLSNROD
Beaucoup de méfiance se mêlait à la curiosité excitée par
Tannonce de Conrad Wallenrod. Si admiré qu'il fût comme vir-
tuose, si célèbres que fussent certaines de ses compositions,
Frantz Lysel n'avait pas encore abordé l'opéra. Or, les distribu-
teurs officiels de la renommée tiennent aux étiquettes une fois
collées, qui facilitent leurs fonctions quasiment automatiques; et
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- , > '''.ma
4# REVUE DES DEUX MONDES.
les détenteurs patentés des spécialités d'art, surtout quand ils
exploitent la gloire lucrative du théâtre, ont tout intérêt à passer
pour seuls possesseurs de recettes, — plus mystérieuses que les
règles d'Aristote, d'Horace, de Boileau ou de d'Aubignac, — sans
lesquelles, affirment-ils, nul intrus ne saurait soutenir leur con-
currence. Par la collaboration de ceux-ci et de ceux-là, il se for-
mait donc autour de Fœuvre nouvelle une atmosphère un peu
chargée. Lysel ne s'en doutait guère : son inexpérience croyant
encore que l'œuvre seule importe, il était plus inquiet des fai-
blesses de la sienne que des circonstances ou des intrigues qui
en accompagnaient l'éclosion. WladimirJPack, un jeune poète.
Polonais comme lui et aussi ignorant des secrets du métier,
avait découpé dans la légende obscure de Mickiewicz, — qu'on
relise le beau commentaire qu'en a donné Gabriel Sarrazin!
-^ un livret sans action ni mouvement. Des excentricités juvé-
niles y compensaient fâcheusement d'heureuses trouvailles ly-
riques, en soulignant le romantisme démodé d'une trame où la
trahison et l'héroïsme forment le plus byronien des amalgames.
Quant à la partition de Lysel, elle était, — pensait-il, — l'ex-
pression des deux grands sentimens de sa vie : le rêve patriotique,
pareil à celui du héros lithuanien, qui avait hanté sa jeunesse
aux récits des exploits paternels, et l'amour inachevé, doulou-
reux, contenu, dont celui de Conrad et d'Aldona la recluse lui
semblait une sorte de symbole. Comme tous les musiciens, il
prêtait à sa musique un sens plus précis que cet art n'en peut
avoir : l'admiration du jeune Pack, qui brodait sur elle des gloses
subtiles ou l'illustrait d'images enténébrées, le soutenait dans
cette illusion. Ce Pack était d'ailleurs un garçon indolent, flegma-
tique, fataliste, un véritable Slave qui s'en remettait, sur toutes
choses, à la Destinée. Aux répétitions, il demeurait plongé dans
une béatitude muette. Ses yeux bleus, inaltérables, contem
plaicnt avec une candeur ravie les étoiles du chant et de la danse,
parmi lesquelles il évoluait comme un astre voyageur tombé
on ne sait d'où dans l'ordonnance du firmament. Avec sa jolie
figure arrondie, blonde, vite effarée, et la mélancolie de ses
longues moustaches rousses dont les pointes tombantes encer-
claient sa bouche, il assistait sans sourciller au travail fiévreux
de tout le personnel, en répétant toujours :
— C'est très bien ainsi, c'est parfait, c'est admirable!
Ce qui faisait dire à Lysel : j
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l'ombre s'étend sur la montagne. 45
— Quand les Slaves se mêlent d'être optimistes, ils ne le sont
pas à moitié !
Une « première, » sur une grande scène, est en soi-même une
pièce, — presque toujours une comédie, — dont le pittoresque
compliqué a maintes fois tenté les peintres des mœurs pari-
siennes. Elle met en mouvement la plupart des élégances, des
vanités , des compétitions de la ville du monde où il y en a
peut-être le plus; elle flatte, excite, irrite ou dérange nombre
d'ambitions chatouilleuses, dont les moindres piqûres font du
bruit; elle bouscule beaucoup d'intérêts importans ou mesquins;
elle brouille des jeux savans, tenus par des mains expertes. Dans
les coulisses, dans les couloirs, au foyer des artistes comme
à celui des spectateurs, surgissent mille questions minuscules
qui grossissent dans l'air électrisé, s'irisant des couleurs les plus
inattendues. Qui reconnait-on dans les loges? est-ce la salle des
grands jours, dûment remplie par l'élite de cette société compo-
site, — politiciens, afl'airistes, parvenus, courriéristes, gens du
monde, diplomates, rastaquouères , — qui forme ce qu'on ap-
pelle le « Tout-Paris? » Voit-on dans l'assistance ces femmes qui
mènent le train, dont la présence promet des recettes, parce que
beaucoup voudront se montrer où on les a* vues? Qu'est-ce que
les arbitres de l'engouement vont penser, — ou dire, — de
TcBuvre nouvelle? Sa gaîté ou son émotion réussiront-elles k les
dérider? Rude tâche, quand on songe & ce qu'est leur vie!
Quelles sentences lit-on sur les visages blasés des critiques? Et
les confrères, — ceux qui attendent leur tour, ceux qui ne l'ont
jamais eu, ceux qui ne l'auront jamais, ceux qui l'espèrent
encore, ceux qui ne l'espèrent plus, — quelles rancunes ou quelles
indulgences colportent- ils pendant les entr 'actes? — Ainsi, tant
que dure la soirée, la vaste salle clinquante, avec ses velours, ses
vernis, ses dorures, ses peintures, est pour ceux qui s'y coudoient
le centre essentiel du monde ; aucun des problèmes ou des con-
flits qui s'agitent au dehors, d'où peuvent sortir la guerre , les
ruines ou la révolution, ne revêt une importance égale à celle de
ces questions : le ténor sera-t-il en voix? l'orchestre suivra-t^il
le bâton qui le dirige? le public va-t^il se plaire ou s'ennuyer?
Tandis que la salle applaudit ou bâille, sommeille ou s'émeut,
îl s'y joue des drames parfois plus serrés, plus profonds, plus
intenses que celui où s'est consumé l'art du poète, du musicien,
du décorateur, du metteur en scène et des interprètes; et si la
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"^^mi
46 REVUE DES DEnJX MONDES.
foule reste suspendue au spectacle où l'attache la puissance de
la fiction, certaines de ses unités s'en écartent pour écouter des
voix intérieures, dont la musique n'est plus alors que l'accom-
pagnement vague et léger. Ainsi, le soir de Conrad Wallenrod^
un acte discret du drame où l'auteur était engagé, se développait
autour de la pièce.
Avant le lever du rideau, dans les couloirs, on eût entendu
les propos habituels s'échanger entre des messieurs en habit et
des dames en décolleté :
— On dit que la répétition n'a pas marché?
— Qu'en sait-on? Elle n'était pas publique.
— Lysel risque une grosse partie...
— Il la gagnera : il a de la chance.
— S'il la perdait, pourtant?
— Il aurait toujours son violon...
En vérité, Lysel courait un autre danger, plus direct, dont la
conscience l'empêcha d'abord de penser au sort de son œuvre :
ni M. Jaffé ni Anne-Marie n'accompagnaient Irène. Dès qu'il
remarqua leur absence, il comprit qu'elle avait une significa-
tion; et ce fut son grand souci.
Irène, seule avec sa mère, occupait une baignoire à droite de
la scène, à côté de celle de Hugo Meyer. Mal rétabli, la langue
alourdie , l'intelligence atteinte , le vieux maître avait voulu
venir quand même : sa tête embroussaillée se tendait vers le
public dans un mouvement d'ardeur juvénile, comme si l'ap-
proche du combat lui rendait sa vigueur ancienne; tandis que
Louise, en retrait derrière lui, son bon gros visage écrasé par
un chapeau trop empanaché, guettait anxieusement la trace des
émotions sur cette figure si changée. Séparée d'eux par une
cloison, M''* JafTé portait une robe en satin gris clair , à peine
ouverte, sans bijoux, garnie de dentelles en point d'Angleterre,
qui en amortissaient l'éclat. La nuance s'en accordait avec celle
de ses cheveux, qu'elle avait égalisée en les poudrant, et mieux
encore, peut-être, avec l'expression de son doux visage tendre et
pensif. La sévère élégance de celte toilette contrastait avec les
cheveux teints, la robe couleur Champagne, le décoUetage et
les diamans de M"* Storm. Un curieux, dont les regards seraient
tombés sur cette baignoire, se fût demandé sans doute quel sin-
gulier hasard y réunissait en tête à tête deux êtres aussi dés-
assortis.
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l'ombre s'étend sur la montagne. 17
M""** Storm, armée de son face-à-main à manche en écaille,
parfaitement inattentive, loi^ait la salle et, de temps en temps,
se penchait vers sa fille pour lui nommer des personnes qu'elle
reconnaissait:
— Voici l'ambassadeur d'Autriche!
Ou bien :
— Tiens, le prince X...J II est donc h Paris? Gomme il
a vieilli! La dernière fois que nous nous sommes rencon-
trés...
Et elle égrenait le chapelet de ses souvenirs.
Irène Técoutait mal. Cachée derrière un écran, elle éprouvait
cette forte émotion qui vous étreint dans une foule dont les
mouvemens vont déterminer votre destinée. De tout son amour,
de toute sa foi, elle croyait à Tœuvre dont elle avait suivi la lente
iclosion : voici que le doute et la peur Tassaillaient. En même
temps, d'autres pensées l'emportaient loin de cette musique dont
elle connaissait tous les accords. Wallenrod, Âldona, Halban,
le Waydelote? Elle songeait à Lysel, à sa fille, à son mari, à
elle-même. Après tant d'années de rêve, la réalité reprenait
ses droits. Pourquoi maintenant, autour de l'œuvre qui mar-
querait un si redoutable tournant dans leur vie? Pendant la
période où les événemens mêmes se moulaient à la forme de
son cœur, tant d'élémens hostiles s'étaient comme fondus h sa
flamme intérieure : pourquoi leur conflit se rouvrait-il? Pourquoi
fallait-il choisir entre les forces qui luttaient dans son âme?
Et pourquoi ce choix n'était-il plus libre? Jadis, il se fût porté
sur l'amour : la jeunesse ne doute guère de ses droits, doute peu
de ses moyens. Mais éloignés, par le vol des années, de l'âge du
roman, ils entraient dans celui où la raison discute, écoute dans
l'avenir la répercussion des actes ordonnés par la passion, —
blâme et condamne : que restait-il donc de leur liberté? N'ayant
pas fait & l'heure opportune le geste de la révolte, ils subis-
saient celui de la résignation. La patience des choses prenait
ainsi sa revanche. Qui sait si Jaffé, plus clairvoyant qu'eux, ne
l'avait pas lentement calculée? Qui sait s'il n'avait pas accepté son
rôle sacrifié dans la certitude de cette victoire finale, — pareil à
ces spéculateurs qu'un coup de fortune récompense h la fin de
persévérans sacrifices?...
Un bruit d'applaudissemens la tira de ses réflexions : ils sa-
luaient le beau chœur de la Wilna et du Niémen
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48 REVUE DES DEUX MONDES.
— Charmant ! approuva M"* Storm, en frappant négligem-
ment de son éventail la paume de sa main gauche.
Une interminable scène de discussions dans le Conseil de
rOrdre teutonique abattit le naissant enthousiasme : la petite
toux nerveuse de Tennui courut de rang en rang dans le par-
terre, monta aux balcons, résonna dans les loges, sèche, répétée,
irrévérente, moqueuse. C'est à ce qioment que Lysel, retenu jus-
qu'alors dans les coulisses, entra dans la baignoire. Irène lui
donna la main, en souriant. Il la garda un peu. Malgré la pré-
sence de M""' Storm, ce fut un instant très doux, très tendre, un
de ceux dont l'impression se grave k jamais dans la mémoire
afin de la tourmenter plus tard, aux heures où Ton recueille ses
souvenirs pour irriter sa douleur...
Un peu inquiet, il demanda :
— Eh bien?...
Ce fut M"* Storm qui répondit :
— On a beaucoup applaudi, tout à l'heure... Ce chœur était
bien joli, Lysel!... Tout à fait charmant!...
Irène corrigea :
— Il y a dans ce premier acte des phrases que j'aime tant !
Lysel regardait d'un air soucieux les fauteuils vides de la
baignoire.
— M. Jaffé ne viendra-t-il pas? demanda-t-il à Irène, en
huissant la voix.
— Il m'a dit qu'il viendrait un moment.
— Et Anne-Marie?
— Elle a la migraine.
Lysel s'assombrit davantage, puis, n'osant rien demander de
plus, se rapprocha de M"* Storm.
— L'orchestre a mieux joué à la répétition, fit-il.
— Comment donc ! il joue à ravir, répondit la vieille dame,
(le sa voix indifférente et complimenteuse.
Des applaudissemens de complaisance saluèrent la chute du
rideau : le public faisait crédit du premier acte. Lysel dut retour-
ner & son poste de combat. M"' Storm se remit à nommer des
diplomates et des étrangers, en racontant des bribes de leurs
histoires. Beaucoup moins répandue que sa mère, Irène n'avait
pas d'attaches avec ce public bigarré. Seuls, ou presque, dans la
salle, les Hugo Meyer la connaissaient, savaient sa présence;
mais, retenus par des visiteurs qui félicitaient le vieux maiti^e de
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l'ombre s'étend sur la montagne. 49
son rétablissement, ils ne se montrèrent pas. Le convalescent
recevait les complimens en souriant de la seule moitié mobile
de sa bouche; tandis qu'on s'extasiait de le trouver si bien, il
répondait, en accentuant sa grimace, avec ce gros accent alsa-
cien dont cinquante ans de Paris ne l'avaient pas guéri :
— Oui, oui, c'est un bail à volonté, maintenant, le proprié-
taire me donnera congé quand il lui plaira, sans autre avertis-
sement préalable. Il n'a qu'à faire un signe...
Cette phrase, et le geste qui l'accompagnait, amenaient des
larmes aux yeux de Louise ; posant la main sur le bras de son
<c poulot, » comme pour le défendre, elle protestait:
— Qu'est-ce que tu dis là, Hugo?... Qu'est-ce que tu peux
dire?...
Il étendait le doigt vers le rideau baissé, en prenant un accent
plus grave :
— On sait bien qu'il faut partir une fois... Allez ! on s'en va
galment, quand on laisse après soi des vaillans, pour conti
nuer...
Et il louait l'œuvre de Lysel :
— Une de celles qu'il faut admirer, si l'on n'est pas en bois !
Les visiteurs, l'ayant écouté avec respect, répondaient sans
entrain :
— Oui, oui, c'est très bien, c'est très fort !
Ensuite, dans les couloirs, ils disaient :
— Le vieux Meyer a du plomb dans l'aile : voilà qu'il tourne
au bénisseur I
Cependant Irène, dont les yeux erraient dcms la salle, venait
de distinguer, dans une loge de face, deux figures de connais-
sance, qu'à son tour elle nomma à sa mère :
— Les Teissier, maman !...
— Oui, je les vois... M"® Teissier ne rajeunit pas...
Leur chronique avait jadis défrayé pendant quelques semaines
les potins de Paris (1). Epris d'une jeune fille dont il était le
tuteur, Michel Teissier, alors député et l'un des leaders de la
droite, avait divorcé, pour épouser celle qu'il aimait; puis, poussé
à mettre ses idées d'accord avec ses actes, il était devenu l'un
des plus hardis champions de la décomposition sociale : d'abord
à la Chambre, où il représenta pendant deux législatures ses
(1) Voyez la Vie privée et Ta Seconde Vie de Michel Teissier,
TOUS xxxvil. — i907. A
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50 REVUE DES DEUX MONDES.
anciens adversaires, puis, après un échec électoral, dans les jour-
naux. A cette heure, il braquait sa jumelle sur une loge de face,
qu'occupait un ministre mélomane ; sa femme , accoudée au
balcon, le menton dans la main, regardait devant elle, sans rien
voir. Irène savait qu'ils n'avaient pas d'enfant, qu'une des filles
de Michel était morte, que l'autre, mariée en province, ne voyait
plus son père, elle ne connaissait d'ailleurs M"""* Teissier que pour
avoir échangé avec elle quelques rares visites. « Sont-ils heu-
reux? l'ont-ils été?^» se demanda-t-elle. Et elle s'étonna de ne
s'être jamais posé cette question. Elle essaya d'y répondre : leur
geste de révolte avait causé bien des désastres... « Du moins, se
dit-elle encore, ils ont eu le courage de leur amour : il ne finira
pas comme le nôtre ! » Elle poursuiyit un instant cette compa-
raison dans le champ des hypothèses, tout en répondant par
quelques monosyllabes au bavardage de M*"* Storm. Ramenée
ainsi à sa préoccupation dominante, elle se plongea si complè-
tement dans ses pensées, qu'elle s'aperçut à peine que le rideau
se relevait :
« Oui, songeait-elle, le moment est propice pour annoncer à
mon Frantz que notre amour est fini. Son triomphe, qui va
éclater, que je vais aider de mes bravos, le consolera. Ensuite,
le voyage achèvera de me faire oublier. Avec toute sa tendresse,
il a peut-être l'âme plus mobile qu'il ne le croit lui-môme : il est
artiste, et il est Slave... D'ailleurs, les hommes ont tant de choses
pour les distraire' de l'amour: le travail, le succès, la gloire...
Teissier n'a-t-il jamais regretté d'avoir préféré l'amour?... Frantz,
lui, touche à l'âge où, dans U plupart des destinées, l'amour, si
même on lui a beaucoup sacrifié, passe à l'arrière-plan. C'est
l'ambition qui prend le pas, ou le désir du foyer tranquille, des
enfans qui sont une part de durée, de la vieillesse entourée de
chaudes afi'ections. Je ne lui donne rien de tout cela: qu'est-ce
donc qui l'a retenu si longtemps près de moi?... Oui, oui, le
moment est propice !... J'avais rêvé de remplir toute sa vie : je
n'en aurai rempli qu'un chapitre. De combien d'amours n'est-ce
pas l'histoire ? Demain, il tournera la page avec un cri de colère
ou un soupir de regret; puis il entamera le chapitre suivant...
Un chapitre d'action, celui-là, qui ne lui laissera pas le temps
de rêver, par bonheur!... Là-bas, en achevant de m'oublier, il
-se dira que j'ai eu raison, jet son pas sera plus léger... Que puis-je
souhaiter de mieux pour lui, pour moi-même ? C'est une fin rai- ^
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'w^y^-^^
l'ombre s'étend sur la montagne. 51
sonnable de ce qui doit finir : quelque chose comme la mort
douce qu'on souhaite à ceux qu'on aime... »
Plus elle fixait son esprit sur ce dessein, plus elle en sentait
l'inéluctable nécessité. Si elle s'en affligeait encore, c'était avec
une résignation attendrie, bien éloignée des désespoirs où la
plongeait jadis la seule idée de la séparation. Déjà môme elle
songeait aux moyens de le réaliser, cherchait les paroles qu'il
faudrait dire : et leur choix lui semblait difficile, car elle voulait
une coupure franche, sans une goutte de venin...
Tandis qu'Irène dénouait ainsi, en pensée, l'écheveau de sa
destinée, le public commençait à s'agiter. A vrai dire, le mécon-
tentement ne se trahissait encore que par de légers murmures,
des toux trop fréquentes. Mais on l'entendait grossir. M"* Storm
toucha de son éventail le bras de sa fille, en disant :
— Ça se gâte 1
Le duo prolongé d'Aldona dans la tour et de Wallenrod sur
la scène lassait la patience des auditeurs. Lysel s'était figuré que
l'invisibilité de la bien-aimée prêterait un accent profond et
mystérieux à ce long morceau, fugué avec beaucoup de science.
Mais le chant des deux protagonistes se perdait dans le vide du
décor, conmie leur amour; le drame se noyait dans une musique
sans objet ; comme aucune émotion ne gagnait les spectateurs, ils
réagissaient d'instinct contre un romantisme nuageux, dont la
déclamation musicale ne voilait pas assez la grandiloquence dé-
suète, insuffisamment rajeunie par les vers libres de Pack. Ce
chevalier barbu, grisonnant, bardé de fer, qui roucoulait tout
seul, les yeux levés vers une tour d'où lui répondait une voix
qu'on entendait mal, paraissait un peu ridicule : des mots drôles
devaient courir là-haut, au pigeonnier, d'où descendaient de
vagues éclats de rire. M"* Storm résuma l'impression générale
en disant:
— Un duo d'amour où l'on est seul.,, c'est drôle!
Irène répondit nerveusement :
— La musique est superbe !
Ces bruits d'orage, ces menaces arrêtaient brusquement le
vol de ses pensées, qui tout de suite furent auprès de Lysel, der-
rière la scène. Elle partagea son angoisse. Elle brûla de lui
prendre la main, comme tout à l'heure, de lui dire : « Ne suis-
je pas là, moi, toujours, pour vous acclamer, vous consoler,
croire en vous I » En un clin d'œil, l'imminence de ce danger
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52 REVUE DES DEUX MONDES.
imprévu chassa les autres soueis: il n'y avait plus au monde
que ciBtte foule inquiétante et perfide, cette œuvre ballottée
comme dans un naufrage, cet homme qui souffrait et qu'elle
appela de tout son cœur. Quand le rideau tomba, au milieu des
murmures, elle applaudit avec frénésie, debout, à déchirer ses
gants. M""* Storm applaudit aussi, pour lui faire plaisir, du bout
des doigts :
— Peut-être est-ce trop fort pour le public ! fît-elle avec
cette rancune dédaigneuse que les âmes vulgaires vouent aux
artistes vaincus.
En ce moment, Hugo Mcyer, suivi de Louise, fit irruption
dans la loge. Il était furieux : sa crinière couleur d'étoupes se
hérissait sur son front écarlate, dont les veines se gonflaient à
éclater; il brûlait de haranguer la foule, comme aux temps
héroïques où, mettant sous son bras son bâton de chef d'or-
chestre, il adressait aux sifflëurs ces fougueuses apostrophes qui
l'avaient rendu populaire.
— Les imbéciles! les sourds! criait-il en gesticulant dans le
fond de la loge. Ils n'ont pas d'oreilles ! Ils n'ont pas compris !
Ils ne comprennent jamais ! Ah! s'ils comprenaient!... S'ils com-
prenaient, ils trépigneraient d'enthousiasme!... Mais il faut leur
expliquer!... Et moi, je... je ne peux plus!...
Sa langue s'empâtait, ses mains tremblaient, ses gros yeux
en boule sortaient de leurs orbites, tandis que Louise, en joi-
gnant les mains, suppliait Irène, à voix basse :
— Calmez-le, madame, je vous en supplie!... Il va se faire
du mal!... Il va se tuer!.,. Pensez que le médecin lui défend les
émotions!...
Irène ne l'écoutait pas. Au contraire, grisée aussi par cette
odeur de bataille, elle excitait le vieux lutteur :
— Faites ce que vous pouvez, monsieur!... Allez au foyer,
parlez aux gens, aux confrères, aux critiques!... Dites-leur que
c'est beau : il faudra bien qu'ils vous croient !
— Mais non, madame, il ne peut pas, gémit Louise... Puisque
les émotions lui sont interdites !... Hugo, je t'en conjure, viens !...
Viens/viens, allons-nous-en!... Rentrons à la maison!...
Il la repoussa, bondit hors de la loge, se jeta sur un groupe
d'habitués qui entouraient justement un critique connu pour sa
sévérité. Ce fut à peine si on Técouta : on parlait d'un scandale
politico-judiciaire, qui battait son plein. Comme il se détournait
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l'ombre s'étend sur la montagne. K3
de ces indifférens, il entendit, dans un autre groupe, ces deux
répliques :
— Ce pauvre Lysel, s'est-il assez trompé!
— Les gens de talent ne se trompent pas à demi.
Il clama :
— C'est vous qui vous trompez, entendez- vous?... Vous
vous trompez tous !
Et, comme les autres se retournaient en ricanant :
— C'est moi qui vous le dis, messieurs, moi, moi,, Hugo
Meyer!.,. Un vieux de la vieille, qui a toujours vu clair!...
De son côté, Lysel subissait les rebuffades du directeur, les
nerfs de ses interprètes, les regards narquois du personnel. Comme
il errait parmi les praticables, son librettiste s'approcba de lui.
Sérénité d'âme, indifférence ou affectation d'olympisme, le jeune
Pack restait aussi calme que s'il eût été étranger à l'affaire; tout
en consolant avec une pointe d'ironie son grand collaborateur,
il tira, non sans adresse, son épingle du jeu :
— Que voulez-vous, mon cher maître, tout n'est qu'heur et
malheur ! Vous avez eu tant de triomphes : il ne vous manquait
qu'un, échec. Tous les grands artistes n'en ont-ils pas eu? Ma
part ici est bien modeste ; je n'en suis pas moins fier de penser
que vous me devrez un peu du vôtre !
Au risque de sembler fuir, Lysel n'eut pas le courage de rester
dans les coulisses jusqu'à la fin de l'entr'acte. Il revint auprès
d'Irène, et répondit au regard compatissant qui l'accueillit :
— Pas un ami n'est venu me voir. Est-ce assez éloquent?
Il avait ses yeux tristes, — les yeux qui le faisaient aimer.
— Ne vous découragez donc pas, mon cher Lysel, dit
M"** Storm qui avait entendu : les amis reviennent toujours
avec le succès.
La sonnette de lentr'acte renvoya les spectateurs à leurs
places. Leurs sentimens s'étaient fortifiés dans les conversations
des couloirs : un rien pouvait rendre agressive leur indifférence,
blagueur leur ennui. Les rivaux, les ennemis, les envieux, les
malveillans, trouvant le terrain favorable, avaient poussé leur
pointe : pourquoi diable un violoniste se môlait-il de faire un
opéra?... Dès le lever du rideau, les toux hostiles recommen-
cèrent : quelques-unes, calculées, sonnaient plus fort. Retirés
dans le fond de la baignoire, dont M""* Storm occupait seule le
balcon, Irène et Lysel suivaient le spectacle dans la glace, où les
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S4 REVUE DES DEUX MONDES.
décors et les personnages se réfléchissaient fantomatiqnement.
On supporta mal la scène du banquet : sur un crescendo que
marquaient de puissans accords de cuivre, les chevaliers de
rOrdre, trompés par (Conrad, leur clief, décidèrent d'ouvrir la
campagne où celui-ci les trahirait au profit de son ancienne
patrie. On ne comprit rien à ces desseins ténébreux, non plus
qu'à la musique compliquée de l'ensemble. La salle devenait
houleuse autour de l'œuvre submergée.
— C'est un désastre! fit Lysel, qui ne tenait pas en place. Il
me faut retourner là-baâ : j'aurais Pair de me cacher.
— Oui, allez!... On vous accompagne.
Et Irène, comme on marche à l'ennemi, retourna s'asseoir
auprès de sa mère.
— Le pauvre garçon! fit M"* Storm. Tant' de peine pour un
tel résultat!
La loge s'ouvrit, la grêle silhouette de M. Jaflfé apparut. Il
avait tenu à faire acte de présence, sans se résoudre h rester là
toute la soirée. Si peu accoutumé qu'il fût aux mouvemens des
« premières, » ceux de la salle étaient assez clairs pour qu'il en
comprit aussitôt le sens.
— Oh ! ohl fit-il, avec un sourire équivoque.
Ce sourii*e n'exprimait pas l'exacte nuance de ses sentimens.
Incapable de rancune comme de méchanceté, M. Jaffé n'aurait
pu se réjouir du malheur de personne, fût-ce d'un ennemi, et
malgré tout, son indépendance d'esprit l'empêchait de regarder
Lysel comme tel. Mais il souriait rarement; et quand il lui arri-
vait de sourire, son visage prenait une expression sardonique,
sans qu'il y mit aucune malice. Énervée par les émotions de la
soirée, Irène s'offensa de ce malencontreux sourire, qui lui parut
trahir des sarcasmes pourtant peu conformes à la douceur d'âme
de ce sage.
— Cela ne va donc pas? demanda-t-il en s'asseyant en retrait
entre les deux femmes.
— Vous voyez bien, répondit-elle sèchement.
M"* Storm regarda son gendre, puis leva les yeux, pinça les
lèvres, haussa les épaules, dans une pantomime qui signifiait :
« Tout est perdu ! »
M. Jaffé se mit alors à suivre le spectacle, de cet air d'atten-
tion concentrée qui lui était habituel et donnait à sa personne un
aspect sévère, presque maussade. Ses lèvres s'amincissaient, son
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l'ombre s'étend sur la montagne. 5S
dos s'arrondissait^ sa tète s'enfonçait entre ses épaules, comme
celle d'un échassier. De temps en temps, il faisait « hum ! hum ! »
L'index de sa main droite, posée sur ses genoux, battait machina-
lement la mesure. •— Ce troisième acte, rempli par des scènes
de conseils et de discussions, manquait complètement d'intérêt
dramatique. Lysel y reconnaissait la partie la plus faible de son
ouvrage. Il avait cru le sauver en y accumulant une grande
richesse de thèmes développés avec toutes les ressources de son
art. Le public ne remarqua pas ces beautés, d'un ordre peut-
être trop purement musical pour un opéra; mais elles ne pou-
vaient échapper à une oreille aussi exercée que celle de M. Jaffé.
— Qu'est-ce qu'tV^ ont donc? demanda-t-il en regardant sa
femme. C'est très bien, tout cela !
Irène crut lui trouver un ton de condescendance qui changea
pour elle le sens de l'éloge ; elle ne répondit que par un regard
fâché, qui le froissa.
— Ah! mon cher, expliqua M^'Storm, quand le public est
mal disposé, voilà ce qui se passe !
— Le public est bizarre ! conclut M. Jaffé.
Et il se replia sur lui-même, sans plus rien dire. Sa figure
s'assombrit davantage, sa tète disparut presque entre ses épaules,
ses « hnm ! hum! » se multiplièrent. Â la fin de l'acte, des bruits
hostiles étouffèrent de grêles applaudissemens, auxquels il mêla
les siens. Il regarda sa femme, qui regarda d'un autre côté;
après quelques secondes d'hésitation, il dit d'un ton perplexe :
— A présent, je crois que je vais partir.
Irène ne répondit rien. M""' Storm, que ce désastre ennuyait
à périr, saisit la balle au bond :
— Voulez-vous m'emmener?... Je suis un peu fatiguée : à
mon &ge...
M. Jaffé la regarda avec stupéfaction : c'était la première fois
qu'il entendait sa belle-mère invoquer son &ge. Il ne l'en aida
pas moins à s'envelopper dans des manteaux et des écharpes, en-
dossa son pardessus, noua un foulard autour de son cou, lent et
précautionneux comme toujours.
— Au revoir, ma chère amie !
M"' Storna, dont la figure peinte disparaissait dans la den-
telle, ajouta :
. — Ne prends pas cela trop au tragique, Irène : c'est la vie!...
« Moi qui allais Itur faire un tel sacrifice ! » se dit Irène, en
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5g REVUE DES DEUX MONDES,
réunissant ainsi dans sa rancune sa mère et son mari, comme
s'ils se fussent ligués contre elle. — En un instant, Lysel la re-
conquérait encore par son malheur : n'était-ce pas déjà le malheur
qui l'avait conquise une première fois? Tant de nobles femmes
se perdent pour consoler! Et leur cœur délicat saigne plus que
le nôtre des blessures qui nous frappent dans la lutte, que la
lutte guérit...
Seule, maintenant, dans la baignoire, comme un naufragé sur
un radeau, elle s'y trouvait moins seule que tout à l'heure, entre
ces deux êtres si proches et si différens d'elle. Lysel allait revenir;
ils seraient deux contre la foule, deux à la braver, si profondé-
ment unis que rien ne les séparerait plus désormais. Ils s'enfer-
meraient dans leur amour comme dans une tour imprenable.
Ils repousseraient toutes les attaques du dehors. Leur volonté
d'être heureux imposerait silence aux voix intérieures qui lui
faisaient tant de mal...
Cependant, la voix furieuse de Hugo Meyer éclata dans la
loge voisine, comme pour lui rappeler qu'ils avaient au moins un
ami : il devait tenir quelque critique ou quelque confrère, car il
employait des termes techniques, analysant la trame orchestrale
et les thèmes mélodiques en spécialiste parlant à un spécialiste.
Comme il ne réussissait sans doute pas à convaincre son inter-
locuteur, il finit par lancer une de ces bordées de jurons dont il
était coutumier. Des jeunes gens, debout dans l'orchestre, l'ayant
entendu, le lorgnèrent en ricanant. Le brave homme avait le
verbe haut : on sait qu'à l'un de ses concerts, où les sifQéurs de
Wagner refusaient d'écouter sa harangue, il avait déchaîné un
terrible scandale en leur lançant un mot qui n'est héroïque que
dans l'histoire. En ce moment, sa sonore colère soulageait
Irène : « Celui-là nous reste, songeait-elle, et celui-là ne s'est
jamais trompé! »
L'entr'acte se prolongeant, l'humeur de la foule s'aigrit dans
l'attente. L'indifl'érence devenait gouailleuse. On s'excitait d'un
groupe à l'autre. Des pieds impatiens esquissèrent le rythme des
« lampions. » Au moment où l'on frappait enfin les trois coups
au milieu de « ah! » prolongés, Lysel reparut dans la baignoire.
11 était pâle, comme un blessé. Il tremblait d'énervement. Une
crise de nerfs d'Aldona l'avait retenu pendant l'entr'acte. Gâtée
par ses succès d'artiste et de jolie femme, la chanteuse lui avait,
entre ses larmes, reproché son humiliation :
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l'ombre s'étend sur la montagne. 57
— SifQée, moi, moi!... sifflée!... Pour la première fois de
ma vie!... Et par votre faute, monsieur!...
Il raconta cette scène, frémissant. Irène lui prit les deux
mains, les serra» le plaignit de toute sa tendresse :
— Ah ! comme on vous aime !... comme on vous aime quand
vous êtes malheureux ! . . .
— Oh! oui, je vous en supplie, aimez-^moi toujours!. .•
Il était comme un enfant qui se réfugie dans des bras com-
patissans, le cœur gonflé par un chagrin trop gros pour ses
forces. Elle ne pensait plus qu'à W. bercer, qu'à le chérir, qu'à
le défendre au prix de toutes ses autres alTections, de ses scru-
pules, de ses devoirs, de sa vie...
Cependant, on prenait fort mal l'héroïque trahison de Wal-
lenrod, rien n'étant plus difficile à faire accepter du public que
ces sentimens complexes, qui déroutent ses catégories. L'orage
montait. Après s'être ennuyée, la salle s'indignait. On n'écoutait
plus. On comprenait de travers. On se demandait : « Qu'est-ce
que c'est que ces folies? » Des mains nerveuses froissaient le
livret. Les interprètes, affolés, lâchaient leurs parties. L'orchestre
jouait à la débandade. Laissant Lysel au fond de la loge, Irène
s'avança au balcon, debout, dans un irrésistible besoin de braver
la tempête. Comme un sifflet strident déchirait le tumulte, elle
y répondit en criant : « Bravo ! » La grosse voix de Hugo Meyer
fit chorus : n'y tenant plus, il venait la rejoindre, suivi par
Louise qui recommença ses objurgations :
— Mon cher Lysel!... Ma chère Madame!... Je vous en sup-
plie, calmez-le!...
Le vieux maître l'écarta, comme un buffle furieux peut
écarter une branche importune. Il secouait les mains de Lysel
en roulant ses yeux injectés, en cherchant les mots qu'il ne
trouvait plus ou qui s'empâtaient sur la langue épaissie :
— C'est une œuvre,... une œuvre... Ah! mon ami!... Vous
aurez une... une... une revanche,... un jour!... Je vous le pré-
dis!... Ils verront!... que c'était une œuvre!...
Lysel restait accablé :
— On n'a jamais vu un four pareil à TOpéra, répétait-il.
— Depuis Tannhœuserl s'écria Irène.
Hugo Meyer approuva :
— Oui, oui .. Et j'y étais aussi!... Et je... je leur criai...
comme aujourd'hui...
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38 REVUE DES DEUX MONDES.
— Dites-le-lui bien fort, monsieur, vous qu'il écoute, pour
qu'il le croie, et méprise ces hurleurs I.,.
Irène tendait le bras vers la salle, où éclatait la tempête des
sifflets, des huées, des « assez! » La musique,. maintenant, les
exaspérait autant que le drame : ils la trouvaient obscure, inco-
hérente, vide, criarde, elle leur faisait mal aux oreilles 1 Et les
quatre amis restaient debout dans leur loge, impuissans, déses*
pérés, comme des abandonnés qui voient gronder autour d'eux
l'incendie ou Tinondation.
Le rideau tomba : ce fut le signal d'un redoublement de
tapage. La foule démontée se livrait aux déchalnemens de cette
fureur collective qui se nourrit d'elle-même. On eut mille
peines à lui jeter le nom des deux auteurs : le nom inconnu de
Wladimir Pack fut couvert de dérision ; devant le nom aimé de
Lysel, les huées s'arrêtèrent im instant. Gomme elles recom*
mençaient de plus belle, sur l'initiative d'un groupe de siffleurs
massés dans un coin de l'orchestre, près de la baignoire de
M"'* Jaffé, Hugo Meyer, les poings en ayant, leur cria, de sa
voix formidable :
— Tas de brutes !
Chacun prenant sa part de l'injure, la clameur redoubla.
Dans les rangs les plus proches, on reconnaissait le vieux
maître, on le nommait, des questions et des réponses furieuses
s'entre-croisaient :
— Qu'est-ce qui lui prentl, à celui-là?
— C'est encore ce vieux foui
— On le croyait mort.
— Se figure-t-il qu'il est ici chez lui?
Ses grands bras gesticulaient dans l'encadrement de la loge,
tandis que Louise s'efforçait de le tirer par la manche : et les mots
ne sortaient plus de ses lèvres convulsées. Il parvint pourtant à
lancer encore une fois son cri :
— Tas de brutes!
Puis ses yeux chavirèrent, sa tête cramoisie retomba sur sa
poitrine, ses bras battirent l'air conmie les ailes d'un grand
oiseau blessé.
— Le vieux rageur! dit quelqu'un, il ne pouvait pas finir
autrement !
Des inconnus, envahissant la baignoire, s'empressaient autour
de lui. Les ouvreuses amenèrent un médecin. Louise gémissait :
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l'ombre s'étend sur la montagne. 59
— Ahl pourquoi a-t-il voulu venir?... Pourquoi!... Pour-
quoi!. .
La foule vidait lentement la salle, en fouillant des yeux la
baignoire où râlait le vieil artiste. On s'interrogeait. On se di-
sait de l'un à l'autre tout ce qu'on savait, et tout ce qu'on ne
savait pas :
— II était donc avec Lysel?
— Non. Dans la loge à côté. Lysel était avec une femme»
— Qui donc? Est-ce qu'on la connaît?
Il se trouva des gens renseignés pour répondre :
— M"* Jafifé. La femme de l'écrivain. Vous savez bien!...
IV. — LA DERNIÈRE PROMENADE
La veille du départ, Irène et Lysel firent ensemble une der-
nière promenade.
Lysel apportait à leur rendez-vous la tristesse anticipée de
cette séparation qu'il se reprochait d'avoir voulue, celle -de l'état
désespéré de son vieil ami dont la fin semblait prochaine, d'ob-
scurs pressentimens qu'il s'efforçait en vain de repousser; Irène
y venait dans l'angoisse de son cœur ballotté au gré de résolu-
tions contraires, accompagnée par la sourde voix menaçante qui
depuis si longtemps sonnait à son oreille le glas de son amour.
Par cette humide journée d'automne, par cette fin d'après-midi
déjà froide, ils trouvèrent solitaire à souhait le parc de Saint-
Gloud, où ils entrèrent par la porte de Sèvres. Quelques
silhouettes de promeneurs glissaient dans la grande allée; pour
les éviter, ils obliquèrent à gauche aussitôt après les grilles,
traversèrent les pelouses desséchées, gravirent la pente où des
hêtres, des acacias^ quelques bouleaux mariaient leurs feuillages
nuancés aux lourdes feuilles des marronniers. Leurs pas bruis-
saient sur une couche, épaisse déjà, de feuilles mortes; une
humidité fraîche, odorante, montait du sol, des herbes, des
branches, emperlait comme d'une rosée la voilette d'Irène, les
imprégnait tous deux de sa frissonnante mélancolie; les tons
rouilles des arbres, qu'un rayon de soleil eût animés, s'éteignaient
sous le ciel bas, où pendaient de gros nuages.
— Que cette heure est donc triste ! murmura Lysel.
— C'est beau, pourtant, répondit Irène.
— C'est désolé.
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60 REVUE DES DEUX MONDES.
Une idée musicale, éveillée par lliarmonie des couleurs, de
Talmosphère et de ses pensées, dut lui traverser Tesprit; car il
ajouta :
— Quel accompagnement!
Que ce soit le soleil du matin où l'ombre du soir qui les baigne,
qu'elle s'éveille dans la gai té du printemps ou s'assoupisse aux
approches de l'hiver, la nature nous offre toujours l'abri de
ses espaces, de ses ciels, de ses arbres et de ses eaux. Ses
murmures éternels bercent comme un chant la discordance de
nos passions passagères; en les écoutant, nous rentrons dans
son règne comme des atomes oubliés ou des sons perdus, et les
vaines plaintes de nos cœurs se fondent dans son concert. Ainsi,
la beauté de ce novembre en deuil nuançait d'une secrète dou-
ceur la tristesse de l'adieu tout proche...
Une autre avenue coupait les collines, de son large ruban
droit, entre les marronniers. D'autres silhouettes y passaient.
Les deux promeneurs pressèrent le pas pour la traverser, puis
reprirent leur lente ascension, si oppressés qu'ils entendaient
leurs souffles plus rapides.
— Il me semble que nous sommes des ombres errant sous
ces arbres, dit Lysel. Ne sentez-vous pas qu'il y a déjà de
l'espace entre nous?
Irène inclina la tête dans un geste d'acquiescement.
— Il y a déjà de l'espace entre nous, répéta Lysel. Pourtant
nous sommes ensemble : je vous vois, je vous sens, vous pou-
vez mettre votre main dans les miennes. Que sera-ce demain?
Irène murmura, faiblement :
— Après, il y aura le retour...
Mais elle ne croyait pas à ses propres paroles, et Lysel le
sentit :
— Ce sera si long! s'écria-t-il. Que de choses changeront
peut-être!... Le pauvre Hugo ne sera plus là : je lui ai dit adieu
tout à l'heure, il ne m'a pas reconnu... Oh! la douleur d'un
adieu qu'on sait éternel!... Vous, du moins, je vous retrou-
verai...
11 crut voir un éclair de doute traverser le regard d'Irène.
— Oui, je vous retrouverai, répéta-t-il avec plus de force...
Serez-vous la même?...
Elle lui pressa doucement le bras, sans répondre : le savait-
elle? EUe pensa que la vie joue avec nos cœurs comme le
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^w^m-'^r
l'ombre s'étend sur la montagne. 61
vent avec les feuilles, et ne voulut pas dire cela. Ils traver-
saient un pont rustique, jeté sur une gorge artificielle où des
plantes agrestes s'accrochaient aux rocailles. Ils s'arrêtèrent,
les yeux errans sur cette fantaisie alpestre ; des souvenirs
de belles heures sur les hauteurs, dans des étés enfuis, les
effleurèrent :
— Il y a des momens où Ton voudrait arrêter le temps, dit
Lysel en pensant à ces heures envolées. Quand on a l'amour,
on voudrait le garder toujours le même, toujours!,.. N'avez-vous
jamais eu ce désir, Irène, de rester comme nous sommes là,
sans entendre aucune voix du dehors, sans rien savoir de ce qui
n'est pas nous, pour une minute dont les secondes seraient des
siècles et qui ne finirait jamais?
— Oh! oui, fit-elle. Ensemble!...
— Mais tout change, je sais ! . . . Tout change autour de moi ! . . .
Pourquoi ne puis-je changer aussi?... J'ai l'âge où je vous ai
connue, Irène... Il me semble que j'aurai toujours cet âge-là!...
Ma vie n'ira pas plus loin : l'instant où je vous ai rencontrée la
fixée pour jamais... Des années ont coulé, n'est-ce pas?... Je suis
le même : je le resterai tant que j'aurai un souffle dans la poi-
trine!...
— Vous êtes fidèle et bon, mon ami... Pourtant, vous changez,
vous aussi, sans le voir... La vie joue avec nous comme le vent
avec ces nuages, et nous force à changer comme eux... C'est la
loi commune: il faut l'accepter!...
— Comment pouvez- vous dire cela?... Je n'accepte rien: je
me révolte!... L'amour, notre amour est plus fort que les
nuages... Au retour, nous arrêterons le temps comme l'aiguille
d'un cadran!...
— On arrête l'aiguille; le temps poursuit sa marche. Tout
ce qui doit passer, passe; tout ce qui doit changer, change...
Notre volonté n'y peut rien...
Ils s'étaient remis à marcher. Une clairière s'ouvrit devant
eux : une longue bande de gazon jauni par l'automne, bordé
par la forêt. Quelques vaches tondaient sans bruit les derniers
brins d'herbe. Les mêmes souvenirs revinrent, plus précis, plus
nombreux, plus pressans : leurs meilleures journées, leurs plus
belles heures, ils les avaient eues là-haut, au cours des ctcs
tranquilles, dans la solitude des pâturages, aux flancs des vallées
en fleurs; quel hasard fatidique leur en renvoyait donC| en ces
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62 . REVUE DBS DEUX MOMD|».
tristes înstans, l'image ternie, l'écho assourdi? Irène s'arrêta, en
regardant son ami :
— Vous rappelez-vous nos promenades, là-bas, autour d'In.-
terlaken?... Et les autres années, à Zermatt, àSaas-Fée^ à Sal-
van?,..
La vision de ces heures emportées au courant du passé, celle
des paysages immobiles qui se mireraient en d'autres regards et
prêteraient à d'autres voyageurs leur décor passif et magnifique,
traversa leur pensée ; leurs yeux se fermèrent ensemble comme
pour la retenir. La même angoisse affreuse les oppressait tous
deux, au même endroit du cœur: ces heures ne reviendraient
jamais; le cours infini du temps n'en ramènerait plus de pa-
reilles, pas plus que le fleuve qui fuit sans cesse ne ramène deux
fois la même goutte d'eau ; le glissement des années les affaibli-
rait dans leur mémoire, jusqu'à ce que la mort achevât de les
effacer... La douleur fut si aiguë, que des larmes mouillèrent
leurs cils. Ils les essuyèrent d'un geste furtif, en se détournant,
puis se regardèrent en tâchant de sourire, chacun cherchant du
courage dans son désir d'en inspirer. Et de nouveau, ils se
réfugièrent dans le silence amical où tout se cache, où tout
s'exprime, dans ce vibrant sifence où se rejoignent, à l'abri
des obstacles et des regrets, les cœurs que sépare la vie, qu'unit
l'amour. Ils se turent délicieusement, dans une entente qu'aucune
parole ne saurait exprimer. Ils se turent comme on se tait en-
semble quand on s'aime, sûrs que les ondes de leurs pensées se
confondaient dans un accord plus parfait que ceux des sons les
plus harmonieux. Des minutes divines, dont un seul d'entre eux
devait un jour mesurer le prix, s'envolèrent dans le vent frais,
dans le vent insensible qui cueillait autour d'eux les feuilles
mourantes et les déposait sur le sol avec un frôlement plaintif.
— Ah ! chérie ! appela enfin Lysel, dans un immense élan de
tendresse.
Elle se serra contre lui, tremblante d'émotion, de crainte,
d'amour. Le ciel, déjà si bas, s'alourdissait encore : sa noirceur
menaçante chassait du parc les derniers promeneurs, et peut-
être alourdissait encore leurs pressentimens.
— Nous avions les mêmes appréhensions là-bas, le soir
d'Umspunnen, dit Lysel pour répondre à leurs pensées. Vous
souvenez-vous?... Moi, je craignais quelque chose... quelque
chose de plus cruel encore que le départ...
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l'ombre s'étend sur la MO/iTAGNE. 63
— Pourquoi rappelez- vous cela? interrompit-elle.
— Ne croyez pas que ce soit pour vous faire un reproche!...
Non, non!... Au contraire, c'est pour vous dire que nous nous
sommes retrouvés quand même... Je vous ai sentie si près de
moi, l'autre soir, dans mon malheur... Si près, et si tendrement
consolante!... Plus près que jamais, chérie!... comme si je vous
avais reconquise !... Quand je suis rentré en pensant à vous, je
savais qu'aucun triomphe ne m'aurait donné un bonheur égal!...
Maintenant, voyez, nous sommes ensemble encore une fois!...
Elle murmura :
— Pour si peu de temps!...
Seâ regards étaient chargés d'amour et de désespoir. Lysel
n'en retint, n'en voulut retenir que l'amour.
— Pour peu de temps, c'est vrai, dit-il, à cause de ce maudit
voyage. Mais après?... Quand je vous aurai retrouvée, je ne
partirai plus jamais!...
Elle sourit tristement, sans relever ces paroles: le courant
de ses intimes pensées l'empêchait de suivre son ami vers l'ave-
nir incertain ; au contraire, il la ramenait obstinément au passé,
comme une eau qui reviendrait à la source prête à tarir. Peut-
être songeait-elle au couchant d'Interlaken, peut-être à d'autres
soirées ; elle dit : ^
— Cette fois, le soleil tombe sans éclat, la nuit triomphe
dans tout l'espace ; il n'y a pas devant nous de cime blanche qui
retienne un dernier rayon de lumière, la saison meurt comme
le jour, c'est le froid, c'est l'obscurité, c'est Thiver... Nous en
sommes entourés...
— Taisez-vous 1 supplia Lysel ; ne doutons pas de l'avenir !
— Vous dites cela, et vous partez demain, et nous sommes
ici pour nous dire adieu !...
— Pas adieu, corrigea-t-il : au revoir!
— Je sais, vous n'aimez pas les mots qui déchirent. Ils sont
les plus vrais, cependant. Adieu, quand on va se quitter, n'est-ce
pas le seul qui convienne? Il veut dire : Je vous remets au destin,
au hasard, à la fatalité...
— A Dieu ! dit gravement Lysel.
— Peut-être!...
En ce moment, deux gamins dévalèrent des pentes, en se
poursuivant, avec des cris. Le plus petit tomba, pleura, boita.
L'autre lui frotta la jambe et l'emmena en répétant :
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64 REVUE DES DEUX MO.^DE».
— Dépêche-toî quand même, il va pleuvoir!.,.
Ils disparurent: leur bruit s'étouffa au bas de la colline. La
courte diversion permit à Irène de se ressaisir.
— Vous avez raison, reprit-elle quand le silence se fut réta-
bli. L'avenir nous est caché: mieux vaut donc espérer!
— Oui, affirma Lysel dans un élan de confiance, il faut
espérer !
Ce fut comme un rayon de soleil dans un ciel noir.
— Nous perdons nos derniers înstans à nous désoler, reprit-il;
nous aurions tant de choses à nous dire!...
Il avisa un tronc d'arbre allongé à la lisière du bois.
— Si nous nous asseyions là, pour causer? proposa-t-il.
Mais quand ils furent assis à côté Tun de l'autre, dans le
mystère du crépuscule, les paroles manquèrent encore à leurs
cœurs gonflés. Ce fut Irène qui rompit le silence :
— Eh bien?... detnanda-t-elle en tâchant de sourire.
— D'abord... vous ne douterez jamais de moi?
— Je n'ai jamais douté de vous, mon ami.
— Et vous m'écrirez?
— Oui, je vous écrirai.
— Régulièrement, comme les autres fois?
— Je tâcherai... Mais les lettres !...
— Je sais: on ne peut pas tout se dire.
— On a peur de tout se dire!... Ces petits morceaux de papier
qui traverseront la mer, on n'ose pas s'y fier tout à fait... Et
puis, on cause si mal, la plume à la main!... Vous savez, je ne
suis pas une Se vigne, moi !...
— Ces petits morceaux de papier, comme vous dites, m'ai-
deront pourtant à supporter l'absence... Je les attendrai... Ils
me diront où vous êtes, qui vous voyez, ce que vous faites...
Vous me raconterez tout ce qui vous arrive... C'est un grand
efl'ort, que je vous demande là... Vous parlez si peu de vous!...
Tenez! vous ne m'avez plus rien dit de vos projets de voyage,
pour cet hiver...
— Incertains, comme tant de choses... M. Jafîé parle de
partir très prochainement.
Elle ne dit pas qu'elle avait dû lutter pour retarder le départ.
— Je ne serai pas fâché de vous savoir en Italie, pendant mon
absence : ici, il peut toujours survenir quelque chose... Par
exemple, je compte bien que vous rentrerez en môme temps
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l'ombre s'étend sur la montagne. 63
que moi!... Sinon, ah! sinon, je vous avertis que j'irai vous
chercher!... Même, si notre revoir n'en était pas retardé, j'ai-
merais autant cela... Il y a toujours tant de dérangemens im-
prévus, à Paris !... Et puis, quel beau cadre, pour se retrouver, au
printemps, qu'une de ces chères villes de lumière et d'amour!...
Avec son habituelle mobilité d'impressions, il s'ouvrait à
l'espoir. Ses yeux brillaient : le long espace de leur séparation
était aboli. Il se mit à parler du retour comme d'une dette que
la destinée leur payerait une fois encore. Il dit ce qu'il souhaitait
de changer ou de conserver dans le plan de leur existence. 11
disposa de l'avenir. Irène, en l'écoutant, regardait voltiger les
feuilles autour d'eux; elle songeait toujours aux forces insen-
sibles qui nous traitent comme le vent traitait ces innombrables
feuilles, qui nous arrachent, nous emportent, nous déposent où
il leur plaît, selon des fins inconnues, sans que nos vœux les
arrêtent, sans que nos désespoirs les fléchissent; et peut-être
en sentait-elle le souffle dans ses cheveux, tandis que Lysel
allait toujours, emporté par sa fantaisie, comme un èavalier qui
ne voit pas l'abime.
— Vous n'êtes déjà presque plus triste, fit-elle avec un bon
sourire indulgent.
— C'est un répit : je le redeviendrai dès que je ne vous ver-
rai plus... Quand vous êtes là, près de moi, il me semble que
nous ne nous quitterons jamais ou que nous nous retrouverons
demain...
— Demain ! répéta- t-elle.
Et, se reprenant encore :
— La confiance se gagne : vous en avez assez, à cette heure,
pour m'en donner un peu !...
Une fine pluie d'automne commençait à tomber. Ils regar-
dèrent le ciel, tout noir, tout bas, Tair qui s'embrumait, les
gouttelettes déjà serrées qui s'accrochaient aux brins d'herbe.
— Il faudrait rentrer, dit Irène en se levant.
— Nous causions si bien! répondit Lysel. Pourquoi la pluie
vient-elle nous gâter notre dernière promenade!...
Comme si ces mots ramenaient les sombres pressenti mens
dans Tesprit d'Irène, elle les répéta, à demi-voix, d'un accent
profond qui en changeait le sens :
— Notre dernière promenade !...
Pour redescendre, ils passèrent au pied des rocailles, par
TOMi XXXVII. — 1907. 5
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66 REVUE DES DEUX MONDES.
la gorge étroite où s'épaississaient les ombres du crépuscule. Le
silence était plus profond : les bruits éloignés de la route ne
leur parvenaient plus. Ils n'entendaient que le crépitement de
la pluie sur les feuilles sèches. Ils se sentaient bien seuls, dans
cet enfoncement y aux approches de la nuit, gardés de loin par
les arbres que l'automne dépouillait. Lysel s'arcêta, en appelant :
— Irène !...
Gomme elle s arrêtait aussi, il la serra contre sa poitrine et
lui baisa les lèvres, en balbutiant :
— Au revoir!... Au revoir I...
Elle voulut lui renvoyer cette parole d'espérance : elle ne
put. Une main ténébreuse lui fermait la bouche. Elle respirait
une haleine de mort. Elle eut la sensation foudroyante d'un
affreux déchirement; raidissant ses forces pour repousser ce
souffle d'agonie, elle ne parvint qu'à en dissimuler l'horreur, et
gémit, malgré elle, d'une voix d'enfant qui exjpire :
— Adieu !... Adieu !...
Lysel eut-il l'obscure intuition de Tappel terrible qu'elle
entendait si clairement ? Il ne lui demanda pas de corriger ce
mot fatal. Mais ils ne le répétèrent plus, en se quittant un peu
plus tard au bord du fleuve qui les avait ramenés. Irène s'éloi-
gna dans le soir et la pluie. Lysel, appuyé au parapet, suivit des
yeuï la silhouette que l'ombre effaçait. Quand il ne la vit plus,
il lui sembla qu'il restait seul à jamais, perdu dans le vaste
monde où il allait errer...
Edouard Rod.
[La troisième partie au prochain numéro.)
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LE CAHIER ROUGE
DE
BENJAMIN CONSTANT
MA VIB: (1767-1787)
I
lorsqu'il y a quelques mois, Ferdinand Bninetière encourageait If™* U
baronne Constant de Rebecque à faire connaître ce fragment inédit de Tau-
tobiographie de Benjamin Constant, et, pour triompher de ses hésitations,
raiocre ses derniers scrupules à ce sujet, lui proposait de le présenter Ini-
même au public, il lui écrivait : u Je vous ferai dix lignes d'introduction.
Ceia suffira. Benjamin Constant se passe de réclame. » La publication ayant
dû être retardée, la promesse n'a pu, hélas ! être tenue. Mais après avoir reçu
communication de la lettre qu'il adressait, le 30 juin, à M"^^ la baronne
Constant de Rebecque, nous avons pensé que cette lettre était préférable à
toute antre préface pour présenter à nos lecteurs le Cahier rouge. Cette
confession de Benjamin Constant relative à ses premières années de jeunesse
pourrait sans doute à elle seule suffire pour expliquer la vie et faire com-
prendre le caractère de l'auteur d'Adolphe,
Voici cette lettre qui restera en quelque sorte un suprême hommage à
celui 4 qui doit revenir l'honneur de cette publication.
(i) Le Cahier rouge de Benjamin Constant provient de la succession de son
coosm germain, M. Auguste Constant de Rebecque d'Hermenches, et appartient
actuellement à l'arrière-petit-fils de ce dernier, Marc-Rodolphe Cooetant de
Rebecque.
Seul M. Philippe Godet a eu connaissance du manuscrit avec l'autorisation de
la famille de Constant et en a fait quelques extraits pour son ouvrage : AC""* de
Charrière et ses amis, paru en 1906, et couronné par rAcadémie française.
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68 BEVUE DES DEUX MONDES.
Paris, 30 juin 1906.
Madaue,
Est-il vraiment impossible de publier dans on prochain numéro de
la Revue des Deux Mondes le Cahier rouge de Benjamin Constant?
L'occasion serait en effet plus favorable en ce moment qu'elle ne l'a
été en aucun temps. L'Académie française vient de couronner le livre
de M. Ph. Godet sur Madame de Charrière, et il en sera rendu compte
dans im prochain numéro de la Bévue. Je crois vous avoir dit que
j'étais en possession de la Correspondance de B. Constant avec P. de
Barante, et que je n'attendais pour la donner que d'avoir pu au préa-
lable publier le Cahier rouge. Vous avez sans doute connaissance du
volume de M. V. Glachant intitulé, assez bizarrement d'ailleurs :
Benjamin Constant sous Vœil du Guet. Vous n'ignorez pas qu'on
imprime pour les faire paraître assez prochainement deux gros vo-
lumes d'un M. Rudler sur Benjamin Constant. Toutes ces publications
ne peuvent manquer d'éveiUer l'attention de la critique, et Benjamin
Constant va redevenir un sujet d'études politiques et littéraires, et
sans doute quelqu'un voudra lui consacrer le livre qu'on n'a pas
encore écrit sur lui.
Mais en de telles conditions, et pour ne point parler du « service
rendu, » ai-je besoin d'insister pour vous dire quel heureux effet pro-
duirait la publication du CaAierroMg^e? Je vous disais que le moment
n'a jamais été plus favorable, je crois pouvoir dire qu'il ne le sera
jamais. Et si je ne vous en dis pas davantage, c'est que vous le savez
comme moi.
Ces conditiolis sufGront-elles, Madame, pour vaincre une résistance
que je ne veux pas croire qui soit une opposition absolue? U. me
semble en tout cas qu'elles pourront peut-être l'ébranler. Si je plaide
ma cause d'éditeur, meâ argumens n'en sont pas moins dans l'intérêt
et de Benjamin lui-même, et du nom de Constant. Si, comme je l'espère,
c'est aussi votre conviction, vous réussirez à la faire partager, et j'ai
quelque idée qu'en voyant le succès delà publication et la nature de ce
succès, l'on ne se repentira pas finalement d'avoir cédé, si j'ose le dire,
h nos instances.
F. Brunetièrb.
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LE CAUIER nOUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 69
I
Je suis né le 25 octobre 1767, à Lausanne, en Suisse,
d'Henriette de Ghandieu (1), d'une ancienne famille française (2),
réfugiée dans le pays de Vaud pour cause dé religion, et de Juste
Constant de Rebecque (3), colonel dans un régiment suisse au ser-
vice de Hollande. Ma mère mourut en couches, huit jours après
ma naissance. Le premier gouverneur dont j'ai conservé un sou-
venir un peu distinct fut un Allemand nommé Stroelin, qui me
rouait de coups, puis m'étouffait de caresses pour que je ne me
plaignisse pas à mon père. Je lui tins toujours fidèlement pa-
role, mais la chose s'étant découverte malgré moi, on le ren-
voya de la maison. Il avait eu, du reste, une idée assez ingé-
nieuse, c'était de me faire inventer le grec pour me l'apprendre,
c'est-à-dire qu'il me proposa de nous faire à nous deux une
langue qui ne serait connue que de nous : je me passionnai pour
cette idée. Nous formâmes d'abord un alphabet, où il introduisit
les lettres grecques. Puis nous commençâmes un Dictionnaire
dans lequel chaque mot français était traduit par un mol grec.
Tout cela se gravait merveilleusement dans ma tète, parce que
je m'en croyais l'inventeur. Je savais déjà une foule de mots
grecs, et je m'occupais de donner à ces mots de ma création des
lois générales, c'est-à-dire que j'apprenais la grammaire grecque,
(piand mon précepteur fut chassé. J'étais alors âgé de cinq ans.
J*en avais sept quand mon père m'emmena à Bruxelles, où il
voulut diriger lui-même mon éducation. Il y renonça bientôt, et
(1) I^ famille de Ghandieu était du Dauphiné. Antoine de la Roche-Chandien,
pasteur sélé, était aumônier de Henri IV à la bataille de Goutras. Ils émigrèrent
en Suisse pour cause de religion.
Voyez, pour plus de détails : Lettres de Benjamin Constant à sa famille, pré-
cédées d'une Introduction par Jean H. Menos, Albert Savine. Paris, 1888.
(2) Les Constant de Kebecque sont originaires d'Aire-en-Artois. L'un d'eux
pas»a du service de Charles-Quint à celui de Henri IV dont il sauva la vie à la
bataiUe de Goutras. Ayant embrassé la Religion réformée, ils se réfugièrent en
Suisse lors des persécutions. Plusieurs d'entre eux suivirent la carrière des armes
au service des Pays-Bas. Le père de Benjamin fut du nombre.
(3) « M. Juste de Constant avait une figure imposante, beaucoup d'esprit et de
singularité dans le caractère. Il était défiant, aimait à cacher ses actions, chan-
geait facilement de principes et de façons dépenser. Il eut des amis et des ennemis
violens. »
M^ de Ghandieu était beUe et d'un caractère angélique. Elle mourut après deux
•ns, de mariage, et ce malheur a influé sur tout le reste de la vie de son mari. »
Journal de Rosalie de Constant : Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, par
Lude Aèhard. Eggimann, Genève, 1902.
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70 REVUE DES DEUX MONDES.
me donna pour précepteur un Français, M. de la Grange, qui
était entré comme chirurgien-major dans son régiment. CeM.de
la Grange faisait profession d'être athée. C'était du reste, autant
qu'il m'en souvient, un homme assez médiocre, fort ignorant, et
d'une vanité excessive. Il voulut séduire la fille d'un maître de
musique chez qui je prenais des leçons. Il eut plusieurs avan-
tures assez scandaleuses. Enfin il se logea avec moi dans une
maison suspecte, pour être moins gêné dans ses plaisirs. Moa
père arriva furieux de son régiment, et M. de Lagrange fut
chassé. En attendant que j'eusse un autre mentor, mon père me
plaça chez mon mattre de musique. J'y demeurai quelques mois.
Cette famille que le talent du père avait sortie de la classe la
plus commune me nourrissait et me soignait fort bien, mais ne
pouvait rien pour mon éducation; j'avais quelques maîtres dont
j'esquivais les leçons, et l'on avait mis à ma disposition un cabi-
net littéraire du voisinage dans lequel il y avait tous les romans
du monde, et tous les ouvrages irréligieux alors à la mode. Je
lisais huit à dix heures par jour tout ce qui me tombait sous la
main, depuis les ouvrages de La Mettrie jusqu'aux romans de
Crébillon. Ma tète et mes yeux s'en sont ressentis pour toute ma
vie. Mon père qui, de temps en temps, venait me voir, rencontra
up ex-jésuite qui lui proposa de se charger de moi. Cela n'eut pas
lieu, je ne sais pourquoi. Mais dans le même temps un ex-avocat
français, qui avait quitté son pays pour d'assez fâcheuses affaires
et qui étant à Bruxelles, avec une fille qu'il faisait passer pour sa
gpuvernante, voulait former un établissement d'éducation,
s'offrit et parla si bien que mon père crut avoir trouvé un homme
admirable. M. Gobert consentit pour un prix très haut à me
prendre chez lui. Il ne me donna que 4es leçons de latin qu'il
savait mal, et d'histoire, qu'il ne m'enseignait que pour avoir
une occasion de me faire copier un ouvrage qu'il avait com-
posé sur cette matière et dont il voulait avoir plusieurs copies.
Afais mon écriture était si mauvaise et mon inattention si
grande, que chaque copie était à recommencer, et pendant plus
d'un an que j'y ai travaillé, je n'ai jamais été plus loin que
l'avant-propos. M. Gobert cependant et sa maîtresse, étant deve-
nus l'objet des propos publics, mon père en fut averti. Il s'en-
suivit des scènes dont je fus témoin et je sortis de chez ce troi-
sième précepteur, convaincu pour la troisième fois que ceux
qui étaient chargés de m'instruire et de me corriger étaient eux-
mêmes des hommes très ignorans et très immoraux. Mon père
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LE CAHIER ROUGE DE BKNJAMIN CONSTANT. 71
me ramena en Suisse, où je passai quelque temps, sous sa
seule inspection, à sa campagne. Un de ses amis lui ayant parlé
d'un Français d'un certain âge qui vivait retiré à la Chaux-de-
Fonds près de Neuchâtel, et qui passait pour avoir de l'esprit et
des connaissances, il prit des informations, dont le résultat fut
que M. Duplessis, — c'était le nom de ce Français, — était un
moine défroqué qiii s'était échappé de son couvent, avait changé
de religion et se tenait caché, pour n'être pas poursuivi, même
en Suisse, par la France. Quoique ces renseignemens ne fussent
pas très favorables, mon père fit venir M. Duplessis qui se
trouva valoir mieux que sa réputation. Il devint donc mon qua-
trième précepteur. C'était un homme d'un caractère très faible,
mais bon et spirituel. Mon père le prit tout de suite en très
grand dédain, et ne s'en cacha point avec moi, ce qui était une
mauvaise préparation pour la relation d'instituteur et d'élève.
M. Duplessis remplit ses devoirs du mieux qu'il put et me fît
faire assez de progrès. Je passai un peu plus d'un an avec lui,
tant en Suisse qu'à Bruxelles et en Hollande. Au bout de ce
temps, mon père s'en dégoûta, et forma le projet de me placer
dans une université d'Angleterre. M. Duplessis nous quitta pour
être gouverneur d'un jeune comte d'Âumale. Malheureusement,
ce jeune homme avait une sœur assez belle et très légère dans
sa conduite, elle s'amusa à faire tourner la tête au pauvre moine^
qui en devint passionnément amoureux. Il cachait son amour
parce que son état, ses cinquante ans et sa fîgure lui donnaient
peu d'espérance, lorsqu'il découvrit qu'un perruquier moins
vieux et moins laid était plus heureux que lui. Il fit mille folies
qu'on traita avec une sévérité impitoyable. Sa tête se perdit et
il finit par se brûler la cervelle. Cependant mon père partit avec
moi pour l'Angleterre, et, après un séjour très court à Londres,
il me conduisit à Oxford. Il s'aperçut bientôt que cette univer-
sité, oii les Anglais ne vont finir leurs études qu'à vingt ans, ne
pouvait convenir à un enfant de treize. Il se borna donc à me
faire apprendre l'anglais, à faire quelques courses dans les envi-
rons pour son amusement, et nous repartîmes au bout de deux
mois, avec un jeune Anglais qu'on avait recommandé à mon
père comme propre à me donner des leçons, sans avoir le titre
et les prétentions d'un gouverneur, choses que mon père avait
prises en horreur, par quatre expériences successives. Mais il en
lut de cette cinquième tentative comme des précédentes. A peine
M. May fut-il en route avec nous, que mon père le trouva ridi-
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-f^
72 REVUE DES DEUX MONDES.
cule et insupportable. 11 me mit dans la confidence de ses im-
pressions, et delà sorte mon nouveau camarade ne fut plus pour
moi qu'un objet de moquerie et de dérision perpétuelle.
M. May passa un an et demi à nous accompagner en Suisse
et en Hollande. Nous séjournâmes assez longtemps dans la petite
ville de Gertruydenberg. Là, je devins, pour la première fois,
amoureux. Ce fut de la fille du commandant, vieux officier,
ami de mon père. Je lui écrivais toute la journée de longues
lettres que je ne lui remettais pas : et je partis sans lui avoir
déclaré ma passion, qui survécut bien de deux mois à mon
départ. Je l'ai revue depuis : et l'idée que je l'avais aimée lui
avait laissé un intérêt ou peut-être simplement une curiosité
assez vive sur ce qui me regardait. Elle eut une fois le mouve-
ment de me questionner sur mes sentimens pour elle ; mais on
nous interrompit. Quelque temps après elle se maria et mourut
en coucbes. Mon père qui n'aspirait qu'à se débarrasser de M. May,
saisit la première occasion de le renvoyer en Angleterre. Nous
retournâmes en Suisse où il eut recours, pour me faire prendre
quelques leçons, à un M. Bridel, homme assez instruit, mais très
pédant et très lourd. Mon père fut bientôt choqué de l'importance,
de la familiarité, du mauvais ton du nouveau Mentor qu'il
m'avait choisi; et dégoûté, par tant d'essais inutiles, de toute
éducation domestique, il se décida à me placer, à quatorze ans,
dans une Université d'Allemagne. Le Margrave d'Anspach, qui
était alors en Suisse, dirigea son choix sur Erlang. Mon père
m'y conduisit et me présenta lui-même à la petite Cour de la
margrave de Bareith, qui y résidait. Elle nous reçut avec tout
l'empressement qu'ont les princes qui s'ennuient pour les étran-
gers qui les amusent, elle me prit en grande amitié. En effet,
comme je disais tout ce qui ite passait par la tête, cfue je me
moquais de tout le monde, et que je soutenais avec assez d'esprit
les opinions les plus biscornues, je devais être, pour une Cour
allemande, un assez divertissant personnage. Le Margrave d'Ans-
pach me traita de son côté avec la même faveur. Il me donna
un titre à sa Cour, où j'allai jouer au pharaon et faire des dettes
de jeu que mon père eut le tort et la bonté de payer.
Pendant la première année de mon séjour à cette Université,
j'étudiai beaucoup, mais je fis en même temps mille extrava-
gances. La vieille Margrave me les pardonnait toutes et ne m'en
aimait que mieux : et dans cette petite ville, ma faveur à la Cour
faisait taire tous ceux qui me jugeaient plus sévèrement. Mais je
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LE CABIER ROUGB DE BENJABHN CONSTANT. 73
voulus me donner la gloire d'avoir une maîtresse. Je choisis une
fille d'une assez mauvaise réputation et dont la mère avait, dans
je ne sais quelle occasion, fait à la Margrave je ne sais quelles
impertinences. Le bizarre de la chose c'est que, d'un côté, je n'ai-
mais point cette fille, et que, de l'autre, elle ne se donna point à
moi. Je suis le seul homme vraisemblablement auquel elle ait
résisté. Mais le plaisir de faire et d'entendre dire que j'entretenais
mie maîtresse me consolait, et de passer ma vie avec ime per-
sonne que je n aimais point et de ne pas posséder la personne que
j'entretenais. La Margrave fut très offensée de ma liaison à la-
quelle ses représentations ne firent que m'attacher davantage.
Ces représentations remplissaient mon but qui était qu'on parlât
de moi. En même temps, la mère de ma prétendue maîtresse tou-
jours pleine de haine contre la Margrave, et flattée de l'espèce
de rivalité qui s'était établie entre une princesse et sa fille, ne
cessait de me pousser à toutes sortes de procédés offensans
contre la Cour. Enfin la Margrave perdit patience et me fit
défendre de paraître chez elle. Je fus d'abord très affligé de ma
disgrâce, et je tentai de reconquérir la faveur que j'avais pris à
lâche de perdre. Je ne réussis pas. Tous ceux que' cette faveur
avait empêchés de dire du mal de moi s'en dédommagèrent. Je
fus l'objet d'un soulèvement et d'un blâme général. La colère et
l'embarras me firent encore faire quelques sottises. Enfin, mon
jière, instruit de tout ce qui se passait par la Margrave, m'or-
donna de le rejoindre à Bruxelles, et nous partîmes ensemble
pour Edimbourg. Nous arrivâmes dans cette ville le 8 juillet 1783.
Mon père y avait d'anciennes connaissances, qui nous reçurent
avec tout l'empressement do l'amitié et toute l'hospitalité qui
caractérise la nation écossaise. Je fus placé chez un professeur
de médecine qui tenait des pensionnaires.
Mon père ne séjourna que trois semaines en Ecosse. Après son
départ, je me mis à l'étude avec une grande ferveur, et alors
commença l'année la plus agréable de ma vie. Le travail était à
ia mode parmi les jeimes gens d'Edimbourg. Ils formaient plu-
sieurs réunions littéraires et philosophiques : je fus de quelques-
nneSy et je m'y distinguai comme écrivain et comme orateur,
quoique dans une langue étrangère. Je contractai plusieurs liai-
sons très étroites avec des hommes qui, pour la plupart, se sont
fait connaître en avançant en âge ; de ce nombre sont Mackin-
tosh, actuellemont grand juge à Bombay, Laïng, un des meil-
leurs continuateur-' de Kobertson, etc. Parmi tous ces jeunes
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74 REVUE DES DEUX MONDES.
gens, celui qui semblait promettre le plus était le fils d'un mar-
chand de tabac, nommé John Wilde. Il avait sur tous ses amis
une autorité presque absolue, bien que la plupart lui fussent
très supérieurs par la naissance et par la fortune : ses connais-
sances étaient immenses, son ardeur d'étude infatigable, sa con-
versation brillante, son caractère excellent. Après être parvenu
par son mérite à la place de professeur et avoir publié un li\Te
qui avait commencé sa réputation d'une manière très avanta-
geuse, il est devenu fou furieux et actuellement, s'il n'est pas
mort, il est enchaîné dans un cachot sur la paille. Misérable
espèce humaine, qu'est-ce que de nous et de nos espérances! Je
vécus environ dix-huit mois à Edimbourg, m'amusant beaucoup^
m'occupant assez et ne faisant dire que du bien de moi. Le
malheur voulut qu'un petit Italien qui me donnait des leçons de
musique, me fit connaître une banque de pharaon que tenait son
frère. Je jouai, je perdis, je fis des dettes à droite et à gauche,
et tout mon séjour fut gâté. Le temps que mon père avait fixé
pour mon départ étant arrivé, je partis en promettant à mes
créanciers de les payer, mais en les laissant fort mécontens et
ayant donné contre moi des impressions très défavorables; je
passai par Londres où je m'arfêtai fort inutilement trois semaines,
et j'arrivais à Paris dans le mois de mars 1785. Mon père avait
fait pour moi un arrangement qui m'aurait valu des agrémens
de tout genre si j'avais su et voulu en profiter. Je devais loger
chez M. Suard qui réunissait chez lui beaucoup de gens de lettres,
et qui avait promis de m'introduire dans la meilleure société de
Paris. Mais mon appartement n'étant pas prêt, je débarquai dans
un hôtel garni; j'y fis connaissance avec un Anglais fort riche
et fort libertin ; je voulus l'imiter dans ses folies, et je n'avais
pas été un mois à Paris que j'avais des dettes par-dessus la têteî
Il y avait bien un peu de la faute de mon père qui m'envoyait
à dix-^huit ans, sur ma bonne foi, dans un lieu où je ne pou-
vais manquer de faire fautes sur fautes. J'allai cependant à
la fin loger chez M. Suard et ma conduite devint moins extra-
vagante.
Mais les embarras dans lesquels je m'étais jeté en débutant
eurent des suites qui influèrent sur tout mon séjour. Pour comble
de malheur, mon père crut devoir me placer sous une surveillance
quelconque, et s'adressa pour cet effet à un ministre protestant,
chapelain de l'ambassadeur de Hollande. Celui-ci crut faire mer-
veille en lui recommandant un nommé Baumier, qui s'était pré-
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LE CAHIER ROUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 75
sente ài lui comme un protestant, persécuté pour cause de reli-
gion par sa famille. Ce Baumier était un homme perdu de mœurs^
sans fortune, sans asile, un véritable chevalier d'industrie de la
plus mauvaise espèce. 11 tâcha de s'emparer de moi, en se met*
tant de moitié dans toutes les sottises que je voulais faire, et il
ne tint pas à lui que je n'adoptasse le genre de vie le plus dis-
solu et le plus abject. Comme, indépendamment de tous ses vices^
il était sans esprit, fort ennuyeux et très insolent, je me lassai
biaitôt d'un homme qui ne faisait que m'accompagner chez des
tilles et m'emprunter de l'argent, et nous nous brouillâmes. Il
écrivit, je crois, à mon père, et il exagéra, je suppose, le mal qu'il
y avait à dire de moi, quoique la vérité fût déjà très suffisante,
lion père arriva lui-même à Paris et m'emmena à Bruxelles, od
il me laissa pour retourner à son régiment. Je restai à Bruxelles
depuis le mois d'août jusqu'à la fin de novembre, partageant
mon temps entre les maisons d'Anet et d'Aremberg, anciennes
connaissances de mon père, et qui, en cette qualité, me firent
on très bon accueil, et une coterie de Genevois, plus obscure,
mais qui me devint bien plus agréable. Il y avait dans cette
coterie une femme d'environ vingt-six à vingt-huit ans, d'une
figure fort séduisante et d'un esprit fort distingué. Je me senh
tûs entraîné vers elle, sans me l'avouer bien clairement, lors-
que, par quelques mots qui me surprirent d'abord encore plus
qu'ils ne me charmèrent, elle me laissa découvrir qu'elle m'ai-
mait. II y a, dans le moment où j'écris, vingt-cinq ans d'écoulés
depuis le moment où je fis cette découverte, et j'éprouve encore
on sentiment de reconnaissance en me retraçant le plaisir que
j'en ressentis.
M"* Johannoty c'était son nom, s'est placée dans mon sou-
venir, différemment de toutes les femmes que j'ai connues : ma
liaison avec elle a été bien courte et s'est réduite à bien peu de
chose. Mais elle ne m'a fait acheter les sensations douces qu'elle
m'a données par aucun mélange d'agitation ou de peine : et à
quarante-quatre ans je lui sais encore gré du bonheur que je
lui ai dû lorsque j'en avais dix-huit. La pauvre femme a fini bien
tristement. Mariée à un homme très méprisable de caractère et
de mœurs très corrompues, elle fut d'abord traînée par lui à
Paris où il se mit au service du parti qui dominait, devint, quoique
étranger, membre de la Convention, condamna le Roi à mort
6t continua jusqu'à la fin de cette trop célèbre assemblée à y
jouer un rôle lâche et équivoque* Elle fut ensuite reléguée dans
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'^^^ - .' -'--^^'^w^^il
76 REVUE DES DEUX MONDES.
un village d'Alsace pour faire place à une maîtresse que son
mari entretenait dans sa maison, elle fut enfin rappelée à Paris
pour y vivre avec cette maîtresse que son mari voulait l'obliger
à servir, et les mauvais traitemens dont il l'accabla la poussèrent
à s'empoisonner. J'étais alors à Paris moi-même et je demeu-
rais dans son voisinage : mais j'ignorais qu'elle y fût, et elle est
morte â quelques pas d'un homme qu'elle avait aimé et qui n a
jamais pu entendre prononcer son nom sans être ému jusqu'au
fond de l'âme; elle est morte, dis-je, se croyant oubliée et aban-
donnée de toute la terre. Il y avait à peine un mois que je jouis-
sais de son amour, quand mon père vint me prendre pour me
ramener en Suisse. M°" Johannot et moi nous nous écrivîmes
de tristes et tendres lettres, au moment de mon départ. Elle me
donna une adresse sous laquelle elle consentit à ce que je con-
tinuasse à lui écrire : mais elle ne me répondit pas. Je me con-
solai sans l'oublier, et l'on verra que bientôt d'autres objets
prirent sa place. Je la revis deux ans après une seule fois ài Paris,
quelques années avant ses malheurs. Je me repris de goût pour
elle, je lui fis une seconde visite; elle était partie : lorsqu'on me
le dit, j'éprouvai une émotion d'une nature tout à fait extraor-
dinaire par sa tristesse et sa violence. C'était une sorte de pres-
sentiment funeste que sa fin déplorable n'a que trop justifié. De
retour en Suisse, je passai de nouveau quelque temps à la cam-
pagne, étudiant à bâtons rompus et m'occupant d'un ouvrage
dont la première idée m'était venue à Bruxelles, et qui, depuis, n'a
jamais cessé d'avoir un grand attrait pour moi : c'était une his-
toire du polythéisme. Je n'avais alors aucune des connaissances
nécessaires pour écrire quatre lignes raisonnables sur un tel
sujet. Nourri des principes de la philosophie du xvin* siècle et
surtout des ouvrages d'Helvétius, je n'avais d'autre pensée que de
contribuer pour ma part à la destruction de ce que j'appelais
les préjugés. Je m'étais emparé d'une assertion de l'auteur de
VEspritj qui prétend que la religion païenne était de beaucoup
préférable au christianisme; et je voulais appuyer cette assertion,
que je n avais ni approfondie, ni examinée, de quelques faits pris
au hasard et de beaucoup d'épigrammes et de déclamations que
j(3 croyais neuves. Si j'avais été moins paresseux, et que je me
fusse moins abandonné à toutes les impressions qui m'agitaient,
j aurais peut-être achevé en deux ans un très mauvais livre,
qui m'aurait fait une petite réputation éphémère dont j'eusse été
bien satisfait. Une fois engagé par amour-propre, je n'aurais pu
VR CAHIER ROUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 77
changer* d'opinion : et le premier paradoxe ainsi adopté m'au-
rait enchaîné pour toute ma vie. Si la paresse a des inconvé-
niens, elle a bien aussi des avantages. Je ne me bornai pas
longtemps à une vie paisible et studieuse, de nouvelles amours
vinrent me distraire, et comme j'avais trois ans de plus qu'à
Erlang, je fis aussi trois fois plus de folies. L'objet de ma pas-
sion était une Anglaise, d'environ trente à trente-cinq ans,
femme de lambassadeur d'Angleterre à Turin. Elle avait été
très belle et avait encore un très joli regard, des dents superbes,
et un charmant sourire. Sa maison était fort agréable, on y
jouait beaucoup, de sorte que je trouvais à y contenter un
goût plus vif encore que celui que la dame elle-même m'inspirait.
M"" Trevor était extrêmement coquette et avait le petit esprit fin
et maniéré que la coquetterie donne aux femmes qui n'en ont pas
d'autre. Elle vivait assez mal avec son mari dont elle était
presque toujours séparée : et il y avait toujours à sa suite cinq
ou six jeunes Anglais. Je commençai par me jeter dans sa
société parce qu'elle était plus brillante et plus animée que toute
autre à Lausanne. Ensuite, voyant que la plupart des jeunes
gens qui l'entouraient lui faisaient la cour, je me mis en tête de
lui plaire. Je lui écrivis une belle lettre pour lui déclarer que
j'étais amoureux d'elle. Je lui remis cette lettre un soir, et re-
tournai le lendemain pour recevoir sa réponse. L'agitation que
me causait l'incertitude sur le résultat de ma démarche m'avait
donné une sorte de fièvre qui ressemblait assez à la passion
que d'abord je n'avais voulu que feindre. M"' Trevor me répondit
par écrit, comme cela était indiqué dans la circonstance. Elle me
parlait de ses liens et m'offrait la plus tendre amitié. J'aurais dû
ne pas m'arrêter à ce mot et voir jusqu'où cette amitié nous aurait
conduits. Au lieu de cela, je crus adroit de montrer le plus vio-
lent désespoir de ce qu'elle ne m'offrait que de l'amitié en
échange de mon amour : et me voilà à me rouler par terre et
à me frapper la tête contre la muraille sur ce malheureux mot
d'amitié. La pauvre femme, qui probablement avait eu affaire à
des gens plus avisés, ne savait comment se conduire dans cette
scène, d'autant plus embarrassante pour elle que je ne faisais
aucun mouvement qui la mit à même de la terminer d'une ma-
nière agréable pour tous deux.
Je me tenais toujours à dix pas et quand elle s'approchait de
moi pour me calmer ou me consoler, je m'éloignais en lui répé-
tant que, puisqu'elle n'avait pour moi que de l'amitié, il ne me
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78 REVUE DES DEUX MONDES.
restait plus qu'à mourir. Elle ne put tirer de moi autre chose
pendant quatre heures, et je m'en allai, la laissant, je crois, très
ennuyée d'un amant qui disputait sur un synonyme. Je passai
de la sorte trois ou quatre mois, devenant chaque jour plus
amoureux, parce que je me butais, chaque jour, plus contre
une difficulté que j'avais créée moi-même, et ramené d'ailleurs
chez M"* Trevor, au moins autant par mon goût pour le jeu que
par mon ridicule amour jM"*' Trevor se prêtait à la bizarrerie de
mon manège avec une patience admirable. Elle répondait à
toutes mes lettres, me recevait chez elle tête à tête et me gar-
dait jusqu'à trois heures du matin. Mais elle n'y gagna rien ni
moi non plus. J'étais d'une timidité excessive, et d'un emporte-
ment frénétique; je ne savais pas encore qu'il fallait prendre au
lieu de demander; je demandais toujours et je ne prenais jamais.
M"* Trevor dut me trouver un amant d'une singulière espèce.
Mais comme les femmes aiment toujours tout ce (jui prouve
qu'elles sont propres à inspirer une grande passion, elle s'accom-
moda de mes manières et ne m'en reçut, pas plus mal. Je devins
jaloux d'un Anglais qui ne se souciait pas le moins du monde de
M"' Trevor, je voulus le forcer à se battre avec moi. Il crut
m'apaiser en me déclarant que, loin d'aller sur mes brisées, il ne
trouvait pas même M"' Trevor agréable. Je voulus alors me
battre avec lui parce qu'il ne rendait pas justice à la femme que
j'aimais. Nos pistolets étaient déjà chargés lorsque mon Anglais,
qui n'avait aucune envie d'un duel aussi ridicule, s'en tira fort
adroitement. Il voulut des seconds et m'annonça qu'il leur
dirait pourquoi je lui avais cherché querelle. J'eus beau lui re-
présenter qu'il devait me garder un pareil secret, il se moqua de
moi, et je dus renoncer à ma brillante entreprise pour ne pas
compromettre la dame de mes pensées. L'hiver étant venu, mon
père me dit de me préparer à le suivre à Paris. Mon désespoir
fut sans bornes, M°" Trevor y parut très sensible. Je la pris
souvent dans mes bras, j'arrosai ses mains de mes larmes, j'allai
passer des nuits à pleurer sur un banc où je l'avais vue assise ;
elle pleurait avec moi; et si j'avais voulu ne plus disputer sur
les mots, j'aurais peut-être eu des succès plus complets. Mais
tout se borna à un chaste baiser sur des lèvres tant soit peu
fanées. Je partis enfin dans un état de douleur inexprimable,
M°' Trevor me promit de m'écrire, et on m'emmena. Ma souf-
france était" tellement visible qu'encore deux jours après, un de
mes cousinSi qui voyageait avec nous, voulut proposer à mon
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l|i5pfF^«^':^
LE CAHISR ROUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 79
père de me renvoyer en Suisse (1), persuadé qu'il était que je
ne soutiendrais pas le voyage. Enfin, je le soutins et nous arri-
vâmes. Je trouvai une lettre de M"* Trevor. La lettre était
froide, mais je lui sus gré de m'avoir tenu sa promesse, je
répondis dans le langage de Tamour le plus passionné, j'obtins
une seconde lettre un peu plus insignifiante que la première ; de
mon côté, je me refroidis pendant que nos lettres couraient la
poste; je n'écrivis plus, et notre liaison finit. Je revis pourtant
M"* Trevor, à Paris trois mois après : je n'éprouvai aucune émo-
tion, et je crois que la sienne ne fut causée que par la surprise
de voir en moi un détachement aussi complet. La pauvre femme
continua encore quelques années son métier de coquette, et se
donna beaucoup de ridicules, puis elle retourna en Angleterre
où elle devint, m'a-t-on dit, à peu près folle d'attaques de nerfs.
Ces premiers mois de mon séjour à Paris furent très agréables.
Je fus parfaitement reçu par la société de M. Suard, chez qui
j'allai demeurer de nouveau (2). Mon esprit qui manquait alors
tout à fait de solidité et de justesse, mais qui avait une tournure
épigrammatique très amusante, mes connaissances qui, bien que
fort décousues, étaient supérieures à celles de la plupart des
gens de lettres de la génération qui s'élevait, l'originalité de
mon caractère, tout cela parut piquant. Je fus fêté par toutes les
femmes de la coterie de M""** Suard, et les hommes pardonnèrent
à mon âge une impertinence qui, n*étant pas dans les manières,
mais dans les jugemens, était moins aperçue et moins offen-
sante. Cependant quand je me souviens de ce que je disais alors
et du dédain raisonné qi>e je témoignais à tout le monde, je suis
encore à concevoir comment on a pu le tolérer. Je me rappelle
qu'un jour, rencontrant un des hommes de notre société qui
avait trente ans de plus que moi, je me mis à causer avec lui, et
(1) « Mon oncle Juste menait & Paris son fils Benjamin pour achever son
éducation et entrer dans le monde. Nous fîmes la route ensemble. Mon oncle était
un homme de beaucoup d'esprit, mais d'un caractère difficile, caustique et impé-
rieux. 11 avait une ambition sans bornes pour son fils et sacrifia beaucoup pour
lui donner une brillante éducation. » Journal de Charles de Constant, M. G. C. Bi-
bUothèque de Genève.
(2) « Benjamin et mol sommes liés étroitement, il est revenu de ses idées
sinistres. J'ai soupe vendredi chez M** Staël ; en confidence, je vous dirai que je
m'y ennuyai à la mort^ que je déteste le ton pédant et haut de cette personne.
N'en disons point de mal car elle me fait des honnêtetés. La société de M** Suard
est celle qui me plaît davantage. »
(Benjamin ne fit la connaissance de M"* de Staél qu'en septembre 1794.)
Lucie Achard, Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, lettre de son frilt
Charles. Eggimann, Qenèv^.
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80 BEVUE DES DEUX MONDES.
ma conversation roula comme à lordinaire sur les ridicules de
tous ceux que nous voyions tous les jours. Après m'ètre bien
moqué de chacun Tun après Tautre, je pris tout à coup celui
avec lequel j'avais causé par la main, et je lui dis : c( Je vous ai
bien fait rire aux dépens de tous nos amis, mais n'allez pas
croire que, parce que je me suis moqué d'eux avec vous, je sois
tenu à ne pas me moquer de vous avec eux ; je vous avertis que
nous n'avons point fait ce traité. » Le jeu qui m'avait déjà causé
tant de peines, et qui m'en a tant causées depuis, vint troubler
ma vie et gâter tout ce que la bonté de mon père avait fait pour
moi. J'avais connu en Suisse chez M"* Trevor une vieille Fran-
çaise, M""* de Bourbonne, joueuse à l'excès, d'ailleurs bonne
femme et assez originale : elle jouait en voiture, elle jouait au
lit, elle jouait au bain, le matin, la nuit, le soir, toujours et par-
tout, quand elle le pouvait. J'allai la voir à Paris, elle y avait
tous les jours un quinze, et je m'empressai d'en être. J'y perdais
régulièrement tout ce que j'apportais, et j'y apportais tout ce
qu'on me payait par ordre de mon père et tout ce que je pouvais
emprunter, ce qui heureusement n'était pas très considérable,
quoique je ne négligeasse aucun moyen de faire des dettes. Il
m'arriva à ce sujet une aventure assez plaisante, avec une des
plus vieilles femmes de la société de M"** Suard. C'était M°* Sau
rin, femme de Saurin le philosophe et l'auteur de Spartacus^
elle avait été fort belle et s'en souvenait toute seule, car elle
avait soixante-cinq ans. Elle m 'avait témoigné beaucoup d'amitié,
et bien que j'eusse le tort de me moquer un peu d'elle, j'avais en
elle plus de confiance qu'en toute autre personne à Paris. Un jour
je venais de perdre chez M™* de Bourbonne tout l'argent que
j'avais, et tout ce que j'avais pu jouer sur parole; embarrassé de
payer, je m'avisai de recourir à M°" Saurin pour qu'elle me
prêtât ce qui me manquait. Mais désapprouvant moi-même la
démarche que je faisais, je lui écrivis au lieu de lui en parler, et
je lui fis dire que je viendrais prendre sa réponse dans l'après-
dînée. J'y fus en effet, je la trouvai seule. Ma timidité naturelle,
augmentée par la circonstance, fit que j'attendis longtemps
qu'elle me parlât de mon billet; enfin, comme elle ne m'en
disait pas un mot, je me déterminai à rompre le silence, et je
commençai en rougissant, en baissant les yeux, et d'une voix
fort émue : « Vous serez peut-être étonnée, lui dis-je, de la dé-
marche que je fais, je serais bien fâché de vous avoir donné
contre moi des impressions défavorables par une chose que je
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LE CARIER ROUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 81
ne vous aurais pas confiée, si votre affection si douce pour moi
ne m'y avait encouragée ; l'aveu que je vous ai fait et dont votre
silence me . fait craindre que vous ne soyez blessée, m'a été
arraché par un mouvement irrésistible de confiance en vous. >> Je
disais tout cela en m'arrétant à chaque mot, et sans regarder
M"" Saurin. Comme pourtant elle ne répondait point, je levai
les yeux, et je vis par son air de surprise qu'elle ne concevait
rien à ma harangue.
Je lui demandai si elle n'avait pas reçu ma lettre. Il se trouva
que non. Me voilà bien plus interdit, et j'aurais volontiers repris
toutes mes paroles, sauf à trouver d'autres moyens de sortir de
l'embarras où je me trouvj^is. Mais il n'y avait plus de res-
sources. Il fallait achever. Je repris donc: « Vous avez été si bonne
pour moi, vous m'avez tëmoigaétant d'intérêt. Peut-être en aî-je
trop présumé. Mais il y a des momens où la tête d'un homme
se perd. Je ne me consolerais jamais si j'avais porté atteinte à
votre amitié. Permettez-moi de ne plus vous parler de cette
malheureuse lettre. Laissez-moi vous cacher ce qui ne m'était
échappé que dans un moment de trouble. — Non, me dit-elle,
pourquoi doutez-vous de mon cœur? Je veux tout savoir, ache-
vez, achevez. » Et elle couvrit de ses mains son visage, et elle trem-
blait de tout son corps. Je vis clairement qu'elle avait pris tout
ce que je venais de lui dire pour une déclaration d'amour. Ce
quiproquo, son émotion, et un grand lit de damas rouge qui
était à deux pas de nous, me jetèrent dans une inexprimable ter-
reur. Mais je devins furieux conmie un poltron révolté et je me
hâtai de dissiper l'équivoque. « Au fond, lui dis-je, je ne sais
pourquoi je vous ennuie si longtemps d'une chose fort peu im-
portante. J'ai eu la sottise de jouer, j'ai perdu un peu plus que
je uai en ce moment, et je vous ai écrit pour savoir si vous pour-
riez me rendre le service de me prêter ce qui me manque pour
m'acquitter. » M"*' Saurin resta immobile. Ses mains descendirent
de son visage qu'il n'était plus nécessaire de couvrir. Elle se
leva sans mot dire et me compta l'argent que je lui avais
demandé. Nous étions si confondus, elle et moi, que tout se passa
en silence. Je n'ouvris même pas la bouche pour la remercier.
[La deuxième partie au prochain numéro.)
TOMEXXXVII. — i907. 6
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A PROPOS D'UN MOT LATIN
(1)
COMMENT LES ROMAINS ONT CONNU L HUMANITÉ
II
On n'avait pas perdu, chez les Romains, le souvenir de la
société de Bcipion Emilien, mais on en a assez peu parlé. Outre
qu'en général l'histoire se tient volontiers sur les hauteurs, et
n'aime pas à en descendre, chez les peuples antiques la vie exté-
rieure avait tant d'importance qu'ils ne sont guère occupés que
de ce qui se passait sur la place publique. Il ne nous est donc
pas facile, après tant de siècles, de pénétrer dans une maison
privée. Il faut l'essayer pourtant, et, avec les quelques rensei*-
gnemens qui nous restent, prendre quelque idée de ce qu'on y
pouvait faire et tâcher de connaître les personnes qui s'y
réunissaient.
Nous**y rencontrons d'abord deux poètes qui comptent parmi
les plus illustres de Rome, Térence et Laicilius. Les satires de
Lucilius sont presque entièrement perdues, et, par un fâcheux
hasard, dans les fragmens que nous en avons conservés, il est
peu question de Scipion et de ses amis, quoiqu'il les eût beau-
coup fréquentés. Avec Térence, nous sommes plus heureux.
Nous savons qu'il était lié avec eux dès le début de sa carrière,
et l'on peut croire qu'ils sont intervenus en sa faveur à propos
(f) Voyez la Aei^ue du 15 décembre.
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A PROPOS d'un mot latin. 83
de la représentation de VAndrienne, sa première comédie.
L'histoire en est piquante, et, quoiqu'elle soit très connue,
comme c'est la première mention qui nous soit restée d'eux, il
convient de la rappeler.
I
A Rome, aussi bien que dans la Grèce, les représentations
dramatiques étaient de grandes solennités. Elles intéressaient à
la fois la religion et la politique, et, comme elles ne se produi-
saient guère que cinq ou six fois par an, on les attendait avec
une grande curiosité. Elles donnaient lieu à des compétitions
ardentes et mettaient aux prises d'abord les diverses troupes de
comédiens qui se disputaient l'honneur et le profit d'être choi-
sies pour donner des représentations à Rome, puis, dans chaque
troupe, les différens acteurs qui recevaient des récompenses par-
ticulières, selon le succès qu'ils avaient obtenu. Mais la lutte
était vive surtout entre les faiseurs de pièces, pour qui les occa-
sions de se faire connaître étaient rares, et qui tenaient d'autant
plus à en profiter que seul alors le théâtre pouvait fournir aux
écrivains le moyen de vivre. Si nous en croyons l'auteur inconnu
du prologue de Casina, Plante, qui avait été de son temps le
maitre de la scène comique à Rome, fut mal remplacé. Son
successeur le plus renommé, Csecilius, n'obtint que des succès
intermittens. Depuis que l'âge l'avait éloigné du théâtre, la
première place semblait appartenir à Luscius Lanuvinus ou
Lavinius, qui paraissait très décidé à ne pas se la laisser
prendre.
Au mois d'avril de l'année 688, on allait célébrer les jeux
de la Grande Déesse {Ludi megalenses). Le bruit se répandit
qu'on devait y jouer une pièce d'un jeune homme inconnu, qui
s'était révélé poète tout d'un coup, sans qu'auparavant on en eût
entendu parler. On disait qu'il était Africain d'origine, né à Car-
thage, que le sénateur Terentius Lucanus Tavait acheté dans un
marché d'esclaves, et que, le trouvant intelligent et d'une figure
agréable, il l'avait affranchi et fait instruire. En ce moment le
jeune homme vivait dans l'intimité de Scipion et de ses amis,
et c'est probablement à leur instigation qu'il avait composé la
comédie qu'on allait représenter.
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84
REVCE DES DEUX MONDES.
Pour comprendre comment il put la faire jouer, il n'est pas
inutile de savoir de quelle manière les choses se passaient à cette
époque. C'est Térence qui, dans ses prologues, nous l'apprend.
Les jeux étaient donnés ordinairement soit par 1 édile qui en
avait la charge, soit par quelque magistrat qui voulait remercier
le peuple de son élection. Tant qu'il ne s'agissait que de courses
de chevaux et de chars, ou de quelques animaux rares qu'on vou-
lait montrer au public, l'édile pouvait se décider par lui-môme;
mais il était peu compétent pour juger du mérite d'une pièce de
théâtre. Aussi s'adressait-il en général au directeur d'une troupe,
qui avait l'habitude de ces sortes d'ouvrages. Il le laissait libre
de choisir la pièce à son gré, de fixer le prix qu'il fallait la
payer et lui fournissait l'argent d'avance ; mais c'était à la condi-
tion que la pièce réussirait, et, si le public n'en était pas content,
le directeur devait rendre ce qu'il avait reçu. H était donc tenu
d'être très circonspect dans le choix qu'il avait à faire, surtout
si la pièce était d'un débutant, ou de quelqu'un qui n'était pas
un des fournisseurs ordinaires du théâtre. Quand Térence pré-
senta son Andriennej quoiqu'il fût appuyé sans doute par ses
puissans protecteurs, le directeur prit des précautions; il voulut
avoir l'opinion du vieux Gaecilius, qui vivait dans la retraite, et
ce n'est qu'après qu'elle eut été approuvée par cet homme de
goût qu'il se résolut à la jouer.
Ces incidens furent connus. Bien qu'il n'y eût pas alors de
journaux pour déflorer le sujet des comédies qu'on se préparait
à jouer, il s'en répandait quelque chose au dehors. On pouvait
faire parler les acteurs, dont la discrétion n'était pas sans doute
à toute épreuve. Il y avait d'ailleurs, avant le jour où la pièce
était donnée au public, une représentation d'essai, ou, comme
on dirait aujourd'hui, une répétition générale, à laquelle le ma-
gistrat assistait ; les auteurs de drames ou de comédies trouvaient
moyen de s'y glisser, et, comme ils étaient naturellement fort
mal àisposés pour celui dont on avait préféré l'ouvrage, ils ne
savaient pas toujours le dissimuler et il s'ensuivait quelquefois
des scènes scandaleuses. Dans tous les cas, ils connaissaient le
sujet de la pièce qu'on allait représenter; ils pouvaient la dépré-
cier à leur aise et indisposer contre elle l'opinion publique.
C'est ce qui arriva pour VAndriènne. Elle fut attaquée d'avance
avec tant d'acharnement par Lavinius, que Térence se crut obligé
de la défendre dans son prologue. Malgré les criailleries du
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A PROPOS DCN MOT LATIN. 85
vieux poète malintentionné (1), la pièce fut écoutée favorable-
ment par les spectateurs, et, comme nous Tavons conservée, lious
pouvons nous demander s'ils eurent raison de Tapplaudir.
Elle paraît d'abord, dans son ensemble, ne pas s'éloigner
beaucoup de celles de Plaute. L'intrigue est à peu près la même,
et conduite presque de la môme façon, avec des jeux de scène
un peu naïfs et des procédés de convention qui nous font sou-
rire. Cependant, dès le début, des différences apparaissent. Nous
remarquons que le père est devenu plus doux, plus humain,
plus tendre ; il a toutes les peines du monde à se mettre en colère
contre son fils et à trouver un prétexte pour le gronder. Le fiis
assurément ne fait pas de bonne grâce tout ce que veut son père,
mais il le respecte, il a peur de le mécontenter et il redoute sa
colère. C'est un aspect un peu nouveau de la famille, une façon
de la peindre sous des traits moins rudes que Plaute. Je remarque
aussi qu'au second plan, derrière les personnages ordinaires de
la comédie ancienne, Térence en indique d'autres dont ses pré-
décesseurs ont fait peu d'usage. Les jeunes gens, dans les comé-
dies de Plaute, n'ont d'amour que pour les courtisanes. Ils fini-
ront sans doute, après une résistance plus ou moins longue, par
épouser une jeune fille de naissance libre, mais uniquement pour
plaire à leurs parens, sans aucun souci de la choisir eux-mêmes
et avec une parfaite indifférence pour elle. L'un d'eux, à qui
son père propose la fille d'un de ses amis, répond tranquille-
ment ; « Celle-là ou une autre, si tu veux, aiiam si vis. » Dans
VAndrienne, il est question d'une jeune fille de naissance libre,
qui est aimée de l'un des personnages de la pièce. A la vérité,
elle n'est montrée que de loin, et le poète ne Ta pas amenée sur
la scène; mais la passion avec laquelle l'amoureux en parle fait
bien voir qu'il a pu l'approcher et qu'il la connaît. C'est tout
un petit roman qu'on peut imaginer, et un jour nouveau ouvert
sur l'intimité dans la vie de famille. Les spectateurs n'étaient
pas accoutumés à être ainsi familièrement introduits dans l'in-
térieur de la maison et ils durent en être un peu étonnés (2).
(1) MaUvoltu velus jDoeto.La traduction est de Racine; il applique cette épithète
malveillante & Corneille qui avait mal parlé de Britannicus à la première représen-
tation de cette pièce.
(2) Notons encore que le confident auquel le vieux Simo communique ses
inquiétudes est un affranchi et non pas un esclave comme chez Plaute. C'était se
rapprocher encore de la famille romaine où l'on sait que l'affranchi tenait tant de
place.
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K6 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce qui pouvait les surprendre encore plus, c'était la façon
dont la pièce était écrite. La langue de Plante, admirable en son
genre, a surtout les qualités populaires, la vivacité dans les
reparties, une bonne humeur entraînante, la largeur, l'abon-
dance, le- mouvement, la vie. On trouve dans celle de Térence
quelque chose de plus aristocratique, une finesse, une élégance,
une distinction, une bonne tenue, le ton délicat d'un homme du
monde. Ces qualités ne paraissant pas naturelles chez un étran^
ger, chez un ancien esclave, Fidée dut venir tout de suite aux
ennemis du poète qu'il n'était pas Tauteur de ses pièces; et,
comme on le savait bien accueilli dans la société de Scipion, on
supposa qu'il se faisait aider par ses nobles amis ou même qu'il
leur prêtait son nom. La supposition parut si vraisemblable et
trouva tant de créance que Térence crut devoir y faire deux
fois allusion. Dans le prologue de V Beautontimorumenos
(l'homme cjui se punit lui-même), il se contente, après avoir
rappelé les bruits qui courent, de répondre « qu'on en pensera
ce qu'on voudra, » ce qui n'est pas une réponse. Il est un peu plus
long, mais pas beaucoup plus net, dans les Adelphes: « on croit,
dit-il, lui faire une grave injure par ces suppositions ; au con-
traire, il se tient pour fort honoré de plaire à des gens qui
plaisent au peuple romain tout entier. » Ce ton incertain, embar-
rassé, a frappé tous les critiques, si bien que beaucoup en ont
conclu que les ennemis de Térence avaient raison et qu'il le
confesse lui-même. Pour moi, je vois, dans ce qui leur semble
un aveu, un démenti aussi formel qu'il pouvait le faire. Si
l'accusation était fondée, le seul moyen qu'avait Térence de se
tirer d'affaire était de ne rien dire; que lui servait de relever
un reproche qu'il ne pouvait pas réfuter? S'il a parlé, c'est qu'il
tenait à ne pas laisser un méchant bruit s'accréditer sans pro-
tester de quelque manière et qu'il entendait réclamer la propriété
de ses pièces. Mais alors, pourquoi n'a-t-il pas parlé d'une ma-
nière plus claire et plus formelle? Évidemment, il trouvait
quelque inconvénient à le faire. Peut-être savait-il qu'il ne dé-
plaisait pas à ces jeunes gens qu'on pût croire qu'ils étaient
pour quelque chose dans l'œuvre de leur protégé? On les eût
blessés sans doute en contredisant cette opinion avec trop de
force, et il leur eût paru désobligeant que l'auteur la regardât
comme une injure. Il est possible aussi, ou plutôt il est très pro-
bable, que le poète lisait ses pièces à ses amis avant de les don-
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A PH0P08 d'un mot latin, 87
ner au public, et qu'il sollicitait leurs conseils ; n'était-il pas à
craindre qu'en réclamant avec trop d'insistance contre la part
de collaboration qu'on leur attribuait il ne parût insinuer que
leurs conseils ne lui avaient servi de rien ?
Ainsi ces jeunes gens ne protègent pas seulement lés lettres,
mais ils laissent volontiers croire qu'ils les cultivent. Ce n'est
pas eux qui se permettraient d'assimiler le métier de poète à
celui de parasite ou de baladin (1), puisqu'il ne leur déplaît pas
qu'on soupçonne qu'ils font des vers à l'occasion. Leurs aïeux
auraient difficilement compris qu'un hgmme de leur sang s'occu-
pât à ces futilités, ils lui. auraient rappelé le célèbre adage
« qu^un citoyen doit compte à la république même de ses loisirs; »
eux ne pensaient pas déroger ou perdre leur temps quand ils
écoutaient un poète de leurs amis qui leur lisait ses comédies,
ils n'avaient aucun scrupule à lui donner des conseils quand il
en demandait, et si quelque indiscret, qui voulait paraître bien
informé, racontait dans le monde qu'ils allaient quelquefois
jusqu'à collaborer à la pièce, loin de se fâcher, ils en étaient
flattés et ne souhaitaient pas qu'on le démentît.
Ces dispositions d'esprit que nous saisissons dans cette jeu-
nesse, dès la représentation de VAndriennCy nous font comprendrie
les progrès que l'hellénisme y avait faits en quelques années.
Poursuivons l'examen du théâtre de Térei;ice, au moins dans ses
principales œuvres, dans celles où se reflètent le mieux l'in-
fluence de son milieu et les conseils de ses amis. On verra
qu'elles ont beaucoup â nous apprendre.
II
VAndrienne avait réussi. Ce succès encouragea Térence; il
fit un pas en avant dans la voie où il était timidement entré et
donna la Belle-mère [Hecyra),
La nouveauté est ici bien plus accusée. C'est véritablement
un intérieur de famille qu*il nous fait entrevoir. Le décor n'a pas
changé; nous sommes toujours dans la rue; mais il y est si
souvent question de ce qui se passe dans la maison quon croit
parfois y être. Il s'agit, selon l'usage, d'un fils qui est lamant
(i) Ck>inme faisait Caton qui les appelait sans façon des pigue-assieiles.
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88 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une courtisane, et d'un père qui veut le marier avec une fille
honnête. Le fils est timide, respectueux, et, après quelques ré-
sistances, il se laisse faire et épouse Philumena. Seulement, ce
mariage n'est pas d'abord un mariage véritable. Le mari n'a au-
cun rapport ayec sa femme; tous les soirs il quitte la maison et
va rejoindre Bacchîs, sa maîtresse. Il espère sans doute que
Philumena, irritée de cette conduite, demandera le divorce et
qu'il pourra de nouveau être tout entier à Bacchis, C'est le con-
traire qui arrive. Bacchis le reçoit souvent assez mal; elle ne
cesse de lui reprocher d'avoir cédé trop vite aux instances de son
père; il revient chez lui mécontent des scènes qu'elle lui a
faites, et y retrouve Philumena toujours de même humeur, qui
l'accueille sans se plaindre, quoiqu'elle sache d'où il vient, et
cache à tout le monde l'outrage qu'elle reçoit. A la fin, le jeune
homme se laisse toucher par cette douceur, et, au bout de
quelques mois, la femme légitime a fait la conquête de son mari.
C'est donc sur un incident de la vie privée que repose toute
l'action de VHécyre, ce qui était à peu près nouveau au théâtre.
Les personnages n'ont pas moins de nouveauté que Tintrigue. Il
y en a que Térence semble avoir voulu peindre sous des traits
absolument contraires à ceux cju'on leur donnait ordinairement.
On y voit notamment une belle-fille pleine d'égards et de res-
pect pour sa belle-mère, une belle-mère prête à se sacrifier pour
sa belle-fille, et qui consent, pour lui laisser la maison libre, à
s'enfermer à la campagne avec un vieil époux fort déplaisant;
enfin une courtisane honnête, qui réconcilie généreusement un
ménage qu'elle avait troublé. C'était trop à la fois; le public fut
tout à fait dérouté et délaissa la représentation de VHécyre pour
un spectacle de gladiateurs et de funambules. Les comédiens
firent deux tentatives inutiles pour Ty ramener, et ce fut à la
troisième seulement que la pièce put être écoutée jusqu'au
bout.
Térence comprit qu'il fallait faire quelques concessions aux
habitudes du public. Il se rapprocha du théâtre de Piaule ; une
fois même, dans V Eunuque, il parut y revenir tout à fait. UEu-
nuque n'est pas une de ces pièces que les italiens appellent de
« demi-caractère, » sage, tempérée, comme VHécyre^ où l'on
sourit plus qu'on ne rit véritablement. Elle étincelle de gaîté ; le
mouvement et le comique y abondent. Ce n'est pas qu'en se rap-
prochant de Plante Térence ait renoncé à être lui-même. Dans
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A PROPOS d'un mot latin. 89
les personnages qu'il lui emprunte son originalité se manifeste.
Thaïs est la courtisane après fortune faite; enrichie par un de
ses amans, qui lui a laissé son héritage, elle veut conquérir la
considération. Sans doute elle ne renonce pas tout à fait à son
ancien métier : elle sait que l'opinion n'est pas assez sévère
pour l'exiger; seulement elle le fera de manière à pouvoir être
reçue dans la clientèle et la confiance {in clientelam et /idem)
d'une famille honorable. Sa situation est à peu près celle d'une
personne du demi-monde, qui, pour être acceptée de la bonne
société, se ménage des liaisons utiles parmi les gens bien posés
et se met dans les bonnes œuvres. Elle a recueilli chez elle une
très belle jeune fille, qu'elle sait être de naissance libre. Elle la
protège, elle veille sur elle, elle en écarte soigneusement les
amoureux, pour la rendre à ses parens honnête et pure, quand
elle les aura découverts, et se faire honneur de cette bonne
action. Malheureusement la jeune fille a été remarquée par
Chéréa, un éphèbe de dix-huit ans, qui fait son service mili-
taire à l'arsenal d'Athènes. Parmi les amoureux que nous peint
le théâtre antique, Chéréa a sa physiononne propre; il est
conmie une première épreuve du Chérubin de Beaumarchais.
Térence l'appelle « un appréciateur élégant de la beauté des
femmes (1) » et nous dit qu'il a déjà son système sur elles. La
mode, à ce moment, est aux femmes pâles, sveltes, fluettes. Dès
qu'une "mère athénienne s'aperçoit que sa fille prend quelque
embonpoint, elle l'empêche de manger, elle lui déprime les
épaules, lui resserre la poitrine, et « de peur qu'elle ne tourne
à l'athlète, elle la rend mince comme un jonc. » Ces précautions
ne sont pas du goût de Chéréa; il préfère à tout « des couleurs
naturelles, un corps robuste, oii circule la vie (2); » et c'est parce
qu'il trouve ces qualités chez la pupille de Thaïs qu'il en est
devenu tout d'un coup si éperdument épris. Voilà ce qu'a fait
Térence, dans V Eunuque, des personnages de la courtisane et de
l'amoureux. Il a traité de la même manière le parasite et le soldat
fanfaron. Jusque-là il s'était abstenu d'introduire dans son théâtre
les rôles de ce genre, qui sont des types et non des individus,
et il n'a pas caché qu'ils ne lui plaisaient guère. Aussi les a-t-il
(i) EUgans formarum spectator, Eunuchus, ni, 5.
(2) Color vents, corpus solidum ac succi plénum. Eun,^ ii, 3. Racine s'est sou-
Tenu de ce joli rers dans une lettre & La Fontaine, et l'applique aux femmes
d'Uxès où il habite en ce moment.
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90 REVUE DES DEUX MONDES.
modifiés, quand il a consenti à s'en servir. Le soldat est devenu
un peu moins grotesque que celui de Plante et moins excessif
dans ses vanteries. Le parasite n'est plus ce goinfre uniquement
occupé de courir après un bon dîner, qui répète les bons mots
qu'il a péniblement appris par cœur, qui souffre qu'on l'accable
d'injures et qu'on lui jette des plats à la tête. C'est un bomme
d'esprit qui, pour vivre aux dépens d'un sot, le flatte en sa pré-
sence et de moque de lui quand il ne l'entend pas. Ces changer
mens, qui renouvelaient d'anciens types, leur donnaient plus de
vie en les individualisant, et, au lieu de personnages qu'ils étaient,
en faisaient des personnes, furent bien accueillis du public. Il
trouva tant de plaisir à V Eunuque qu'il voulut l'entendre une
seconde fois. La pièce fut reprise comme neuve, et payée
8000 sesterces (1 600 francs), ce qui était, à cette époque» pour
une comédie, un prix considérable. «
Ce succès éclatant montre que Térence aurait pu se borner à
continuer Plante, et qu'il pouvait très bien y réussir. Ce" n'est
donc pas par impuissance, mais de parti pris, qu'il a fait autre-
ment. Pour s'éloigner de celui qui était le maître du théâtre et
dont l'imitation semblait s'imposer à ses successeurs, il fallait
qu'il eût une raison particulière. Il nous sera, je crois, facile de
connaître le dessein qu'il se proposait dans ses pièces en rappe-
lant rapidement les sujets qu'il préfère, les questions qu'il sou-
lève et l'esprit dans lequel il les a traitées. •
Chez Plante, la famille est le cadre dans lequel^ Faction se
déroule; chez Térence, elle est l'action même. En général, il
s'enferme dans les incidens dont se compose la vie intérieure
et n'en sort guère. La matière a peu d'étendue, et c'est ce qui
explique que le fond des pièces antiques nous semble manquer
de variété. Chez les anciens, la maison est moins ouverte qu'au-
jourd'hui, l'intimité plus restreinte. Dans cet intérieur étroit, où
l'étranger pénètre à peine, le père vit avec la femme et les enfans.
L'action va donc se concentrer entre eux, mais non pas d'une
manière égale. Les rapports des deux époux semblent très peu
intéresser Térence, qui s'en occupe rarement; ils sont âgés, le
mariage remonte loin; les affections des premières années se
sont refroidies, elles sont devenues des habitudes, quelquefois
des chaînes. Le vieillard est grognon, la femme revêche ; leurs
entretiens tournent facilement en disputes. On remarque pour-
tant que, chez Térence, ces disputes sont moins aiguës que chez
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wm^^mf^^:
A PROPOS d'un mot latin. 91
Plaute : il y a même, dans YHéajrCy une vieille femme fort mal-
traitée par son mari, et presque par tout le monde, qui répond
à toutes les injures avec une touchante douceur. Térence n'in-
siste guère que sur les rapports du père avec ses enfans ; encore
est-il rarement question des filles. La fille ne tient pas une
grande place dans la famille antique. On la voit presque partout
arriver avec déplaisir. Souvent, surtout chez les Grecs, on l'ex-
pose dès sa naissance devant la maison, pour s'en débarrasser,
et remporte qui veut. Quelquefois même l'exposition ne suffit
pas, et l'on prend un moyen plus cruel, mais plus sûr, d'en être
délivré pour jamais. Térence, le doux Térence, ne répugne pas
à cette extrémité. Dans une de ses pièces, un père, qui retrouve,
après longtemps, une de ses filles qu'un passant a recueillie, et
qui est fort mécontent de ce surcroît imprévu de famille, fait
des reproches à sa femme, qui l'a exposée : « Il fallait la tuer,
lui dit-il, interemptàm oportuit (1). » Voilà un de ces mots qui
donnent le frisson et qui font bien comprendre l'insuffisance de
ce qu'on appelle orgueilleusement « la morale naturelle. »
Térence, s'occupant assez peu de la femme et de la fille, est donc
restreint aux rapports du père avec ses fils. C'est le sujet de plu-
sieurs de ses pièces. Dans les Adelphes^ il représente un oncle
très indulgent et un père très rigoureux^ chargés d'élever deux
frères, et il montre les effets de ces deux éducations différentes.
Ck)mme le père et l'oncle sont tous les deux exagérés dans leurs
principes, il ne donne tout à fait raison à aucun, mais on vdit
bien que de tout son cœur il est avec le bon Micio. Cet excellent
homme a peut-être accordé trop de liberté à son élève ; il a trop
complaisamment fermé les yeux sur ses fredaines, mais il a
résolu ce qui est le grand problème de l'éducation, il s'est fait
aimer. Le père, nous dit Térence, doit s'attacher à gagner la
confiance de son fils*. « Il faut qu'ils n'aient pas de secret l'un
pour l'autre, qu'ils se connaissent, qu'ils s'entendent. » Chrêmes
se plaint d'avoir été cruellement dupé par le sien; il ne sait que
faire jfovLT prévenir dans la suite de semblables désordres;
Ménédème lui répond ces belles paroles : « Qu'il trouve désor-
mais en toi un père, foc te patrem esse sentiat (2), et ce qui
prouve que le conseil est bon, c'est que les enfans ainsi élevés
ne perdent pas, au milieu de toutes lonrs folies, leur affection
(1) Heaulonlimorumenos, lY. i.
(8) Ibid,, V, 1.
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^^^^■^^^^■■^■■■^^■■iMiii^^^^^^^ *-"^pl^
92 , REVUE DES DEUX MONDES.
pour leur père. Dans les Adelphes, Ctesipho, que le sien a très
rudement traité, se contente de l'envoyer faire une promenade
assez fatigante qui risque de le retenir quelques jours chez lui »
mais il s'empresse d'ajouter c< qu'il espère bien que sa santé n'en
souflFrira.pas. » Voilà un de ces fils comme on n'en rencontre
guère chez Plante.
C'est qu'aussi la famille est présentée sous un jour différent
dans les pièces de Térence. Plus de ces pères débauchés qui
accompagnent leurs fils dans les mauvais lieux; plus de ces fils
qui" souhaitent la mort de leur père, et, en attendant, n'ont
d'autre souci que de le ruiner; des nniatrones moins acariâtres;
des mères plus tendres ; des courtisanes, sans doute, et en grand
nombre, mais souvent pleines de bons sentimens, et, à l'horizon,
quelques jeunes filles de naissance libre, qui prennent de plus
en plus de place dans l'action. Évidemment Térence voulait
donner à son public l'exemple d'une autre société qu'il jugeait
préférable ; par les tableaux qu'il lui présentait de personnages
moins grossiers, d'habitudes moins rudes, de sentimens plus dé-
licats, il travaillait à la transformation des mœurs publiques.
Il est bien probable aussi qu'en le faisant il subissait l'influence
de ses protecteurs, il traduisait leurs idées et leurs opinions, il
mettait sur la scène ce qu'ils souhaitaient voir s'introduire dans
la vie ; et c'est ce qui ajoute au plaisir que nous éprouvons au-
jourd'hui à lire ses pièces. Elles nous mettent en communication
plus directe avec cette jeunesse dont il semblait être le porte-
parole et près de laquelle il paraissait si heureux de vivre.
Pour achever de connaître ce qui concerne les relations qu'il
eut avec elle, il resterait à savoir comment il en était traité et le
rang qu'il tenait dans la noble compagnie. Nous ne sommes pas
les premiers que cette question préoccupe; elle était discutée
déjà dans l'antiquité. Porcins Licinus, un grammairien de Tépoque
de Sylla, qui avait emprunté aux Alexandrins l'habitude de faire
de la critique littéraire en vers, représente notre poète comme un
complaisant qui flatte ses protecteurs et se trouve fort honoré
d'aller dîner chez Philus et chez La^lius. Il ajoute que « pendant
qu'il écoute les éloges trompeurs qu'on fait de lui, et que son
oreille avide boit la parole divine de l'Africain, il néglige ses
intérêts et finit par tomber dans une telle misère qu'il ne possé-
dait même pas une maison où l'on vînt annoncer la nouvelle de
sa mort. » Mais ce grammairien paraît être un démocrate har-
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A PROPOS d'un mot latin. 93
gneux qui serait bien aise de nous faire croire qu'un plébéien se
trouve toujours mal de se fier à « l'impertinence des nobles. »
Suétone nous dit au contraire que Térence n'était p6us pauvre,
qu il possédait un champ de 20 jugères (5 hectares), et que sa
fille épousa un chevalier romain. On comprend bien qu'il ait été
sensible à l'honneur d'être reçu dans l'intimité de ces grands
personnages; mais, pour qu'on ne soupçonne pas qu'il ait [eu
besoin d'acheter leur bienveillance par de basses flatteries, il
s'empresse d'ajouter qu'ils n'ont aucun orgueil {sine superbia), et
il le prouve en les appelant sans façon « ses amis. » Ce mot ne
laisse pas de surprendre lorsqu'on songe que c'est ' un ancien
esclave qui parle, et qu'il est question d'un Scipion.
m
Il est sûr pourtant, si l'on se rend compte des préjugés an-
tiques, que la présence d'un affranchi dans cette société ne pou-
vait être qu'une exception ; elle devait se recruter dans un monde
différent. Sans doute Scipion, qui avait un esprit large, ne choi-
sissait pas uniquement ses amis d'après leur fortune. Nous savons
qu'il en avait un qui était pauvre et qui possédait tout au plus
une maison à Rome et un petit champ. Il ne les prenait pas
tous non plus dans la haute aristocratie dont il était lui-même
sorti; beaucoup appartenaient à cette noblesse moyenne qui a
donné à Rome de si bons serviteurs. C'étaient des jeunes gens à
peu près de son âge, qui en général se préparaient à remplir des
fonctions publiques, questeurs déjà, ou qui aspiraient à la ques-
ture. Il y avait parmi eux plusieurs jurisconsultes, la jurispru-
dence étant à Rome, dans un état militaire, une des rares pro-
fessions lettrées. Ils étaient tous bien élevés, distingués de
manières, instruits des lettres grecques. Ils lisaient beaucoup et
même ne dédaignaient pas d'écrire. L'un d'eux, Fannius, laissa
un ouvrage historique; un autre, Mummius, le frère de celui
qui prit Corinthe, adressait de la Grèce à ses amis, plus d'un
siècle avant Horace, des lettres en vers, qu'on trouvait spiri-
tuelles; Furius Philus, qui fréquentait assidûment les savans
grecs, devient plus tard un des bons orateurs de cette époque ;
Rutilius Rufus a laissé la réputation d'un grand homme de bien.
Poursuivi par la haine des fermiers de l'impôt pour avoir dé-
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94 REVUE DES DEUX MONDES.
fendu contre eux des populations qu'ils pillaient sans pitié, il
accepta courageusement un exil injuste et refusa de rentrer à
Rome quand on lui permit d'y revenir. Après Scipion, la pre-
mière place était occupée par G. Laelius, qu'on avait surnommé
« le Sage. » Par une rencontre rare, il fut Tami de coeur du se-
cond Africain, comme son père l'avait été du premier. A Rome,
ils ne se quittaient pas; ils allaient se reposer ensemble à la
campagne dans les mêmes villas. Ils avaient les mêmes opinions,
les mêmes goûts, les mêmes amitiés. La seule différence qu'on
remarquât dans leur caractère, c'est que Laelius était plus gai et
Scipion plus triste; mais cette diversité, qui aurait pu créer
entre eux quelques dissentimens, contribuait encore aies rappro-
cher. La belle humeur de La'lius ^tait communicative, il finissait
par égayer son ami, et alors, comme il arrive parfois que les
mélancoliques vont à l'extrême quand on parvient k les dérider,
ils se laissaient aller tous les deux à de véritables enfantillages.
On les surprit un jour, avant le dîner, se poursuivant autour de
la table, à coups de serviettes.
Entre ces amis de naissance et de situation diverses l'égalité
régnait : Scipion ne souffrait pas qu'on le distinguât des autres.
Le mot par lequel on désigne les rapports qu'ils avaient entre
eux {comitas) signifie la politesse, le savoir vivre, l'agrément du
commerce. Ge n'était pas une de ces liaisons banales, que créent
pour quelque temps des intérêts communs et des services réci-
proques. Ils se réunissaient uniquement pour le plaisir de se
trouver ensemble, et n'avaient d'autre raison de se revoir que de
reprendre un entretien interrompu. Il semble bien que ce soit
quelque- chose de nouveau qui commence à Rome. Les vieux
Romains se partageaient entre la vie publique et la vie de famille ;
elles prenaient tout leur temps et il ne leur en restait guère pour
ce que nous appelons la vie du monde, c'est-à-dire pour ces
réunions intermédiaires, plus ouvertes que la famille, moins
nombreuses que les assemblées politiques, et qui tiennent le
milieu entre les deux. Évidemment la société qui se rassemblait
autour de Scipion avait un peu ce caractère; et, quoiqu'on doive
se défendre d'assimilations qui ne sont jamais qu'à moitié vraies,
nous ne pouvons nous empêcher, en l'étudiant, de songer un
peu à nous-mêmes et à notre histoire, et de trouver que, par
certains côtés, elle nous rappelle nos salons du xvii* et du
xvni° siècle.
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A PROPOS D*UN MOT LATIN. 95
Elle en diffère pourtant en ce que les femmes n'y tenaient
aucune place, tandis que dans nos salons elles dominaient, et
cette différence est capitale. La présence des femmes donne aux
réunions mondaines un caractère particulier. Sans parler du
charme qu'elle y apporte, elle a un avantage précieux : elle les
maintient dans un milieu convenable entre une liberté excessive
et un sérieux exagéré. Les amis de Scipion étant choisis dans un
monde distingué, le premier de ces défauts n'était guère à
craindre : leurs habitudes de vie élégante devaient les mettre à
Tabri de toute grossièreté dans leurs propos et leurs manières.
Mais on pouvait redouter l'autre. Ces jeunes gens venaient de
traverser des écoles de grammairiens et de philosophes, ils vi-
vaient dans l'intimité de savans grecs, ils pouvaient avoir gardé
de ce commerce quelques hcU)itudes de pédantisme ; le bon sens
romain les en préserva. Nous voyons qu'au lieu d'étaler leurs
connaissances, ils mettent une certaine coquetterie à les dissi-
muler. Ils ne veulent pas qu'on les prenne pour des savans de
métier; ils sont simplement, prétendent-ils, de bons bourgeois
sans prétention {unus e togatis), qui répètent ce que l'usage
de la vie ou les exemples de leurs pères leur ont appris. Ils re-
prochaient aux Grecs d'avoir la vanité de leur science, d'être pas-»
sionnés de disputes, d'entamer hors de propos, devant des gens
incapables de les comprendre, des controverses subtiles, de sou-
lever de préférence des problèmes insolubles et inutiles. Eux,
au contraire, s'attachaient surtout à la morale de tous les jours ;
ils choisissaient des questions que peut résoudre l'expérience de
la vie commune, et les traitaient sans effort de dialectique, sans
appareil de raisonnement, « à la bonne franquette, pingui Mi-
nerva. » En un mot, tandis que les Grecs leur semblaient des
professeurs qui ont peine à quitter le ton de l'école, eux se pi-
quaient de n'être que des gens du monde, qui causent familière*
ment avec des amis ; et je crois bien que c'était leur façon ordi-
naire de converser entre eux, quand ils avaient la joie de pouvoir
se réunir.
Nous ne sommes guère informés des lieux où ils se réunis-
saient d'ordinaire. Tout au plus peut-on essayer de les imaginer
d'après les dialogues de Gicéron. On sait que les Romains ont
conservé longtemps l'habitude de ne venir à la ville que pour
leurs affaires. Quand ils n'avaient pas à voter au Champ de
Mars, à siéger au Sénat, à parler au Forum, à défendre un client
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9fi REVUE DES DEUX MONDES.
devant les tribunaux, ils restaient aux champs. C'est donc dans
leurs villas des environs de Rome que devaient se rencontrer
d'ordinaire les amis de Scipion. Ils s'y réunissaient sans doute
dans des repas communs : « C'est là, disait Caton, en faisant
allusion à Tétymologie du mot conviviurrij c'est là qu'on vit
véritablement ensemble. » Le plus souvent, suivant la saison, ils
se promenaient sous les portiques, ou dans les bosquets à l'ombre
des grands arbres; ils s'asseyaient auprès de la statue d'un sage^
au milieu de quelque pelouse ; ou bien encore ils longeaient
une rivière, — non pas un de ces petits ruisseaux de fantaisie
dont les riches ornaient leurs jardins, où l'on se plaisait à mé-
nager des iles en miniature et des apparences de cascades qu'on
appelait pompeusement des cataractes, — mais une rivière véri-
table, coulant librement dans la campagne, en pleine nature (1).
Ainsi faisait Socrate, que Platon nous dépeint, dans le Phèdre ^
suivant le cours de l'ilissus, les pieds nus, dans l'eau, jusqu'au
moment où il s'assied sans façon sur la berge, à l'ombre d'un
platane, avec ses disciples. Mais les grands seigneurs de Rome
sont plus délicats et tiennent à leurs aises : ils se font apporter
des coussins (2), et quand ils sont convenablement installés,
rentre tien commence.
IV
De ces entretiens, personne assurément ne tenait registre;
cependant, ils ne sont pas tout à fait perdus. Cicéron prétend
tenir de Rutilius Rufus, quand il l'alla voir à Smyrne, avec son
frère et Atticus, celui dont il a tiré son bel ouvrage de la Répu-
blique. Ailleurs, il affirme que son maître Scœvola, qui lui
enseigna la jurisprudence, lui a rapporté la conversation de
Lailius avec ses amis, qui est devenue le traité de V Amitié. Il
ajoute, il est vrai, que, s'il est parti de ce qu'on lui a raconté,
il a traité le sujet à sa façon [meo arbitratu\ et je suis bien con-
vaincu qu'il a plus consulté son imagination qu'il n'a reproduit
le récit qu'on lui avait fait; c'est son habitude. Rien pourtant ne
nous force à croire qu'il ait tout inventé. Comment Scipion et ses
(1) Tous ces détails sont tirés des préludes des divers dialogues de Cicéron,
surtout de celui du second livre des Lois,
(2) De Oraiore, 1, 7.
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A PROPOS d'un mot latin. ^'^ 97
amis anraient-ils oublié les enseignemens de Polybe au sujet de
la constitution romaine? Les occasions de se les rappeler ne
manquaient pas au milieu des troubles qui la mettaient en péril.
Ils ont dû en parler plus d'une fois ensemble pour atténuer les
tristesses que leur causaient les malheurs publics, et quy
aurait-il d'étonnant que Rutilius se fût souvenu, dans son exil,
d'une de ces conversations qui l'avait plus frappé que les autres?
Sur ces souvenirs, que le temps avait affaiblis, mais non effacés,
Cicéron a brodé sans scrupule; mais il est bien possible que sa
fantaisie ait travaillé sur un fond véritable. On peut croire aussi
que les leçons de Pana^tius n'ont pas disparu de la mémoire de
ses disciples, et qu'ils sont revenus plus d'une fois sur les sujets
qu'il aimait à traiter. On a vu que ces sujets étaient d'ordinaire
empruntés à la morale pratique ; ils sont de tous les temps, on
ne peut pas leur échapper et tous les incidens de la vie les im-
posent à nos réflexions. De plus, à ce moment, ils étaient d'ac/wa-
lité^ conmie on dit aujourd'hui. La curiosité des Grecs s'était
attachée à les étudier; ils en avaient donné des solutions nou-
velles, et cette nouveauté les avait mis à la mode. Partout où
pénétraient les lettres grecques, c'est-à-dire dans tout le monde
civilisé, on dévorait les ouvrages des Socratiques où sont agités
les problèmes de la vie. Et qu'on ne dise pas que les questions
de ce genre, bonnes pour les écoles et les entretiens savans, ne
conviennent pas aux conversations mondaines. On discutait chez
Scipion sur le souverain bien, sur les conflits de l'intérêt et du
devoir, comme on parlait de la grâce efficace ou suffisante à
l'hôtel de Rambouillet, ou chez M"* Geoffrin des théories de Mon-
tesquieu sur le régime constitutionnel. Je ne vois donc pas de
motif pour refuser de croire Cicéron quand il nous dit qu'il a
repris dans deux de ses dialogues les sujets que Scipion et ses
amis traitaient dans leurs entretiens; et si ce témoignage est
vrai, si nous connaissons d'une manière plus exacte ce qui se
faisait, ce qui se disait dans cette société, il nous devient plus
facile de nous rendre compte de l'action qu'elle a exercée autour
d'elle.
Il ne faudrait pas croire que les réunions comme celle de
Scipion, parce qpi'elles sont composées de peu de personnes,
qu'elles affectent de s'isoler et de vivre à part, passent inaperçues.
11 semble au contraire que cette attitude qu'elles prennent attire
les yeux sur elles; plus elles paraissent se dissimuler, plus on
TOME XX XVII. — 1907. 7
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98 REVUE DES DEUX MONDES.
i
veut les connaître. Chez nous, dans le monde intelligent de Paris,
personne, au xvii* siècle,Jn'ignorait l'hôtel de Rambouillet ou les
autres sociétés littéraires; et môme, quoique les relations fussent
alors plus difficiles et plus rares entre Paris et la province, la
renommée s'en était répandue jusqu'aux extrémités de la France.
On a souvent cité le passage de Chapelle, où il raconte qu'il ne
fut pas peu surpris, dans son voyage, de rencontrer ;à Montpel-
lier des précieuses qui affectaient d'imiter les mignardises et le
parler gras de celles de Paris, qui dissertaient sur VAlaric et le
MoïsCf sur la Clélie et le Cyrus, et qui lui demandaient des nou-
velles « de ces messieurs de l'Académie. » Quant aux salons du
xvui* siècle, c'est bien au delà de la France qu'ils étaient connus.
On en parlait dans l'Europe entière, et ils étaient partout le
modèle sur lequel l'esprit public essayait de se former.
Soyons assurés que la société de Scipion n'a pas échappé
non plus h la curiosité publique. Dès Tépoque où furent repré-
sentées les premières pièces de Térence, c'est-à-dire quand elle
venait à peine de naître, elle était déjà en grand honneur. Elle
occupait sans doute les conversations des oisifs quand ils se ras-
semblaient au Forum, près de la tribune, ou dans les basiliques
voisines. Puisqu'on en parlait beaucoup, il était naturel qu*on
cherchât à l'imiter; c'était sans doute une manière de se mettre
à la mode. Des réunions durent se former, dans lesquelles des
personnes lettrées, ou qui voulaient s'en donner la réputation,
causaient volontiers entre elles de sujets de morale et de philo-
sophie. L'habitude s'en était conservée à l'époque suivante, dans
les beaux jours du siècle d'Auguste. Horace qui venait de s'éta-
blir dans la villa que Mécène lui avait donnée, et jouissait du
plaisir d'être chez lui, nous raconte qu'il reçoit à sa table
quelques campagnards des environs. Il nous dit qu'on y vient
s4ns cérémonie, que personne ne se croit obligé d'obéir aux lois
rigoureuses de l'étiquette qui régissaient alors les repas, et dont
Varron avait rédigé le code, que chacun y fait ce qu'il veut et
y dit ce qui lui plaît. On n'y répète pas, comme à l'ordinaire, les
cancans du voisinage ou ces nouvelles des théâtres, qui sont
l'aliment des conversations romaines et se répandent jusque dans
la banlieue; « on y parle de ce qu'il importe avant tout de con-
naître, de ce qu'il serait dangereux d'ignorer; on cherche si c'est
la richesse qui fait le bonheur, ou la vertu ; sur quel fondement
expose la véritable amitié; quel est le principe et la règle du
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A PROPOS d'un mot Latin. 99
souverain bien (1), » et il affirme que ces entretiens, qui nous
semblent un peu graves pour un diner sans façon, le rendent
beureux comme un Dieu : 0 noctes cssnssque Deumt Ces ques-
tions sont celles mêmes qu'agitaient les disciples de Pansstius^ à
la table de Scipion. Si elles faisaient encore à Tépoque d'Horace
des conversations de dessert qui le ravissaient, qu'on juge de
l'intérêt qu'elles devaient avoir, dans leur nouveauté, pour des
gens plus capables de les comprendre que les bons propriétaires
des maisons de campagne de Tibur.
C'est au temps de Scipion que s'achève l'initiation de Bome
aux lettres et k }a vie grecques. Gomme on voit qu'elle est com-
plète au moment où Cicéron commence d'écrire et dès ses pre-
miers ouvrages, il faut qu'elle remonte un peu plus haut que lui,
c'est-à-dire à la génération qui l'a précédé de quelques années.
Dès la fin du vi* siècle, Rome a pris de la civilisation hellé-
nique tout ce que comporte son génie, et dès lors une grande
époque littéraire se prépare pour elle.
L'œuvre, comme on le voit, s'était faite lentement; dans les
assimilations de ce genre, c'est une première condition de suc-
cès. Mais il y en avait d'autres, qui n'étaient pas moins néces-
saires et qui rendirent l'union intime et durable. Ici encore
nous allons retrouver l'action de Scipion et de ses amis.
Pour mieux apprécier la manière dont ils se sont conduits
en cette occasion et rendre hommage à leur sagesse et à leur
patriotisme, il convient de remonter un peu plus haut. Rappe-
lons-nous que, dès les premières relations que les Grecs et les
Romains ont eues ensemble, les affinités de leur religion et de
leur langage n'ont pas pu leur échapper, et qu'ils ont dû confusé-
ment reconnaître qu'ils étaient du même sang. Mais pour être très
proches parens, on n'en est pas toujours plus amis. En même
temps qu'ils voyaient les ressemblances qui se trouvent entre
eux, ils étaient frappés des diversités. Elles s'accusèrent davan-
tage quand la défaite de Persée et d'Antiochus eut mis le
monde grec dans les mains de Rome. Cette situation rendit les
(1) Horace, Sat, II, a.
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"^^ww,
100 REVUE DES DEUX MONDES.
rapports des deux peuples plus compliqués et plus délicats, et
il devint visible qu'il y avait à la fois entre eux beaucoup d'attrait
et quelques antipathies.
Les sentimens des Grecs à l'égard des Romains se devinent
facilement, quand on les connaît. Leur défaite ne leur avait pas
fait perdre la bonne opinion qu'ils avaient d'eux-mêmes ; ils mé-
prisaient les Romains qu'ils trouvaient lourds, épais, grossiers,
et qui leur semblaient d'une race inférieure, mais il ne faltait
pas le leur laisser voir. C'étaient les maîtres ; on les flattait pour
obtenir leurs bonnes grâces, on les comblait de louanges men-
songères, on leur prodiguait les témoignages de la plus basse ser-
vilité. Les Grecs éprouvaient donc pour les Romains un mépris
sincère et affectaient une admiration de complaisance. Chez les
Romains, c'était le contraire ; ik ne pouvaient se défendre d'ad-
mirer les Grecs en toute sincérité : et non seulement les lettrés,
les gens de goût, étaient passionnés pour les œuvres de leurs
poètes, de leurs savans, de leurs artistes, mais dans toutes les
classes de la société on se sentait attiré vers eux par la sou-
plesse de leur esprit, l'agrément de leurs manières, lart qu'ils
avaient de se plier à toutes les circonstances, de trouver des res-
sources dans toutes les occasions, d'être propres à tous les métiers.
Quand ils s'étaient glissés dans une maison, ils y devenaient
bientôt indispensables, et l'on ne pouvait plus se passer d'eux.
Cependant c'était un devoir pour le maître de garder sa dignité
de Romain et son attitude de victorieux. Il avait donc soin de
cacher en leur présence ce qu'au fond il ressentait pour eux.
Souvent même il les raillait, il leur disait de dures vérités, il
avait l'air de les mépriser. Eux ne s'en préoccupaient guère : ils
savaient bien que ce mépris n'était qu'une apparence, et qu'il
recouvrait une admiration réelle.
Il suit de là qu'en réalité Thellénisme ne devait pas rencon-
trer à Rome de résistance bien sérieuse. Caton lui-même, qui
fut son ennemi le plus acharné, se contenta de protestations
bruyantes et ne prit pas contre lui de mesures efficaces; comme il
lui est arrivé souvent dans sa carrière politique, il fit plus de
bruit que de besogne. Il n^en est pas moins vrai que ceux qui
travaillaient à le faire triompher avaient quelques précautions
à prendre et qu'il leur fallait ménager Tamour-propre national.
Les philhellènes des premiers temps, dans leur enthousiasme
de néophytes, étaient allés trop vite et trop loin. On avait vu le
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A PROPOS d'un mot latin. 101
premier Scîpion, pendant qu'il préparait son expédition d'Afrique,
mener la vie grecque {grœcarï) en Sicile, fréquenter les gym-
nases, les palestres, paraître en public le menton rasé, vêtu d'un
pallium, avec des sandales aux pieds. Les vieux Romains en
étaient indignés, et Caton ne le lui a pas pardonné, même après
sa victoire.
On n'avait rien à craindre de semblable cbez Scipion Émi-
lien. Outre qu'il était modéré de nature, ennemi des exagérations,
conune il connaissait mieux les Grecs, il se laissait moins sé-
duire au dehors de la civilisation hellénique; il n'en voulait
prendre que ce qu'elle avait de meilleur. Ces susceptibilités, que
beaucoup de Romains témoignaient contre elle, tenaient après
tout à des motifs honorables : il trouvait juste qu'on les respectât.
Lui-même, par beaucoup de côtés, était un homme des anciens
temps et il s'en faisait gloire. Sa censure fut presque aussi sé-
vère que celle de Caton, et il y prononça un discours dont on se
souvenait pour exhorter les citoyens au respect des mœurs an-
tiques, n avait peu de goût pour les jeunes gens qui affectaient
de s'en écarter et d'introduire des modes nouvelles. Il reprochait
à Sulpicius Gallus de se parfumer, de s'épiler soigneusement la
barbe et les sourcils, de faire sa toilette en face d'un miroir, de
porter des tuniques qui, au lieu de laisser les bras nus, retom-
baient sur les mains et les recouvraient entièrement. Nous
avons conservé le fragment d'un de ses discours où il s'indigne
qu'on ait ouvert à Rome une école de danse. Il raconte qu'on le
lui avait dit, mais qu'il ne voulait pas le croire. Il s'y est laissé
conduire, et il y a vu plus de cinquante garçons ou filles de bonne
naissance, entre autres le fils d'un candidat aux honneurs
publics, un jeune homme de plus de douze ans, qui avait au cou
la boule d'or que portaient les jeunes patriciens, « et dansait
avec des castagnettes une danse tellement obscène qu'un esclave
impudique n'oserait pas se la permettre. »
Ces senti mens de vieux Romain que Scipion exprime ici
avec tant de force, il les avait inspirés sans doute & ceux qui
ientouraient, et je remarque qu'on en retrouve quelque trace
chez les deux grands poètes qui furent ses amis. Même Térence,
Cfue nous avons l'habitude de ranger parmi les partisans les
plus déclarés de l'hellénisme, et qui, comme nous venons de le
voir, a beaucoup travaillé à répandre la vie grecque à Rome,
n'entendait pas qu'on y mit trop d'excès. Ce qui le prouve, c'est
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102 REVUE DES DEUX MONDES.
que les premiers ennemis contre lesquels il «ut à se défendre lui
reprochaient de gâter les pièces de Ménandre et de prendre trop
de liberté en les reproduisant. Ds ne voulaient pas qu'on y
changeât rien, quand on les imitait. Lui, au contraire, les accuse
d'âtre des délicats, dés raffinés, qui poussent trop loin les scru-
pules littéraires, et qui finissent « par ne plus rien entendre aux
choses à force de faire les entendus. » Quand il lui faut choisir
des défenseurs, il les prend sans hésiter dans la vieille tradition
romaine, il se met sous le patronage de Naevius,de Plante,
d'Ennius, et déclare « qu'il aime mieux ce qu'on appelle leur
négligence que la basse régularité de ceux qui l'attaquent (1). »
Lucilius est plus explicite encore, et plus vif. Assurément il s'est
mis lui aussi à l'école de la Grèce, mais il n'est pas un écolier
timide, et, tout en l'admirant, il prétend la juger. Son respect
pour Homère ne l'empêche pas de plaisanter à l'occasion sur
Hélène et Pénélope ; quoiqu'il consacre tout un livre dans son
œuvre à des questions de grammaire qu'il discute avec gravité, il
se moque des avocats qui abusent des divisions et des subdivi-
sions et dont c'est l'unique souci de distribuer artistement les
mots dans la phrase ; il raille ces petits- maîtres qui affectent
de ne parler qu'en grec ; et malgré son goût sincère pour les
philosophes, il n'hésite pas à reconnaître qu'un bon manteau,
quand il fait froid, rend plus de services qu'un maître de philo-
sophie. Remarquons que Térence a vécu dans la société de Sci-
pion quand elle était encore toute jeune, et que Lucilius ne la
fréquentée que dans les dernières années. On en peut conclure
(}ue cette société a persisté pendant toute son existence dans les
mêmes sentimens; que, jusqu'à la fin, son culte pour l'art grec
s'est préservé de toute superstition ; qu'elle n'a imité les mœurs
étrangères qu'à la condition de ne pas compromettre les tradi-
tions nationales; qu'en un mot, en devenant grecque par quelques
côtés, elle est toujours au fond restée romaine. Cette modéra-
lion en toutes choses était l'esprit même de Scipion. Ses amis
le savaient bien, et s'ils l'ont fidèlement suivi, c'est qu'ils étaient
sûrs qu'il ne les mènerait pas trop loin.
(1) Andria, prologue.
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A PROPOS DUN MOT a^ATIN.
VI
103
Parmi les motifs que les vieux Romains pouvaient avoir de se
défier des idées nouvelles qui leur venaient de la Grèce, il y en
avait un qui devait leur paraître plus grave que les autres. On
a vu que le dernier mot de Vhumanilas est l'amour de Thomm^
en général, sans distinction de race et de peuple, uniquement
parce qu'il est homme. Ce sentiment semble d'abord en contra-
diction avec l'affection jalouse que chaque pays réclame de ses
enfans et qui ne souffre pas de partage. Comment les accorder
ensemble? Faut-il les sacrifier l'un à l'autre, ou peut-on le^
conserver tous les deux? Le conflit entre le cosmopolitisme et la
patrie, qui a pris de nos jours une intensité particulière et
menace de troubler les sociétés modernes, remonte haut : il a
son origine dans certaines doctrines des écoles philosophiques
de la Grèce. Cependant, les Grecs ne paraissent pas s'en être in-f
quiétés. C'est qu'en réalité Tidée de la patrie ne les préoccupait
guère. Cette idée était surtout pour eux un produit de leur vanité;
la Grèce étant sans contestation le pays privilégié de l'intelligence,
tout ce qui n'est pas grec, ils l'appellent barbare, et le mépris
qu'ils ont pour les barbares leur fait sentir l'orgueil d'être
Grecs. Mais il ne semble pas qu'ils se rendent bien compte de
ce que la patrie est en droit d'exiger de nous pour la défense de
son honneur ou de sa liberté. Â l'exception du grand élan des
guerres médiques, ils ne sont jamais arrivés à s'unir contre
l'étranger; et même alors ils n'étaient pas tous parmi les com-
battans de Marathon ou de Salami ne. Leur affection se concen-»
trait volontiers autour du petit endroit d'où ils étaient origi-
naires. On a remarqué que les constitutions qu'imaginaient
leurs philosophes sont faites pour des pays de peu d'étendue :
elles concernent des villes médiocrement peuplées, où l'individu
pourra garder toute son importance. C'est la cité qui en est le
cadre ordinaire, et tout au plus, quand le danger devint pressant,
quelques cités parvinrent à se grouper ensemble pour former
une ligue. La patrie n'apparaît donc pas dans les combinaisons
des politiques ; elle ne semble pas non plus avoir de place dans
les rêves des sages. Lorsqu'ils voulurent échapper à la concep-
tion étroite de la cité, ils dépassèrent la patrie, et la philosophie
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i04 REVUE DES DEUX MONDES.
leur suggéra l'idée de rhumanité. On demandait à Socrate de
quel pays il était, il répondit : « Je ne suis ni Athénien, ni
Grec ; je suis citoyen du monde. »
Voilà une réponse qu'un Romain n'aurait pas faite. Je ne
parlt pas de Scipion qui ne se serait jamais imaginé que sous
aucun prétexte et pour aucune raison on pût répudier sa patrie.
On lui avait donné Tordre de détruire Carthàge. Peut-être le
trouvait-il un peu rigoureux : il avait le sentiment de l'huma-
nité. Quand Tincendie fut sur le point d'achever son œuvre,
il songea aux vicissitudes des fortunes humaines, à ce qui
pouvait un jour arriver à son pays; Polybe, qui était près de lui,
nous dit qu'il cita tristement un vers d'Homère et versa quelques
larmes ; mais Tordre fut exécuté et Carthàge s'abima dans les
flammes. Avec Cicéron la question se pose d'une manière pré-
cise ; il s appelle, comme Socrate, citoyen du monde, mais avant
tout il entend rester citoyen de Rome. Il sait ce qu'il doit à sa
patrie, que nous lui appartenons tout entiers, « et qu'il ne nous
est permis d'employer à notre usage que la partie de nous^
mômes dont elle n'a pas besoin (1). » Ailleurs il expose encore
plus exactement sa pensée. Il se place en présence de devoirs
dififérens et montre qu'il y en a un qui est plus impérieux que
les autres et auquel il faut les subordonner. Dans un beau passage
du traité des Lois, il se représente visitant, avec son frère, la
petite ville d'Arpinum, d'où ils sont originaires. Il Ta toujours
beaucoup aimée ; il y retrouvait avec attendrissement les tradi-
tions de sa race, qui était ancienne dans le pays, ses autels do-
mestiques, les souvenirs de ses aïeux. Son père, que sa mau-
vaise santé retenait loin des affaires publiques, avait agrandi la
maison de famille, mais sans détruire l'ancienne, où ses pères
avaient vécu. On la reconnaissait encore, et, par sa simplicité,
elle rappelait celle de Curius chez les Sabins. Cicéron, qui y
était né, n'y retournait pas sans émotion, et il lui échappe de
dire, en la revoyant : « C'est là qu'est véritablement ma patrie ! »
Mais il se reprend aussitôt ; il songe qu'il en a une autre, qui se
compose de la )*éunion des cités particulières, et s'élevant au-dessus
du patriotisme municipal, ce qu'un Grec n'a jamais pu faire en-
tièrement, il proclame que c'est celle-là qui est la patrie véri-
table, qu'elle doit avoir la première place, « qu'il faut nous livrer
(!) De Republica, l, 4
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▲ PROPOS d'un mot latin. 105
il elle tout entiers, lui consacrer tout ce que nous possédons,
être prêts à mourir pour la défendre (i). » Voilà le devoir, et,
comme il n'y met aucune restriction, nous devons en conclure
que si c'est son opinion que la petite patrie, malgré la tendresse
qu'il a pour elle, doit céder iî la grande, h plus forte raison
Taffection que nous éprouvons pour Vhumanité doit être sacri-
fiée à celle que nous inspire notre pays . Les conceptions de sa
philosophie généreuse ne lui font pas oublier la réalité des faits.
Il n'ignore pas que ces sentimens peuvent entrer en conflit en-
semble, qu'il y a des occasions où ces étrangers, que nous vou-
drions regarder comme des frères, deviennent des ennemis, et
que nous sommes forcés de prendre les armes pour les com-
battre; il pense que nous ne devons pas hésiter à le faire. Mais
alors, à quoi sert-il de s'être proclamé « citoyen du monde, » et
quel profit le monde pourrait-il tirer de ces belles théories?
Cicéron entend bien que, même en cette extrémité, Vhumanùe
ne perde pas ses droits. Il veut d'abord qu'on résiste à la guerre
tant qu'il sera possible. « Puisqu'il y a deux manières de régler
les différends, la discussion pacifique (nous dirions aujourd'hui
l'arbitrage) ou la violence; quQ Tune convient à l'homme et que
l'autre est le propre des bêtes féroces, il faut n'avoir recours à
la force qu'après que les autres moyens ont été épuisés ; et dans
tous les cas, on ne doit jamais faire la guerre que pour obtenir
une paix équitable qui nous permette de vivre honorablement
en repos. » Si nous sommes victorieux, il nous interdit d'abuser
de la victoire. Nous devons être démens envers ceux qui n'ont
pas été cruels pendant la lutte et il faut leur conserver la vie. En
un mot, on doit être bien convaincu qu'il y a des limites an
droit de se venger et de punir : est ulciscmdi et puniehdi
modu${2).
Si Ton songe que ces belles paroles ont été prononcées il y à
plus de deux mille ans et avant le christianisme, on trouvera
J)eut-êtrc que notre civilisation a fait depuis cette époque Un peu
moins de progrès qu'il ne nous plait de le croire ou de le dire.
(1) De Ugibus, II, 2.
(2) Tous ces beaux préceptes se trouvent surtout dans le dernier ouvrage de
Cicéron, le De Officiis au livre !• u et m, il.
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106 REVUE DES DEUX MONDES.
VII
Il est vrai qae ce sont des paroles, et qu'il reste à savoir ce
qu'elles sont deveùues dans la pratique.
Il faut bien avouer que les Romains n'ont pas fait la conquête
du monde sans commettre des injustices, des violences, des
cruautés ; Vhitmanité était un idéal pour eux plus qu'une règle,
dont ils ne se sont jamais écartés. Mais tout de même , il est
beau pour un peuple d'avoir un idéal et de le placer très baut,
au risque de ne pas toujours l'atteindre. L'histoire montre d'ail*
leurs qu'ils l'ont souvent réalisé dans les limites oti il pouvait
l'être, et que c'est une des principales raisons qui expliquent qu'ils
aient pu conquérir un si vaste empire et qu'ils l'aient gardé si
longtemps.
On peut se demander d'abord pourquoi cette bonne fortune
leur est échue plutôt qu'à un autre peuple. Il semblait qu'elle
dût revenir aux Grecs, qui les dépassaient par tant de grandes
qualités et de qui précisément ils tenaient ce qu'ils avaient appelé
Vhumaniié, Les Grecs paraissaient bien mieux faits que les
Romains pour réunir les peuples autour d'eux. De tout temps
ils ont exercé un attrait singulier sur tous ceux qui les ont
connus ; on ne pouvait avoir de relation même passagère avec eux
sans devenir leurs admirateurs et leurs élèves. La chevauchée
d'Alexandre à travers l'Orient restera toujours une merveille
inexplicable. Il lui a suffi de traverser avec une petite armée des
nations dont on savait à peine l'existence pour y laisser une em-
preinte qui ne s'est plus effacée. La plupart d'entre elles, à ce
contact passager, sont devenues grecques, et beaucoup n'ont pas
cessé de l'être. Il est vrai que l'Occident s'est montré plus rebelle.
La Grèce l'a pourtant entamé de plusieurs côtés; sur presque
toutes les côtes de la Méditerranée elle a jeté des colonies. Elle
a conquis le sud de l'Italie et la Sicile ; elle s'est établie aux
embouchures du Rhône et dans quelques coins de l'Afrique;
mais là, elle a été supplantée par Rome, quoiqu'elle eût l'avance
sur elle, et dans les pays mêmes où elle a dominé le plus long'
temps et à plusieurs reprises, elle a laissé peu de traces.
Une des raisons qui empêcha sans doute les Grecs de garder
sur certains peuples une influence durable, c'est qu'ils ne se
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A PROPOS d'un moi latim. 107
sont pas assez appliqués à mettre leurs actions d'accord avec
leurs doctrines. Ils donnaient de très beaux préceptes et de fort
mauvais exemples. Pour nous borner à ce qui nous occupe,
c'est de l'école socratique que venait en droite ligne le vers
célèbre de Térence :
Homo sum^ humani nihil a me alienum puio.
Sénèque disait qu'il devrait être dans tous les cœurs et sur
toutes les lèvres. Les Grecs, qui l'écrivaient dans leurs livres,
l'avaient quelquefois à la bouche, mais il est bien sûr qu'il n'était
pas dans leur cœur. D'abord l'étranger, le barbare, comme ils
disaient,n'était pas un homme peureux. Aristote pense qu'on peut
tout se permettre avec lui, et il trouve même qu'on lui rend ser-
vice en le forçant d'obéir, puisqu'il est incapable de se gouverner.
Platon croit être très généreux quand il distingue entre la guerre
et ce qu'il appelle la discorde. Lorsqu^on combat contre l'étran-
ger, c'est la guerre ; la lutte entre Grecs est simplement la dis-
corde. Dans la guerre, tout est permis ; on peut brûler les mai-
sons, ravager les champs, réduire les habitans en servitude,
Platon n'y voit pas d'empêchement: ce sont des barbares. On
doit être un peu plus modéré quand c'est une simple discorde,
c'est-à-dire quand on a des Grecs en face de soi ; il faut alors se
contenter d'enlever la récolte de l'année et l'on ne doit pas faire
d'esclaves. Mais ces timides réserves furent rarement respec-
tées. Les Grecs, qui se battaient toujours, ne se battaient guère
qu'entre eux, et les luttes fraternelles sont, comme on le sait, les
plus implacables de toutes. On n'y reconnaissait aucun autre droit
que celui du plus fort. Les Athéniens en avaient fait un principe
qu'ils appliquaient sans distinction à tous leurs ennemis, Grecs
ou barbares. « Quand les forces sont inégales, disaient-ils k leurs
voisins de Mélos, qui les imploraient, la justice est inutile; le
plus faible doit céder. » Que nous voilà loin de Vhumanité!
Polybe a raconté les dernières luttes de la Grèce ; c'est une his-
toire lamentable, et jamais il ne s'est commis plus d atrocités. Je
ne parle pas de la cruauté des foules: la foule est partout Idche
et féroce, et nous avons vu, en pleine civilisation, des spectacles
qui rappellent ceux qu'offrit Alexandrie, quand la populace ivre
de sang mit en lambeaux Agathoclès et tous les siens. Mais des
diefs de peuple, comme Nabis, à Sparte, ou Philippe, en Macé-
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i08 REVUE DES DEUX MONDES.
doine, qui avaient pu fréquenter les grands philosophes et en-
tendre les pièces d'Euripide ou de Ménandre, inventaient contre
leurs ennemis, ou ceux qu'ils croyaient Tôtre, des supplices qui
font frémir. Us avaient pour principe que, lorsqu'on tue quel-
qu'un, il ne faut laisser vivre aucun des siens qui puisse le ven-
ger, et ils exterminaient la famille entière. C'est évidenlment
cette façon de se conduire qui a découragé les sympathies que
s'étaient attirées les Grecs et compromis l'admiration qu'exci-
taient partout les chefs-d'œuvre de leur art et de leur littéra-
ture.
Il n'y avait rien de semblable à Rome. Sans doute la race y
est rude, les lois très rigoureuses, la famille surtout sévèrement
organisée, femme, enfans, serviteurs dans la main du père et
sous une dure discipline. Le premier aspect de cette cité sérieuse,
que dirige une aristocratie solennelle, plus occupée d'affaires que
de plaisir, est loin d'être aussi attrayant que celui d'Athènes où,
selon Bossuet, « les fêtes et les jeux étaient perpétuels, où l'es-
prit, où la liberté et les passions donnaient tous les jours de
nouveaux spectacles. » Mais au moins n'y trouve-t-on pas au-
tant de ces scènes de férocité que la Grèce nous a trop souvent
offertes. Au fond, les mœurs y étaient plus douces qu'elles ne pa-
raissent. Par exemple, les Romains se piquent d^avoir diminué
l'atrocité des supplices, qui est une des hontes du monde antique.
a II n'y a pas de nation, dit un de leurs écrivains, qui en use avec
plus de douceur que nous dans la punition des coupables (1). »
C'était la vérité. N'oublions pas que Rome est la première qui ait
aboli la peine de mort en matière politique. Polybe fut très SL^r-
pris de voir, quand il y arriva, qu'un citoyen, accusé d'un crime
capital, a le droit, pendant qu'on délibère, de sortir ouvertement
de la ville ; tant qu'il reste une tribu qui n'a pas rendu son verdict,
il peut se soustraire au châtiment par Texil. Les Romains passent
pour le plus guerrier de tous les peuples, et Ton sait qu'en eflet
le temple de Janus n'a presque jamais été fermé chez eux. Il
paraît pourtant à certains indices qu'il n'a pas toujours été facile
d'arracher ce peuple de laboureurs à ses fermes et à ses champs
pour le jeter sur ses voisins et qu'il a plus souvent subi la guerre
qu'il ne l'a cherchée; mais une fois qu'elle est commencée, il la
mène avec vigueur. Sa main s'abat lourdement sur ceux qui lui
(l) Tito-UTe, IV, •.
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▲ PROPOS d'un mot latin. 109
résistent, et quand il croit avoir afifaire à des ennemis qui n'accep-
teronC jamais sa domination, il les traite sans pitié: il a détruit
presque en même temps Carthage, Numanceet Corinthe. Comme
ces paysans sont pressés de rentrer chez eux, et qu'ils ont pour
principe de ne faire la paix que quand ils sont victorieux, ils
emploient tous les procédés pour vaincre le plus vite possible.
Après tout, ces procédés sont ceux dont l'antiquité a usé partout
sans scrupule et auxquels les nations modernes n'ont pas tout à
fait renoncé. Mais après la victoire leur façon d'agir change.
D ordinaire on ne les suit guère, on ne les étudie, on ne les
admire que pendant qu'ils livrent la bataille. On a tort : c'est
quand elle est gagnée qu'il importe surtout de les voir à l'œuvre.
Tout d abord, et dès leurs premières entreprises, nous remar-
quons que, contrairement aux habitudes des nations antiques,
ils ont laissé vivre les peuples qu'ils avaient vaincus. Il est vrai
qu'au début au moins ces peuples étaient des Italiens, des frères;
mais on a vu que cette considération n'a pas arrêté les Grecs
qui semblaient traiter plus mal leurs ennemis quand ils étaient
de leur sang. Non seulement Rome n'a pas exterminé les siens
après leur défaite, mais même elle ne les a pas réduits & être
des sujets; elle en a fait des alliés, et ils l'ont aidée à vaincre le
monde. Les anciennes inimitiés ont été bientôt oubliées. Daiis
l'éloge enthousiaste que Virgile a fait des peuples de la vieille
Italie, ceux dont il exalté surtout le courage, qu'il appelle une
race de héros, « les Marses, les Sabins, le Ligure accoutumé à
la peine, le Yolsque à la lance pointue, » sont précisément les
mêmes qui ont arrêté le plus longtemps la fortune de Rome.
Au lieu de se souvenir du mal qu'ils lui ont fait, elle se glorifie
de leur valeur dont elle a eu tant à souffrir. Après la conquête de
ritalie, Toxpérience était faite ; les Romain^ avaient trop de bon
sens pour n'en pas profiter. Dès lors, ils sont décidés à appliquer
partout la méthode qui leur a si bien réussi. Ils feront le moins
possible de guerres d'extermination; impitoyables pendant la lutte,
ils seront démens après la victoire. « C'est là, dit Cicéron, le
fondement de notre domination ; c'est ce qui a étendu si loin les
limites de notre empire (!)• »
La conquête finie, l'œuvre n'était que commencée; le plus
important restait à faire. Ces peuples qu'on venait de soumettre,
(1) Pro Batbo, 13.
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HO REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on avait épargnés, il fallait se les attacher et arriver à en
faire un seul peuple. On a souvent exposé les prqcédés doût se
sont servis les Romains et qui ont obtenu un si merveilleux
succès, je crois inutile d'y revenir. Je ne rappellerai que ceux
dans lesquels se retrouve directement Tinfluence de Vhumaniié
D'abord, ils ont apporté aux vaincus une civilisation supé-
rieure : un vainqueur n'a pas de moyen plus sûr de légitimer sa
Aactoire. Cette civilisation, nous avons vu qu'ils la tenaient de
la Grèce et de quelle manière ils se Tétaient appropriée. Certai-
nement elle avait perdu à passer d'un peuple à l'autre ; et pour-
tant, je me demande si, sous la forme nouvelle qu'elle avait
prise, elle ne convenait pas mieux à ceux auxquels on allait
l'appliquer. Ils étaient de nature intelligens, mais encore fort
mal dégrossis ; la finesse, la subtilité, la grâce, toutes les perfec-
tions de l'esprit grec pouvaient leur échapper. Il fallait, comme
dit M"* de Sé%agné, les épaissir un peu, pour qu'il fût possible à
ces ignorans de s'en rendre maîtres. Ainsi présentées, ils les ont
comprises et goûtées du premier coup\ Elles ont pénétré non seu-
lement en Espagne et dans la Gaule, mais en Afrique, en face du
désert, & Trêves, & Cologne, à quelques pas de la barbarie ger-
manique. La passion que ces pays lointains témoignent pour les
lettres latines n'était pas uniquement une flatterie pour la ville
maîtresse; il y entrait plus de sincérité qu'on n'est tenté de le
croire. Les Romains n'ont pas imposé leur civilisation au monde;
le monde est allé au-devant d'elle. Rappelons-nous que les
écoles de grammaire et de rhétorique, qui firent tant pour la
répandre, n'ont pas été fondées directement par l'autorité
romaine; à cette époque, TÉtat n'avait pas pris, comme chez
nous, le monopole de l'enseignement, il laissait faire les villes, et
se contentait d'encourager les maîtres en leur accordant quelques
distinctions et quelques privilèges. C'étaient ceux qui devaient
profiter de leurs leçons, c'est-à-dire les gens des pays vaincus,
qui les attiraient chez eux et qui les payaient. Même cette diffu-
sion de la langue latine dans tout le monde occidental, qui fut
si avantageuse à Rome, il semble bien qu'elle y soit arrivée sans
avoir besoin d'exercer aucune contrainte. Malgré la phrase
célèbre de saint Augustin, dans la Cité de Dieu, je ne crois pas
qu'elle ait eu à prendre des mesures rigoureuses pour imposer
sa langue & ceux qui subissaient sa domination. Elle exigea
d'eux seulement, quand elle leur accordait le droit de cité, de se
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A PROPOS d'un mot latin. ill
servir du latin dans les actes officiels, et c'était la justice même.
Mais, dans les relations privées, ils étaient libres de parler
comme ils voulaient. Nous ne voyons pas qu'elle ait proscrit les
idiomes populaires, et plusieurs d'entre eux lui ont même surr
vécu. Elle n'eut pas un moment l'idée de forcer les Grecs à
parler latin ; Mommsen fait même remarquer qu'elle fut si éloi-
gnée de traiter leur langue en ennemie et d'essayer d'en res*
treindre l'usage que c'est sous sa domination et avec son aide
qu'elle se répandit dans des pays où elle n'était pas connue, par
exemple dans le Pont et le long des frontières orientales (1).
N'est-ce pas la preuve qu'elle n'avait pas pour principe, comme
on l'a prétendu, de supprimer les autres langues pour les rem^
placer par la sienne ? Et si ce résultat s'est produit dans une
partie du monde, si plusieurs des peuples qu'elle a vaincus ont
adopté si facilement le latin et ne l'ont jamais oublié, n'en peut-
on pas conclure que c'est parce qu'ils l'ont fait d'eux-mêmes et
sans y être contraints?
Avec la civilisation, Rome apportait la paix : il n'y a pas de
bienfait auquel les nations soient plus sensibles. On vient de
voir que Gicérôn demandait qu'on ne fît la guerre que pour
obtenir une paix équitable et qui pût durer. C'était au fond la
pensée des Romains. Ils n'étaient pas, autant qu'on se l'imagine,
des batailleurs de nature qui cherchent à susciter des querelles
pour avoir quelque raison de les vider par les armes. Ils ont
gardé ces sentimens au milieu même de leur plus haute fortune.
Leurs succès ne les ont pas enivrés. Ils avaient élevé un autel k
la Fortune du jour présent [Fortuna hujusce diei) pour montrer
qu'il ne faut pas trop compter sur les chances heureuses et que
le lendemain peut nous ôter ce que nous a donné la veille.
Après les orages dans lesquels sombra le gouvernement républi-
cain, la paix devint le rêve et l'espoir de tout le monde. Les
poètes la chantent d'avance, pour répondre aux vœux du public.
Horace célèbre le jour où le laboureur pourra planter sa vigne
en sûreté et conduire sans crainte ses bœufs dans les champs,
où les bons citoyens , paisiblement assis à la table de famille,
avec leurs enfans et leur femme, fêteront ensemble les dieux
(1) Le dernier Tolume de l'Histoire romaine de Mommsen, qui étudie l'état des
provinces sous l'empire, contient les renseignemens les plus curieux sur le sujet
que je traite. 11 a été fort bien traduit en français par MM. Gagnât et Toutain, et
forme les trois derniers volumes de l'édition f^çaise.
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112
REVUE DES DEUX MONDES.
de la patrie (1). C'était l'idéal de tous les Romains, et le régime
nouveau ne fut si favorablement accueilli que parce qu'il pro-
mettait de le réaliser. Mais, pour que Rome pût jouir de la paix,
il fallait qu'elle commençât par la donner au monde. Elle savait
bien que le moindre mouvement qui agiterait l'Empire la forcerait
à prendre les armes et troublerait son repos. C'était donc une né-
cessité pour elle, si elle voulait vivre tranquillement, de procurer
d'abord la tranquillité à tous ceux qui vivaient sous sa domina-
tion. La tâche était double ; elle avait à les défendre contre len-
nemi du dehors, les Germains, les Scythes, les Parthes, et elle y
parvenait sans trop de peine au moyen des légions campées à la
frontière, et grâce à l'esprit militaire qui s'y conserva jusqu'à la
fin. La paix intérieure était plus difficile à établir et à conserver.
Il fallait unir entre elles des populations voisines et ennemies,
toujours prêtes à reprendre de vieilles querelles, les faire vivre
ensemble, les forcer à se supporter, leur imposer l'habitude de
vivre -en repos, joacw imponere morem (2). Virgile a bien raison
de la glorifier d'y avoir réussi comme d'une de ses plus belles
victoires. On est émerveillé de voir que son succès ait été si
rapide et si complet. Rappelons-nous qu'une garnison de
1 200 hommes à Lyon, avec quelques milices municipales, a suffi
pendant plusieurs siècles pour assurer la paix des Gaules.
C'est cequ'on appelle la « paix romaine, » dont le monde a
joui sans trop d'interruption presque jusqu'à la fin de l'Empire. A
tout prendre, ce fut une des époques les plus heureuses de l'his-
toire. Quoiqu'il ne soit guère d'usage qu'on soit satisfait de son
temps, les gens d'alors paraissent heureux de vivre, et le disent
sans détour dans les inscriptions qu'ils nous ont laissées. Sur les
monumens qu'ils élèvent, ils célèbrent avec effusion une divinité
qu'ils appellent Félicitas temporum, et je ne vois pas de raison de
penser que les hommages qu'ils lui rendent, ainsi que les remer-
ciemens qu'ils adressent aux princes auxquels ils croient devoir
cette félicité, ne soient pas sincères. En réalité, la victoire de Rome
ne leur a rien enlevé qu'ils puissent beaucoup regretter. On a
respecté leur religion, on se garde de choquer leurs habitudes,
on honore leur passé (3) ; ils conservent leur régime municipal
(1) Horace, Odes, IV, 5.
(2) Virgile, Enéide, VI, 853.
(3) Pline, Lettrée, VIII, 24. Cette belle lettre nous montre comment les honnêtes
gens voulaient qa!on traitât les provinces.
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ppii,n Jailli --
A PROPOS d'un mot latin. 113
auquel ils tenaient plus qu'à tout le reste. Leur nationalité
même, dont les liens étaient déjà si relâchés avant leur défaite,
n'a pas disparu avec elle, et ils n'y ont pas renoncé tout à fait
en devenant Romains. Au contraire, Mommsen a montré que,
dans certains pays où elle existait à peine, c'est Rome qui l'a
véritablement créée. Elle a donné un centre à la Grèce, qui en
avait toujours manqué, par la création de Vamphictyonie, et
c'est autour de l'autel de Lyon, dans la célébration des fêtes
augustales, que la Gaule a pris le sentiment de son unité. La
paix profitait à tout le monde. La prospérité publique est attes-
tée par les monumens somptueux élevés aux frais des muni--
cipes et qui subsistent encore. Les hautes classes cultivaient les
lettres que Rome leur avait enseignées et étaient fières de s'ini-
tier aux habitudes de la civilité romaine. Le grand spectacle du
Dïonde uni et tranquille sous la môme autorité frappait les let-'
très d'admiration. Les plus éclairés d'entre eux, et qui connais-
s^enl la philosophie grecque, songeaient à cette cité universelle
révée par les sages, qui devait contenir l'humanité, et il leur
^BE^blait que jamais elle n'avait été plus près d'être réalisée. Les
'ïïalheurs de l'Empire, vers la fin du iv** siècle, ne parvinrent
pas aies en détacher. Il semble au contraire que jamais ils
^'^ient plus compris ni mieux exprimé les bienfaits de la domi-
nation roinaine qu'au moment où ils sont menacés de les perdre.
C'est pendant qu'Alaric se préparait à marcher sur Rome que
Claudien, un Alexandrin de naissance, écrivait ces vers admi-
^bles où il nous la montre réchauffant les vaincus sur sa poi-
gne et unissant sous le même nom tout le genre humain :
Emc est in gremio victos qusB sola recepit
Humanumque genus communi nomine fovit (1).
Elle venait d'être prise et ravagée, quand Rutilius Namatianus,
^n Gaulois du Midi, qui retournait en toute hâte dans son pays
''^^nacé, la saluait encore en lui disant avec une touchante recon-
naissance :
Urbem fecisti quod prius orbis erat (2).
^ peu plus tard, quand les affaires eurent encore empiré, que
^^ Germains occupèrent l'Italie, la Gaule, l'Espagne, l'Afrique,
1^) Jn Kcund. consul. StUichonis^ 150
^^ Jtineranum, 65.
TOMi zxvnu — 1907.
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ii4 REVUE DES DEUX MONDES.
TEspagnoi Paul Orose ne se résigne pas à croire que tout soîi
perdu sans retour. Sans le dire expressément, il imagine que les
peuples qui ont vécu si longtemps sous la domination romaine
ne pourront jamais l'oublier tout à fait, et que, même quand ils
seront séparés les uns des autres, ce souvenir créera un lien
entre eux et une sorte de parenté à laquelle ils se reconnaîtront
Il espère que si YImperium romanum est condamné à dispa-
raître, il ne finira pas tout entier, qu'il en survivra quelque chose
dans les nations désagrégées, et qu'elles formeront encore ce
qu'il appelle la Romania.
VIII
Orose ne s'était pas trompé. L'Empire romain n'existe plus
depuis quinze siècles, et les tentatives qu'on a faites pour le ré*
tablir dans sa grandeur ont échoué. Mais la Romania n'a pas
tout à fait disparu, et, dans presque toutes les nations de l'Europe
méridionale, quelque chose de Rome se retrouve. Voilà pourquoi
on les appelle d'ordinaire les races latines.
Ce nom est mal donné. Les physiologistes, qui mesurent les
dimensions des os, la conformation des crânes, la couleur de la
peau, n'ont pas de peine à prouver que tous ces gens qu'on réu-
nit sous le même nom ne forment pas une race unique et qu'ori-
ginairement ils appartenaient à des pays différons. Dans l'anti-
quité même, on distinguait chez eux des Ligures, des Celtes, des
Ibères; depuis, ils se sont accrus de Goths, de Vandales, de
Francs, de Scandinaves, etc. Il n'y a donc pas, à proprement
parler, de races latines, il y a des nations, qui ont vécu long-
temps sous la domination romaine, et qui en gardent l'empreinte,
des fils adoptifs, qui sont arrivés à Rome de toutes les parties du
monde, qu'elle a groupés autour d'elle, qu'elle a nourris, qu'elle
a formés, et qui sont devenus avec le temps ses fils légitimes.
La science de nos jours a exagéré l'influence de la race dans
le caractère des individus et des peuples. Les raisons physiolo-
giques n'expliquent pas tout; il y en a d'autres qui n'ont pas
moins d'importance. Une éducation semblable, l'habitude de
vivre ensemble, la lecture des mêmes ouvrages, l'admiration
des mêmes grands écrivains, peuvent créer à la longue chez des
peuples d'origine diverse un tour d'esprit commun qui devient
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A PROP.OS d'un mot latin. 115
une autre nature. Ne peut-on pas dire que dans la Grèce, dé-
chirée par tant de factions, divisée en tant de cités jalouses et
ennemies, Tunité ne s'est guère faite qu'autour d'Homère ?
En ce moment, l'opinion semble être sévère aux nations
latines. On leur fait de grands reproches, et quoiqu'on les accuse
ordinairement d'avoir trop bonne opinion de leurs mérites, elles
répètent avec une complaisance singulière le mal qu'on dit
d'elles. Pour ne parler ici que de la France, tandis que les ado-
rateurs du succès n'ont d'éloges que pour l'Allemagne et nous
humilient par la comparaison, ceux qui reviennent d'une excur-
sion en Amérique, la tête encore étourdie du mouvement des
foules, du bruit des machines, de l'activité des usines et des mar-
chés, ne cessent de nous proposer l'exemple des Anglo-Saxons.
Tous témoignent une douce pitié pour ces qualités dont nous
avions la vanité d'être fiers, et que l'Europe a eu si longtemps
la faiblesse de nous envier, et ils essayent de nous montrer^ pour
nous en guérir, qu'elles ne sont plus à la mode. Je doute pour-
tant qu'ils y réussissent. Le mal est trop ancien; il a poussé trop
loin ses racines. Ces qualités qu'on raille et dont on tient h nous
corriger, je remarque que ce sont celles mêmes que j'énumérais
au début de ce travail en indiquant les sens divers qu'on don-
nait au mot humanitas; avant tout, le souci de la culture de
Vesprit, un amour ardent pour les lettres, a,u sens où les pre-
naient les Romains, les lettres humaines, qui s'appliquent à la
^e, qui ont un caractère pratique et une importance sociale.
C'est cette façon de les comprendre et de lès cultiver qui a donné
^ Qotre littérature ce mérite particulier de pouvoir convenir à
P'^esque tous les peuples et d'être devenue par momens une lit-
'^'•ature imiverselle. C'est de là aussi que nous tenons cette
^'ïx^nité dans les relations, ce ton de politesse qu'ailleurs on
^*^erche à copier, enfin ce goût de la vie mondaine qui ne
se^t pas tout à fait perdu chea^ nous, même en ce temps de
^^ïïiocratie. Car, si nous ne possédons plus guère des salons
cÇ^xtune ceux du xvii* et du xviu* siècle, qui faisaient l'admira-
^^n de l'Europe, on remarque que nous sommes encore le pays
^^ l'on aime le plus à se réunir, à causer, où l'on fait le plus
*^ cas de ces plaisirs de la société que Bossuet appelle « le plus
S^tod bien de la vie humaine. » A ces qualités d'extérieur et de
^^irface, qu'il ne faut pas dédaigner, il s'en ajoute d'autres plus
^portantes, que les anciens attribuaient aussi à l'éducation, aux
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H 6 AEVUE DES DEUX MONDES.
études libérales, à la pratique des lettres; c'est une certaine
douceur de mœurs qui nous incline à l'indulgence, à la sympa-
thie pour les autres, même quand ce sont des ennemis ; un fond
de générosité, dont noB rivaux nous raillent, après en avoir pro-
fité, et qui est pour nous à la fois un honneur et une faiblesse.
Elle nous rend incapables de cette ténacité de haine que nous
voyons chez certains peuples, qui ne s'arrêtent dans leurs ven-
geances qu'après avoir épuisé leurs ressentimens et rassasié leurs
appétits ; elle nous enflamme pour des idées et nous pousse quel-
quefois dans des entreprises contraires à nos intérêts véritables,
pour peu qu'elles nous paraissent justes et grandes. N'est-ce pas
à peu près ce que les anciens entendaient par Vhumanité?
Quand j'étudiais, un peu trop longuement peut-être, com-
ment cette notion de l'humanité est arrivée de la Grèce à Rome,
de quelle manière elle y a été reçue, et la marche qu'elle a sui-
vie jusqu'au jour où les sages l'ont formulée définitivement dans
leurs ouvrages, je n'écrivais pas seulement un chapitre d'his-
toire ancienne. Nous avons profité nous aussi de ce qui s'est fait
à cette époque lointaine ; Scipion Émilien, Cicéron et les autres
ont travaillé pour nous, et il nous faut remonter jusque-là pour
nous bien connaître ; c'est là que nous trouverons les origines
de la civilisation dont uqus vivons ; et je crois bien que si les
nations latines voulaient choisir un mot qui exprime ce qu'elles
ont de plus élevé dans leurs aspirations et qui résume les qua-
lités qui font d'elles des alliées et des sœurs, un mot qui pût
leur servir de devise et de ralliement dans une entente com-
mune, elles n'en trouveraient pas de plus juste et de plus vrai
que celui d'humanitas.
Gaston Boissier.
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lES
RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS
HONORAIRES DES PROFESSIONS LIBÉRALES
MÉDECINS ET CHIRURGIENS
Suivant les temps, suivant les nations, telles ou telles be-
sognes, telles ou telles fonctions sont, à raison ou à tort, hono-
rées ou dédaignées. Le barreau, dans la république romaine, avait
un prestige dont il était dépourvu dans la monarchie française.
Les charges militaires furent en Chine, jusqu'à ces dernières
années, les moins prisées de toutes. Le service personnel des
grands était le plus noble au moyen âge; il a cessé de l'être
dans les temps modernes. Les postes officiels, dans certains États
de l'Amérique... et même de l'Europe, n'ont plus rien du lustre
qu'ils ont conservé dans d'autres. Pourtant, les employés des
haras ou des eaux et forêts ont plus de relief encore que les vé-
térinaires ou les marchands de bois.
Voici deux siècles, il n'était pas, chez nous, d'avocat qui n'am-
bitionnât la condition de juge ; aujourd'hui, il n'est pas de ma-
gistrat qui aille de pair avec les avocats illustres. Ces jugemens,
bons ou mauvais, ont tous leurs causes profondes; justes ou in-
justes, il n'importe. Mais il [arrive que la [richesse, dans un
État gouverné par l'opinion, perd beaucoup de son importance
sociale, lorsque l'opinion donne au mérite personnel le pas
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118 RBVUE DES DEUX MONDES.
sur les situations qui s'obtiennent par l'argent ou même par
le vote.
Lorsqu'il s'agit toutefois à' apprécier en argent ces valeurs in-
tellectuelles, artistiques ou scientifiques, l'argent reprend ses
droits souverains, et les paie, non suivant l'estime qu'il en fait,
mais suivant le besoin qu'il en a ou la jouissance qu'il en espère.
Or, les raisons qui font que l'on paie ne sont pas toujours les
raisons pour lesquelles on estime. Ainsi les professions libérales,
qui toutes ont profité de l'évolution des idées^ n'ont pas profité
toutes de l'évolution des prix. Et,, dans les catégories qui en ont
bénéficié le plus, l'inégalité a plutôt crû que diminué. Il s'est
opéré un déclassement des diverses sortes d'« aristocraties »
d'argent, de pouvoir, de naissance et de talent; mais, dans le
classement intérieur de chaque groupe il ne s'est opéré aucun
nivellement, pas plus sur le terrain des honoraires libéraux que
sur celui des traitemens privés ou sur celui de la richesse
acquise. Au contraire, il s'y est créé des privilèges, des situa-
tions plus favorisées, plus hautes et, par rapport à l'ensemble
de chaque corporation, plus exceptionnelles, qu'il n'y en avait
jamais eu naguère. Il y a par conséquent aujourd'hui plus d'iné-
galité qu'autrefois, dans le sein de chaque profession, entre ceux
qui gagnent 200-000, 400000, 600000 francs par an et ceux qui
gagnent seulement de quoi vivre. Cette « élite » n'est d'ailleurs
une élite qu'au point de vue du salaire, et ce salaire est <c juste, »
puisqu'il est librement consenti.
I
Ces situations enviées, qui résultent de l'offre et de la de-
mande, ont été créées au profit de leurs favoris, les unes, —
— celles des médecins et des peintres, — par l'aristocratie des
nouveaux riches ; les autres, — celles des auteurs dramatiques et
des acteurs, — par l'aisance nouvelle de la démocratie.
Il n'y a d'ailleurs pas d'explication à donner de ce que les
grands avocats soient mieux rétribués que les grands écrivains;
pas plus qu'il n'en pourrait être donné de ce qu'un kilo d'acier
coûte aujourd'hui moins cher qu'un kilo de bœuf, tandis que c'était
exactement le contraire au xv* siècle. Les prix aussi ont leurs
raisons... que la raison n'a point à connaître. Il ne s'ensuit pas
de ce que les premiers chirurgiens se fassent présentement
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 119
600 000 francs par an, tandis que les premiers médecins ne se
font pas plus de 200000, que la chirurgie soit supérieure à la
médecine; ni de ce qu'un ténor peut gagner 400000 francs,
tandis qu'un comédien n'en gagnera pas plus de moitié, que
l'opéra l'emporte à ce point sur le drame; ni enfin, de ce que le
peintre de portraits en vogue réalise des recettes annuelles de
300000 francs, tandis que le peintre d'histoire le plus réputé
reste bien en deçà d'un pareil chiffre, il n'y a pas à conclure
que r« histoire » soit au-dessous du « genre » ou du « por-
trait. y>
Mais seulement cette remarque peut être faite : que les vul-
gaires lois éconoîniques gouvernent brutalement ce domaine des
honoraires et que, malgré les changemens du régime politique,
les faveurs pécuniaires des citoyens se trouvent n'être pas distri-
buées avec plus de discernement véritable que celles des rois.
Nos boui^eois contemporains sont toutefois plus généreux,
parce qu^ils sont plus riches, que n'étaient les grands person-
nages de jadis : et leur clientèle est moins oppressive parce
cpi'elle est plus divisée. Le médecin, l'artiste du moyen âge
devait, pour bien vivre, vivre à la solde d'un patron puissant ;
client unique qui devenait un maître. Les « physiciens » des
princes touchaient un traitement annuel, qui variait de 2 250 francs
pour le médecin du comte de Savoie (1401), jusqu'à 22 000 franco
pour le chirurgien de Charles le Sage. Ce dernier chiffre est très
^^ceptionnel ; de même ceux de 19 500 francs attribués au
pJf'emier médecin de la reine Anne de Bretagne (1498), et de
^^ 600 francs accordés au médecin d'un infant d'Aragon
f*380) (1).
Pratiquement, les appointemens allaient de 4 000 à 8 000 francs.
*^^ premier « maître en médecine et physicien » du duc de
Bourgogne avait 7 000 francs, le second 5700 francs. Celui du
*^€ de Berry 6 000 (1397) ; celui de la reine Isabeau de Bavière
^ SOO. Le médecin ordinaire et le chirurgien de l'archiduc-roi
^'Espagne (1501) ont pareillement 6700 francs. Plus économes,
^^ duc d'Orléans ne payait que 4 560 francs en 1445, et son aïeul,
(1) Le lecteur voudra bien se rappeler que tous les chiffres, sans exception,
^otUenas dans cet sûrticle, sont comme ceux des articles antérieurs sur les mômes
^^Jets, des chiffres actuels. C'est en monnaie de nos jours que sont exprimées ici
^^utes les sommes de Jadis, préalablemeni traduites et converties, d'abord suivant
^x valeur intrinsèque en grammes d'argent, ensuite selon la puissance relative
^^hai d'un gramme d'argent autrefois et de nos jours.
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120 ' REVUE DES DEUX MONDES.
en 1360, que 1 630 francs. Le comte de Nevers donnait 2 400 francs,
et des seigneurs moins notables, 1 000 à 1 500 francs seulement ;
le médecin de Tévêque de Troyes touche 860 francs par an (1342).
Parfois, il est vrai, ces docteurs sont payés en rentes d'Église :
Jean Lavantage, le premier médecin du duc Philippe le Bon, en
1435, est prévôt du chapitre de Saint-Pierre, à Lille; après lui,
ce bénéfice, médical par destination, semble-t-il, fut donné au
premier médecin de la duchesse de Bourgogne. D ailleurs, la
profession de la médecine et celle de la théologie ne s'excluaient
pas ; on pouvait exercer Tune et l'autre, en un temps où le mé-
decin était forcément clerc et célibataire.
Lorsqu'il n'était pas clerc, il était juif. Dans le Midi, au
moyen âge, il appartenait plutôt à la synagogue qu'à Féglise.
Le roi René avait toujours près de sa personne des docteurs
israélites, dont les coreligionnaires avaient élu domicile en Pro-
vence. Ils étaient riches, haïs d'ailleurs du menu peuple qui les
maltraitait volontiers aux occasions, et influens auprès des au-
torités. Gomme ils savaient se défendre, « grâce à For, Tencens
et la myrrhe qu'ils avaient en mains, » dit un pamphlet du
XV* siècle à Sisteron, ils passaient pour insolens aux yeux de
leurs adversaires (1).
Le conseiller-physicien, en relations journalières avec le
prince qu'il soignait, admis plus ou moins dans sa familiarité,
pouvait s'élever et s'enrichir par sa faveur : Jacques Coictier, le
médecin de Louis XI, devenu président à la Chambre des
Comptes et millionnaire, donna, dit-on, 2400000 francs à
Charles VIII, pour échapper aux poursuites dont il était menacé
& la mort de son maître. Sans prétendre jouer un rôle politique,
Jean de L'Hôpital, médecin du connétable de Bourbon, fut
nommé par lui bailli de Montpensier, auditeur des comptes de
l'Auvergne et pourvu de terres nobles, grâce auxquelles son fils
Michel, le futur chancelier de L'Hôpital, eut à ses débuts au
barreau figure de gentilhomme.
Au XVII* siècle, en Dauphiné et Comtat d'Avignon, beaucoup
de médecins étaient de race noble, faisant leurs preuves pour
l'ordre de Malte. Vestige des idées de l'ancienne Rome, forte-
(1) Le médecin Bellaut David, insuité dans sa demeure un jour de mascarade,
obtint du magistrat que les « faux visages » fussent soumis à la déclaration et
inscription préalable sur les registres de la sénéchaussée. D'où émeute contre le0
juifs.
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R^F.-
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 121
ment enracinées dans ces régions méditerranéennes, qui refu-
saient aux armes une prépondérance exclusive et honoraient les
carrières civiles à l'égal du service militaire. On sait que le»
grandes familles de Provence furent, indifféremment et à la fois,
de robe ou d'épée.
Dans le reste du royaume, les médecins étaient de petite
extraction. Nous n'avons guère de renseignemens sur eux, pas
plus d'ailleurs que sur les avocats, les marchands, les paysans,
les petits fonctionnaires et même les hobereaux de province qui
composaient la presque-uuiversalité de Tordre privilégié. Sur la
Cour, rhôtel de Rambouillet, Port-Royal, les maîtresses du Roi,
les beaux esprits et les faits de guerre, nous savons presque tout;
mais assez peu de chose sur les vingt millions de sujets du
royaume.
Le corps médical, sauf rares exceptions comme Brayer qui
avait de son chef une belle fortune, se recrutait dans la plus
humble bourgeoisie. A ses membres leur état ne donnait qu'un
rang médiocre et ils ne sortaient guère de leur état. L'exemple
de Claude Perrault qui.
Laissant de Galien la science suspecte,
De méchant médecin devint bon architecte,
est un exemple à peu près unique. Une honnête aisance et le dé-
caoat de la faculté étaient le summum des ambitions de ceux
^i exerçaient à « la ville. » Ceux qui, par leur charge, avaient
'^cès de « la cour » pouvaient élargir le champ de leurs espé-
'^nces ; mais, sur ce terrain mouvant, les risques étaient consi-
"^ï^ables. Le type du médecin bourgeois, c'est Gui Patin, dont
^^s parens avaient eu sept enfans : cinq filles dotées à part et
"^vix fils qui eurent à partager 2 100 francs de rente.
Reçu docteur à vingt-six ans (1627), Patin, qui s'était fait un
^Ornent correcteur d'imprimerie, pour vivre durant sa période
^ études, eut la chance d'épouser une femme qui devait lui ap-
P^->ïter un jour 300 000 francs de capital. Cette succession,
'^cueillie par lui aux environs de la cinquantième année, paraît
^-^^ir été le plus clair de ses gains professionnels. On le voitalors
^^lieter une « belle maison des champs » pour 49 000 francs, à
^ois lieues de la capitale et, dans Paris même, place du Cheva-
"i^r-du-Guet, un immeuble de 90000 francs, où se trouve une
^^ste « étude, » — cabinet de travail, dirions-nous, — dans
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122 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle il espère faire entrer ses 10 000. volumes. Il était alors
doyen de la faculté et « nos messieurs, écrit-il, disent que je suis
le mieux logé de Paris. »
Ce n'était pourtant pas la richesse. Le médecin de ce temps-là
faisait ses visites èi mule. Guénaut prétendit faire les siennes à
cheval. Cela fit du bruit et choqua.
Guénaut, sur son cheval, en passant m'éclabousse,
dit Boileau ; mais ce praticien, recherché dans sa toilette autant
que solennel dans son débit, n'aurait pas osé dépouiller la tenue
sacramentelle : grande perruque, chausses rouges, longue robe et
rabat, — « qui pourrait, remarque Pascal, avoir confiance en un
médecin qui ne porte point de rabat? » — j'allais oublier la
barbe, qu'il lui seyait de porter aussi ample que nature le per-
mettait ; car « la barbe, comme dit Toinette à Argan, fait plus
de la moitié d'un médecin. » Plus tard, ce fut le contraire et le
bon ton voulut, jusqu'au milieu du xix« siècle, que le médecin
fût exactement rasé, suivant les rites du système pileux, aujour^
d'hui abolis, qui interdisaient les favoris aux militaires et les
moustaches aux avocats.
Sous Louis XV, à Paris, le grand seigneur courait à six che-
vaux, ventre à terre, comme en rase campagne ; mais le méde-
cin, en habit noir, roulait carrosse. Sa situation sociale avait
grandi ; Vicq d'Azyr, dans les salons, partageait la faveur des
encyclopédistes.
Quant au médecin de cour, son élévation et sa chute tenaient
Tune et l'autre à fort peu de chose. Sous Louis XIII, Vautier,
pauvre garçon domestique d'un cordelier nommé le Père Cro-
chard, était devenu « médecin du commun » chez la Reine mère,
à 2130 francs de gages annuels.
Seul avec elle, en l'absence de son docteur ordinaire, il la
guérit d'un érysipèle et fut aussitôt gratifié des premiers postes
dans sa maison. Mais ces bonnes grâces de Marie de Médicis lui
valurent, au lendemain de la journée des Dupes, d'être mis à la
Bastille où il passa douze ans. Sorti de prison en 1643, il put
encore occuper, dix années durant, la charge de médecin de
Mazarin où il s'enrichit. Moins heureux que lui, un autre méde-
cin de Louis XIII, pour avoir été trouvé porteur d'un « horo-
scope, » fut envoyé aux galères et n'en revint pas.
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 123
Sous Louis XIV, les d'Aquin firent des fortunes plus brillantes :
fils d'un rabbin d'Avignon, converti à Aquino, localité du royaume
de Naples dont il prit le nom, le premier d'Aquin devint méde-
cin ordinaire et intendant de la Daupbine; il fut anobli en 1669.
Son fils Antoine poussa plus loin : premier médecin du Roi, à
quarante ans, et, du droit de sa place, « surintendant général
des bains, eaux et fontaines minérales et médicinales de France, »
il acheta d'un financier le comté de Jouy-en-Josas, le fit ratta-
chera la mouvance du Louvre, prit les armes de la ville d'Aquino,
avec couronne comtale, et... les chansons ne se firent pas
attendre. Mais elles n'empêchaient pas ce praticien de tirer de sa
charge et des pensions qu'il y joignait, un traitement de
170000 francs par an.
En même temps, d'Aquin établissait sa famille; il avait fait
de son frère Pierre un des médecins ordinaires du Roi, et de son
autre frère un évêque de Fréjus, et il guettait pour son fils, déjà
nanti de trois abbayes, qpielque riche prélature. Il la voulut trop
belle, malheureusement; il sollicita de plein saut pour ce jeune
homme de vingt-cinq ans l'archevêché de Tours, querella le
Père de La Chaise qui recommandait un autre candidat et osa
se plaindre au Roi qui, excédé, disgracia cet insatiable Esculape.
En un jour, les d'Aquin disparurent, chassés comme des laquais,
exilés au fond d'un trou de province, perdus à jamais pour avoir
déplu.
Tels étaient, il y a deux cents ans, les princes de la méde-
cine, on n'oserait dire de la science, car d'Aquin aussi bien que
son successeur, Fagon, étaient des ânes, et nombre de leurs col-
lègues à Versailles, au dire de contemporains illustres, étaient
« moins que rien. » Ces ascensions domestiquées demeuraient
toujours éphémères, fragiles, à la merci d'un caprice; et leur
caractère saillant est de n'être point proprement « médical, »
mais « politique. » Elles ne proviennent paj de la capacité pro-
fessionnelle du docteur, mais de la chance du courtisan.
De nos jours aussi, des médecins parviennent aux honneurs
politiques; ils occupent, par les bonnes grâces du peuple, les
premières charges de l'État, autant que les autres citoyens et
même davantage, puisque, dans un de nos derniers cabinets, se
trouvaient à la fois à l'Intérieur, aux Finances et aux Travaux
publics, trois ministres-médecins. Voilà de quoi Saint-Simon eût
été fort choqué, lui qui louait Fagon d'être demeuré « toujours
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124 REVUE DES DEUX MONDES.
respectueux et toujours à sa place; » place assez modeste sans
doute en comparaison de celle d'un duc et pair.
Le médecin du xx^ siècle, s'il lui plait « sortir de son état, »
peut donc tenir im rang beaucoup plus haut que jadis dans la
politique; mais il ne peut plus comme jadis tenir, de par la poli-
tique, le premier rang dans le corps médical. Or il est clair que,
dans notre démocratie, un grand médecin est supérieur à un
simple minisire. Quant aux docteurs de petite ville, il n'en est
plus, même sans le secours d'aucune protection, d'assez pauvres
en honoraires, pour que leurs fils soient réduits à débuter par
une place de valet, ainsi que Guillaume Dubois, le futur cardi-
nal, fils d'un médecin de Brive sous Louis XIV.
II
En droit, nul ne pouvait exercer la médecine sans être gra-
dué d'une faculté. Il y en eut douze ou quinze, suivant les dates;
deux seulement, Paris et Montpellier, étaient sérieuses: coû-
teuses aussi, Paris surtout, où le prix des « actes » réglemen-
taires montait èi 14 000 francs. A Angers, Gaen, Valence, Aix,
Toulouse, Avignon, on était reçu à meilleur marché, et l'on était
reçu toujours. Ces « petites universités »ne renvoyaient personne.
Si le candidat, trop ignorant, ne pouvait acheter son parche-
min dans l'ime, il allait dans l'autre ; sans compter que les faux
diplômes ne manquaient pas et, « si l'on ne trouve remède èi cet
abus, écrivait Gui Patin, il sera plus grand nombre de médecins
en France qu'il n'y a de pommes en Normandie ou de firati en
Italie et en Espagne. »
En faity il existait, dans les villes de quelque importance,
des « collèges de médecins, » corporations qui se recrutaient sur
place et auxquelles il suffisait d'être affilié pour pratiquer libre-
ment, dans la localité, l'art de guérir à petit prix. Les médecins
qui avaient coifi'é le bonnet de docteur en province ne pouvaient
exercer à Paris, sans subir un nouvel examen devant les régens
de la capitale.
Ceux-ci avaient une haute idée de leur mérite. Molière ne
pouvait feuilleter sans doute leurs registres, ni assister à toutes
leurs cérémonies; il y eût glané de bien jolis traits: et par
exemple, cette formule, Médiats Deo similis, choisie par un doc-
teur en une circonstance solennelle pour texte de ses discours à
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS.
125
ses confrères. « Messieurs de la faculté, développait-il, vous êtes
les ministres et les collègues de Dieu... » La promotion d*Argan,
dans le Malade imaginaire y est simplement burlesque ; mais ne
seraient-ils pas de la meilleure comédie, ces « paranymphes, »
éloges officiels de chaque docteur nouvellement reçu, prononcés
en public par son parrain?
L'un de ces parrains s'exprime en ces termes sur le compte
de son récipiendaire, qui répondait au nom de Moreau :
« Le voilà, ce jeune Moreau, la merveille de son siècle et de
cette école! Quedis-je? La merveille! Mais il n'y a rien qu'on
puisse appeler merveilleux en un mortel chez qui tout est divin
et dont on ne doit rien attendre d'ordinaire... » Or celui qui par-
lait ainsi était un contemporain de Molière. Et de même ceux
qui proposaient et rédigeaient leurs thèses de doctorat en méde-
cine sur des sujets tels que les suivans: « Les héros sont-ils
bilieux? » — « La femme est-elle un ouvrage imparfait de la
nature? » — « Les bâtards ont-ils plus d'esprit que les enfans
légitimes? »
Que les savans d'il y a deux siècles fussent moins savans que
les nôtres, c'est de quoi l'on ne saurait leur tenir rigueur, attendu
que, dans deux siècles, si le progrès des connaissances humaines
marche du même pas, nos « savans » d'aujourd'hui sembleront
ignorans à leurs successeurs. On ne croyait plus, sous Louis XIV,
que la belette
Par la bouche conçoit et par Toreille enfante,
comme le croyait Richard de Fournival, fils du médecin de
Philippe-Auguste, chancelier de Féglise d* Amiens au xiu« siècle;
on ne croyait plus que l'améthyste rende éloquent, que l'éme-
raude aide à vaincre dans les combats et que l'aimant fasse
découvrir le degré de chasteté des femmes, comme le croyait au
xiv« siècle Albert le Grand, dans son traité Des vertus des herbes
et des pierres ; on ne croyait plus, comme Jean Cuba au
XV* siècle, dans son Ortus sanitatis, que la harpie, qui a tué un
homme, s'attriste jusqu'à la mort lorsqu'elle aperçoit dans l'eau
la ressemblance de son image avec la tête humaine. Les
contemporains de Pascal n'auraient pas soupçonné de sor-
cellerie, comme les contemporains de Villon, une femme hydro-
pique à c^use de son ventre; ils n'auraient pas condamné,
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126 REVUE DES DEUX M0NBB8.
comme les contemporains de Rabelais, une mère à être brûlée
rive « pour avoir empoisonné son enfant avec son lait. »
Mais les plus graves personnages étaient encore entichés
d'astrologie, de chiromancie et de magie. Us croyaient aux
« charmes, » à la pierre philosophale, aux « caractères » ou
talismans qui faisaient leur porteur invulnérable, aux herbes et
aux poudres mises dans les souliers et les habits, par lesquelles
ou captait Tamour des daûies. Richelieu se fit envoyer, par un
banquier de Rome, un anneau qui, porté au second doigt, « était
un excellent préservatif contre les hémorroïdes ; » et le maréchal
de Brézé écrivait au secrétaire d'État Bouthillier, dont la belle-
fille était sur le point d'accoucher, pour lui recommander Pcc eau
de tête de cerf. » Il lui envoie, d'Angers à Paris, « par un laquais
exprès, » un flacon gros comme le pouce, de peur que la fiole
ne fût cassée par le messager ordinaire: « Monsieur, l'on fait
aussi grand cas, ajoute-t-il, d'un os que l'on trouve dans le mi-
lieu du cœur des cerfs, qu'on fait prendre en poudre, dans un
peu de vin blanc, aux femmes qui sont en travail. »
Le trésor banal de nos découvertes accumulées fait que nos
commères d'aujourd'hui sont plus fortes en médecine que les
« mires » et les physiciens du roi « Felippe » et qu'un ouvrier
du XX* siècle est moins facile à abuser sur certains sujets que le
cardinal de Richelieu.
« Guénaut a dit quatre mille fois qu'on ne saurait attraper
l'écu blanc des malades si on ne les trompe » Gui Patin, qui
nous conte ce propos d'un confrère, faisait de même sans doute,
et de même aussi font plus ou moins nos médecins contempo-
rains. Le cas n'est pas pendable; parfois il est fort innocent.
Interrogez nos célébrités médicales appelées en consultation au
chevet d'un malade, elles avoueront avoir à faire quelques gloses
inévitables : la première, pour couvrir, s'il s'est trompé dans son
diagnostic, le médecin ordinaire qui les a appelés, en expliquant
que son traitement était jusqu'ici le meilleur à suivre, bien qu'il
faille pourtant le changer en tout; la seconde, pour réconforter
le client, incurable ou désespéré, en lui faisant entendre que sa
guérison risque d'être longue.
Le vice ridicule de « Monsieur Purgon » et de ses collègues
n'est pas d'avoir ignoré, mais d'avoir refusé de s'instruire. Au
lieu d'apprendre la médecine au lit des patiens, ils argumen-
taient et philosophaient sur les bancs de l'école. La plupart des
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 127
élèves arrivaient au doctorat sans avoir jamais vu un seul ma^
lade. Leur unique supériorité, vis-à-vis des barbiers-chirur-
giens et de tous ceux qu'ils nommaient charlatans, était de
savoir le latin. Ils concluaient, de ce que ceux-ci ne savaient pas
le latin, qu'ils ne savaient pas la médecine.
Ici, l'introduction de la méthode expérimentale fut beaucoup
plus tardive que dans les autres sciences; il était de principe
qu'il fallait rejeter toutes les nouveautés « autant dangereuses en
notre art qu'elles le sont en religion, » disait un doyen. Ce sys-
tème, appliqué du petit au grand, faisait proscrire par décret,
aussi bien la levure de bière dans le pain, comme un poison
dangereux, que la circulation du sang comme un détestable
paradoxe.
La saignée seule, — qui peut-être a tué pliis de monde que les
balles, — les purgations et les lavemens devaient suffire. C'était
Hn axiome de thérapeutique que <c le sang, dans le corps humain,
est comme l'eau dans une bonne fontaine ; plus on en tire et
plus il s'en trouve. » Aussi la saignée ne sera-t-elle jamais trop
Iréquente, surtout à Paris où les médecins sont incomparables,
dit Riolan, pour en savoir user largement. Tant pis pour qui
veut s'y soustraire : Gui Patin est enchanté que la femme d'un
premier président, qui haïssait la saignée, soit morte subitement.
Tandis qu'un autre meurt « pour n'avoir été saigné, dit-il, que
deux fois fort petites, mon fils, fort malade, a guéri par vingt
tonnes saignées d i bras et des pieds avec, joowr le moins ^ une
douzaine de bonnes médecines de casse, séné et sirop de roses
P^les. » On saignait aussi bien des enfans de trois mois, et môme
^^ trois jours, que ides vieillards de quatre-vingts ans; les sai-
^ées dont le nombre, en une seule maladie, dépassait parfois la
^'^^titaine, alternaient avec les puises et les clystères, et nul sujet
^ y échappait.
La princesse de Gonti tombe malade, de la pierre croit-on;
^^ lui tire dix-huit onces de sang. Le lendemain, elle prend mé-
^^cine et jusqu'à son dernier soupir, quelques jours après, elle
^^t contrainte pat les hommes de l'art de prendre des lavemens.
T^i bon courtisan soit-il, ce médecin du Roi qui note dans son
J^timal que « Sa Majesté est sujette, comme le reste des hommes j
^ B'enrhumer lorsqu'il fait froid, » puise dans le sentiment de son
^^voir assez d'autorité pour infliger à son maître, en un an,
^'^ saignées, 212 lavemens et 215 médecines. C'est ainsi que l'on
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i28 REVUE DBS DEUX MONDES.
soignait indistinctement « les pulmoniques » et la ic fièvre
pourpre, » « les gouttes, » la fièvre « double-tierce, » aussi bien
que les pestiférés,
A prix d'ailleurs très variables. Aux temps modernes, il ne se
voyait guère de médecins gagés à Tannée et défrayés, comme
au moyen âge, chez les seigneurs auxquels ils « appartenaient, »
sauf les médecins des princes et du roi ayant « bouche, à la
Cour. » Le « premier médecin » était, au point de vue pécu-
niaire, hors de pair. Outre les appointemens de sa charge — et
Ion a vu ce que d'Aquin savait en tirer, — son successeur Fagon
touchait au Jardin des Plantes, dont il était de droit surintendant,
28 000 francs par an ; tandis que Tainé des Jussieu s'y contentait
de 4000 francs comme « démonstrateur. »
Mais ces postes lucratifs coûtaient assez cher. L'emploi de
médepin ordinaire du Roi s'achetait 210000 francs, soit ostensi-
blement, soit en secret, sous forme de pot-de-vin versé à de puis-
sans protecteurs par celui qui paraissait nommé gratis. A ces
exceptions près, il n'y avait de médecins à traitemens fixes que
ceux des hospices, ou de quelques établissemens industriels : tel
celui de la saunerie de Salins (Franche-Comté), attitré « pour
la Visitation des officiers et ouvriers, » qui recevait 250 francs
par an. Aujourd'hui, les médecins attachés, par contrat, à cer-
taines de nos grandes usines métallurgiques ou alimentaires ont
environ 12000 francs d'appointemens.
Comme le médecin contemporain, celui des derniers siècles
vivait de ses honoraires, mais il en vivait très modestement ; non
seulement parce que ses visites étaient moins rétribuées, mais
aussi parce qu'il en faisait beaucoup moins. En province, au-
jourd'hui, la visite se paie de 3 à 5 francs, plus une indemnité
de déplacement d'environ un franc par kilomètre, qui égalise les
situations des médecins de campagne et de petites villes. A Paris,
les honoraires varient de 3 francs, dans les quartiers ouvriers^
et de 5 francs dans les autres, jusqu'à 50 francs pour les « con-
sultations de médecins d'hôpitaux et jusqu'à 100 francs pour
ceux qui ont titre de « professeurs. »
Mais le docteur parisien qui soigne la clientèle populaire,
bien qu'il doive s'abstenir de jamais revenir chez un malade sans
y être appelé de nouveau, peut faire trente visites par jou'* dans
son arrondissement et gagner souvent 30 000 francs par an, c'est-
à-dire bien davantage que la plupart de ses confrères des quàr-
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 129
tiers bourgeois. Quant aux grands seigneurs de la science, ils
sont une quarantaine dans la capitale qui gagnent de 100000 à
200000 francs par an, en moyenne 150000 francs par an ; chacun
autant que le premier médecin de Louis XIV, huit fois plus que
celui de la reine Anne, sous Louis XII, vingt ou vingt-cinq fois
plus que ceux du duc de Bourgogne, Jean sans Peur, ou de la
reine Isabeau^ femme de Charles VI.
Au-dessous d'eux, il en est 200 qui se font une quarantaine de
mille francs; 400 à 500 oscillent entre 15000 et 20000 francs et
les 2000 moins favorisés réalisent des recettes annuelles de 8000.
à 15000 francs. En province, sauf pour les débutans ou les ama-
teurs qui exercent peu, le minimum ne descend guère au-des^
sous d'une dizaine de mille francs pour le médecin ayant cheval
et voiture. Les plus recherchés, les plus laborieux surtout,
arrivent à 20000 et 30000 francs par an.
Aux derniers siècles, les visites de médecins se payaient de-
puis 1 fr. 50, et même depuis 0 tr. 70, jusqu'à 3 et 4 francs dans
les villes de province ; à Paris, de 5 à 14 francs pour les doc-
teurs en réputation.
Tastant le pouls, le ventre et la poitrine,
J'aurais un beau teston pour juger d'une urine,
dit Régnier, sous Henri IV. Le teston de 5 fr. 40 était un prix
ordinaire; les ]:égens de là faculté prenaient 10 francs et, lors*
qu'ils étaient convoqués en « consultes » chez un grand person-
nage, comme Colbertj ils recevaient chacun un louis de 10 livres,
ou 37 francs actuels. Le prix dépendait beaucoup de la qualité
des malades : le tarif du médecin de petite ville, au xyiii» siècle^
qui touchait un fixe de 600 & 700 francs sur les fonds commua
naux, était de i fr. 70 par- visite chez les bourgeois et de 0 fr. 85
seulement chez les artisans.
1^ petite vérole était soignée à forfait, à Orléans, en 1564,
pour des sommes qui vont de 18 à 130 francs; et lorsque la ma*-
ladie d'un moine à Montauban, en 1345, coûte 87 francs, celle
d'une grande dame coûte 584 francs. La Comtesse d'Artois donne
510 francs en 1305 au physicien qui l'a soignée dans une affec-
tion grave; le comte de Savoie paie 50 francs, en 1318, la visite
A'nxx grand médecin qu'il a mandé; tandis qu'Albert Durer, en
vo) »gc (1521), donne 5 francs à « l^aître Jacques, » le médecin
TOyR xxxvii. — 1907. 9
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130 RBVUE DES DEUX MONDES.
d'Anvers et, pour une longue fièvre dont il a été traité, 75 francs
d'argent ou 100 francs de gravures.
Quoiqu'il ne fût pas dans l'usage d'envoyer à ses cliens,
comme de nos jours, la note de ses honoraires, le médecin d'au*
trefois ne laissait pas de réclamer : aux dépenses de La Trémoïlle
en 1723 figure une somme de 364 francs, versée « à M. Helvé-
tins, docteur en médecine, pour les visites rendues à Son Altesse
Monseigneur le duc pendant qu'il avait été malade de la rou-
geole; » et, plus loin, 243 francs « encore payés audit Sieur
Helvétius pour les mêmes honoraires sur ce qu'il avait témoigné
n'ôtre pas content. » A coup sûr Jean-Claude Helvétius, le mé-
decin de Louis XV, fils d'un docteur en renom et père du fer-
mier général philosophe, était une sommité qui avait ses exi-
gences ; pourtant, à M. Dumoulin il fut alloué 324 francs pour les
soins donnés au même duc pendant sa dernière maladie (1741).
Les grands seigneurs de l'ancien régime, quoiqu'ils payassent
beaucoup moins cher que nos riches contemporains, payaient
beaucoup plus que le commun des gentilshommes et des bour-
geois aisés. Or, ceux-ci étaient mille fois plus nombreux : RT^* de
Tarente tombe malade à l'abbaye de Maubuisson où elle était
élevée (1675) ; on envoie de Paris le médecin de la famille dans
im carrosse de louage à 4 chevaux, qui coûte 49 francs, et l'on
donne au docteur 65 francs d'honoraires. Le président de Gan-
napeville ne payait que 15 à 20 francs, par voyage, le médecin
qui venait de Rouen à son château où, vu la longueur du trajet,
il fallait coucher (1755) ; et il n'en coûtait que 7 à 10 francs à
M. d'Espesses, maître d'hôtel du Roi, beau-frère de Saumaise
(1655), pour les dépiacemens du médecin qu'il appelait de Gor^
beil à Evry, de jour ou de nuit.
Il n'en coûte que 84 francs à M. de Laporte de La Ségalas-
sière, gentilhomme d'Auvergne, pour neuf jours de présence du
médecin qu'il a fait venir et qui, durant ces neuf jours, le saigne,
le pui^e et lui administre 6 lavemens et force potions.
La justice rémunérait plus largement à proportion les exper-
tises qu'elle confiait aux hommes de l'art, témoin le médecin
« sermenté » de Lille, au xvi® siècle, taxé à 32 francs pour exami-
ner un individu « que l'on disait être homme et femme tout en-
semble, dont grand scandale pourrait être en cette ville. » A la même
époque trois médecins demandaient 200 francs pour l'examen
d'un cadavre exhumé, « attendu la grande puanteur et infection. »
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 131
III
De nos jours, la qualité de « médecin d'hospice » est, dans
ks villes de province^ un accessoire honorable qui vaut à quelque
praticien local un millier de francs d'émolumens ; à Paris, c'est
une dignité très éminente bien qu'à peine rétribuée. Les titulaires
l'exercent en moyenne pour 1500 francs par an; mais, classés
de par cette fonction même dans l'élite du corps médical, ils
gagnent avec leur clientèle une centaine de mille francs par an.
C'est l'honneur du temps présent que le fait d'être choisi pour
soigner les pauvres désigne le docteur à la confiance des riches
et assure sa fortune. Il n'en allait pas de même naguère : les
physiciens illustres n'étaient pas ceux des hospices, mais ceux des
châteaux. Leurs services étaient réservés aux maîtres dont ils
étaient le plus souvent commensaux, qu'ils suivaient dans leurs
déplacemens et à la guerre et, s'ils soignaient d'autres person-
nages, ce ne devait être que sur l'ordre ou du consentement de
leurs patrons.
Quant aux médecins d'hôpitaux, s'ils se contentaient d'assez
peu de chose, ce n'était pas sans doute par désintéressement
excessif : en temps d'épidémie ils se rattrapaient. Celui qui ne
touchait pas plus de 600 à 700 francs par an, en période nor-
male, exigeait dix et quinze fois plus « pendant la contagion, »
pour soigner les « pestiférés : » 6 900 francs à Orléans en 1602,
9250 francs à Montélimar en 1586, 11 700 francs à Perpignan en
1592. Les mimicipalités, il est vrai, forcées de subir ces prix
pour n'être pas abandonnées de leurs praticiens, stipulaient
alors un tarif au mois ou à. la journée.
Les traitemens de médecins des hospices, très variables sui-
vant les localités et les époques, n'ont pas augmenté, dans leur
ensemble, depuis le moyen âge jusqu'à la Révolution. Parfois
même ils ont diminué sans qu'on en puisse dire le motif, et sans
doute parce que l'ancien effectif des docteurs nous est inconnu.
En effet, suivant que leur nombre croissait ou diminuait, les
prix devaient s'en ressentir très vite dans ces contrats passés
enbte un personnel restreint et des municipalités qui marchan-
daient toujours. Il faudrait connaître aussi les obligations im-
posées, le service exigé : à l'Hôtel-Dieu de Paris, par exemple,
les premiers médecms sont payés 232 francs en 1445, 835 firancs
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
en 15H, 2860 francs en 1588, 7500 francs en 1622, 2 700 francs
en 1647, et 1 400 francs en 1689; à l'hôpital du Saint-Esprit ils
n'étaient payés, à la même époque, que 350 francs par an et les
chirurgiens 200 francs. Quant aux « maîtres-chirurgiens » de
l'Hôtel-Dieu, ils recevaient 150 francs en 1445, 1680 francs
en 1561, i 250 francs en 1620, 900 francs en 1647 et 5400 firancs
en 1729.
Les brusques mouvemens de ces chiffres parisiens, d'une date
à l'autre, ne correspondent nullement à ceux de la province : à
Marseille, en 1338, le médecin de l'hospice, tenu à une visite par
jour, touche 160 francs par an et 1 504 francs en 1414. O der-
nier traitement est celui de l'hospice d'Orléans en 1649; dans
la môme ville, en 1709, il ne dépasse pas 200 francs et celui de
Mézières, en 1751, est de 135 francs. Le médecin de Nantes,
qui avait 1400 francs à la fin du xv« siècle, a 2 080 francs
au xvu*, — l'appointement le plus haut que j'aie noté en dehors
de Paris.
Il est clair que des fonctions aussi diversement rétribuées
doivent ôtre inégalement absorbantes ; que d'ailleurs la capacité,
la réputation personnelle de chacun influait sur le traitement qui
lui était alloué, et qu'enfin la valeur courante des médecins, le
prix des visites, a varié comme toute autre valeur, suivant l'offre
et la demande, d'une date à l'autre. De ces trois causes, générales
ou particulières, qui ont déterminé le taux des appointemens,
nous ne savons pas exactement dans quelle mesure chacune a dû
agir.
Rien n'indique toutefois que les hommes de l'art aient en-
chéri jusqu'à la fin du xviu* siècle et, de ceci, il est aisé de se
convaincre en les suivant dans la môme ville à travers les âges :
à Soissons, le médecin de l'hospice, en 1600, touche 470 francs
par an; en 1663, 130 francs; 162 francs en 1732 et 228 francs
en 1781. A Bordeaux, 1350 francs en 1644, et 933 francs en
1769; à Boulogne-sur-]Vter, 860 francs en 1606, 350 francs en
1685, 675 francs en 1729 et 228 francs en 1781.
Ce médecin de l'hospice était parfois aussi le médecin com-
munal et... obligatoire. La commune ancienne réglementait
beaucoup de choses, qui aujourd'hui demeurent libres pour les
habitans; d'autres choses au contraire sont aujourd'hui régle-
mentées, qui autrefois ne l'étaient pas. Même l'immixtion du
pouvoir public local dans la vie privée avait été plus grande, au
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vs^^'WT''
LES RICHES DEPUIS; SEPT CENTS ANS. 133
moyen âge, qu'elle ne Tétait auxviii' siècle:. en 1253. par exemple,
une ordonnance du maire de Limoges, interdisait toute visite
chez les accouchées avant leur rétablissement! L'autorité muni-
cipale tranchait, en d'autres pays, des matières qu'elle n'eût pas
osé aborder en France; on n'apprend pas sans rire, de notre
ministre en Danemai*k, sous Louis XIII, qu'à la porte de l'Hôtel
de Ville de Copenhague sont pendues deux mesures types :
l'une est l'aune du pays, l'autre <c la mesure que doit avoir un
homme pour ne pouvoir être convaincu d'impuissance. »
Parmi les ingérences dans le domaine des affaires particu-
lières que se permettaient chez nous les conseils de ville, on
peut citer le choix du médecin qui soignera les bourgeois, ainsi
que la fixation du prix de ses visites. Ces obligations avaient
leur contre-partie : sans cette clientèle garantie, le médecin ne
serait pas venu s'établir dans la commune: ou bien il ne médi-
camenterail pas les pauvres gratis, ce qui indirectement soulage
la communauté. Il serait en droit d'élever ses prétentions d'une
façon fâcheuse, s'il survenait une épidémie. Si les citoyens per-
daient sur quelques points leur liberté, ils y trouvaient des
avantages; la preuve, c'est que de pareils traités disparurent
presque partout au xvui^ siècle, quand, la concurrence devenant
possible, le monopole devint gênant.
On en peut induire, et que les médecins durent pendant
longtemps être fort rares, et que cette rareté tenait à ce que la
clientèle faisait défaut. Le besoin de médecin est, comme, beau-
coup d'autres, un besoin récent ^ inconnu du passé. C'est seule-,
ment en 1708 que furent institués les médecins et chirurgiens
militaires; et peut-être qu'avant cette date il en existait déjà
quelques-uns sans qualité officielle, mais certainement jusqu'aux
premières années du règne de Louis XIV on ne s'était jamais
avisé d'en avoir. « Les soldats, dit Arnaud, voient que dans leurs
maladies on a moins soin d'eux que l'on n'en a des che-
vaux, lesquels on fait panser soigneusement, parce qu'on ne les
peut perdre sans qu'il en coûte de l'argent pour en avoir
d'autres. » Les officiers riches avaient dans leur train des bar-
biers-chirurgiens, les autres 50 contentaient des empiriques du
lieu le plus proche et les municipalités, si l'on était en Frai^ce,
enjoignaient, sous peine de fortes amendes, aux médecins du
cru de « visiter et panser » les blessés.
Des médecins, il n'est pas sûr que toutes les villes en possé*
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434 REVUE DBS DEUX MONDES.
dassent; tel chef-lieu de sénéchaussée n'en avait qu'un. On est
surpris de voir, dans les registres du conseil communal, que
Ntmes, en 1640, « pour ne pas se priver des secours du setU
homme de Part » qu'il y eût dans la cité, doit en passer par ses
exigences. A Paris même, Gui Patin nous révèle, en 1631^
« qu'il n'y a aucim médecin dans les hôpitaux de peste; au
grand détriment du public, aucun d'eux n'y est employé. On
laisse soigner cette maladie aux ignorans chirurgiens, — ignO'
ris ionsoribus. »
A l'heure actuelle, les praticiens, diplômés à la suite d'é-
tudes et d'examens, sont très irrégulièrement répandus par le
monde : depuis l'Angleterre où, par 10 000 ftmes, il s'en
trouve 8, jusqu'en Turquie où il ne s'en trouve pas 2. La France
compte présentement environ 20 000 médecins, c'est-à-dire plus
de 5 par 10000 habitans et leur nombre a doublé depuis
soixante ans (1). On le croira sans peine si l'on sait qu'en 1850
le grade de docteur en médecine était conféré, dans les facultés
françaises, à 360 sujets par an; de 1871 à 1880, en moyenne à
880; de 1891 à 1900, à 960 et, depuis 1901, à 1130 personnes
annuellement. Or, durant le même laps de temps, la population
française ne s'est accrue que d'un dixième.
Paris compte aujourd'hui 3000 médecins pour 2 700000
âmes; en 1862, il en comptait 1800 et, en 1846, 1500. Ce der-
nier chiffre paraissait d'ailleurs excessif sous Louis-Philippe et
hors de toute proportion avec les besoins de la population :
« Nous sommes en aussi grand nombre que les malades, disait
le docteur Reveillé-Parise, gémissant sur l'encombrement de la
profession, bientôt même il y aura plus de chats que de
souris. » 11 concluait que, « si l'on défendait pendant dix ans
toute réception de docteurs, il en resterait encore assez. » Or
on vient de voir que c'est le contraire qui a eu lieu et que l'on
diplôme maintenant chaque année trois fois plus de docteurs
qu'au début du second Empire.
Au xvii* siècle, il n'y avait à Paris que 113 médecins pour
400 000 habitans, et il n'en était admis en moyenne que 4 nou-
veaux par an. Troyes n'avait alors que 6 médecins; Amiens,
au contraire, « petite ville désolée de guerres et passctges d'ar«
(1) L'augmentation serait de beaucoup plus du double si, dans la môme p6*
riode, Teifectif des simples « officiers de santé » n'avait diminué de 5 570 en 18S6 à
1200 en 1901,
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LES RI,CHE8 DEPUIS SEPT CENTS ANS. 136
mée, » en avait 20 en 1649; médecins « chétifs, » qui ne sa"".
Y&ient pas grand'chose.
A cÂté des docteurs authentiques grouillaient dans Fombre
les vendeurs d'orviétan, chiromanciens , diseurs de bonne aven^
ture, u médecins passagers allant de royaume en royaume, »
guérissant par des paroles, des sons, des anneaux ou des talis--
mans; pénétrant partout, moines chez les dévots, jolis garçon^
chez les coquettes. Les vendeurs de remèdes secrets, auxr
quels des arrêts périodiques ordonnaient de « vuider la capitale
dans les vingt-quatre heures, » ne jsont sans doute pas moins
répandus ni moins achalandés aujourd'hui.
Si le Paris de 1650 comptait un médecin diplômé par
3 600 ftmes, tandis que le Paris actuel en possède un pour 900
habitans; s'il y a, , proportionnellement à la population, cinq
fois plus de médecins peut-être dans notre France que dans
celle de Henri IV; et si nos docteurs contemporains, bien qu'ils
se plaignent d'être trop nombreux, gagnent présentement les uns
trois fois, les autres dix fois plus que leurs devanciers^ ce n'est
pas que les malades soient, de nos jours, plus nombreux ou plus
délicats. C'est simplement qu'ils sont plus aisis^ et qu'ils ap-
pellent un médecin pour les soigner, au lieu de s'en remettre
à la Providence, comme leurs pères, qui n'auraient pas même
pu payer les médicamens, au prix exorbitant où ils se veii-*
daient.
IV
Sans anticiper sur le coût de la pharmacie, dont je parlerai
plus tard, en étudiant les dépenses de nos aïeux, il me sera per-«
mis de remarquer ici que, pour être simple eu sa thérapeutiquei
le « physicien » de jadis n'en était pas moins onéreux au client
par ses drogues abstruses, où l'apothicaire péchait, en eau
trouble, les « notes » qui l'ont immortalisé. Ce que l'on peut
faire entrer de choses dans une purge ou dans un lavement,
notre imagination le devinerait avec peine; mieux vaut l'ap-
prendre dans les « parties » des xiv^ et xv* siècles.
Car le « M. Fleiirant » de la comédie, au regard de ses pré-
décesseurs, semble moins compliqué et assez raisonnable. Il
demande de 10 à 16 francs pour ses purgations, suivant qu'il
s'agit d'une bonne médecine c< pour hâter d'aller et chasser de*
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136 REVUE DES DEUX MONDES.
hors- les mauvaises humeurs de monsieur; » ou d'une << potion
cordiale et préservatrice, composée avec douze grains de bézoard,
sirop de limon, grenades et autres, suivant l'ordonnance. Argan
les règle l'un et l'autre à 5 et 13 francs. Pour un « bon clystère
détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat
et autres, pour balayer, laver et nettoyer le bas-ventre de mon-
sieur, » M. Fleurant demande 5 francs; Ârgan le réduit à
Ifr. 65.
Il n'est guère généreux. Il n'eût su trouver de lavement à si
bas prix. Le meilleur marché que j'aie rencontré dans les « mé-
moires » du temps est de 2 fr. 45, somme payée par l'hospice de
Tournus (Bourgogne) pour un « clystère laxatif, carminatif et
hystérique (1664). » Encore est-ce un clystère de province.
A Paris, Tannée même de la représentation du Malade imagi-
naire (1673), FHôtel-Dieu paie 4 francs pour un lavement.
Deux cents ans plus tôt ces chiffres eussent paru modestes,
et le héros de Molière eût été bien empêché, pour les 200 francs
par mois qu'il octroie à. son fournisseur, d'avoir pareil nombre
'de lavemens et do médecines, s'il eût vécu par exemple sous
Louis XI ou sous Charles V. Le clystère coûtait de 18 francs
à 7 fr. 50 au xv* siècle, — en moyenne 12 francs, — et plus cher
encore au xrv* siècle : de 21 francs à 17 fr.50, suivant qu'il
était « administré » par son auteur ou « fourni seulement » au
destinataire.
Il est ici question d'entrailles sans prétentions et de la classe
moyenne : marchands et bourgeois de bonne ville, artistes ou
magistrats. Albert Durer, quoiqu'il ne fût guère fortuné, paie à
Anvers (1521) « pour un clystère destiné à sa femme qui est
malade » 24 francs, — le même prix exactement qu'il vendait
ses dessins ou ses portraits au fusain, — Les hauts barons, les
princesses magnifiques qui ne se refusaient rien, absorbaient
au xrv* siècle des « cly stères dorés » de 40 et 50 francs chaque ;
compositions mystérieuses, dont le mérite reposait sans doute
sur la croyance aux vertus curatives de l'or potable.
L'alchimiste de Louis XI avait fondu des écus pour la somme
énorme de 4 600 francs, afin d'en composer un breuvage d'au-
rumpotabïle destiné & ce prince. La foi aux élixirs et teintpres
d'or ne fi^t qu^augmenler avec Paracelse au xvi* siècle : Diane de
Poitiers y puisait^ au dire de Brantôme, la conservation de sa
btmuté; l'Empereur Rodolphe, d'après Tallemant, s'en servait
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 137
aussi et plus tard, au temps où M"* de Sévif<né nous affirme
que Corbinelll, devait à cette panacée le rétablissement de
sa santé, Tun des personnages du Médecin malgré lui s'écrie,
eu apprenant les résultats prodigieux d'un remède qui res-
suscite les morts : « Il fallait que ce fût quelque goutte d'or po-
table! »
La pharmacopée du xvn* siècle préconisait, contre les mala-
dies du Cœur, un « électuaire » où entraient de l'or et de l'ar-
gent pur, en feuilles, combinés avec l'émeraude, l'hyacinthe, le
saphir, les perles, les vers à soie piles, le musc, l'os du cœur du
cerf, Foxyde de zinc, la terre sigillée, la mélisse, le bois d'aloès,
le corail blanc et rouge, la bourrache, la girofle, les roses et...
un peu de sucre. Rien de plus ordinaire alors que des formules
où entrent 20 et 30 substances. La fameuse « thériaque »
en contenait 65, et l'eau-de-vie blanche de Dresde, contre les
évanouissemens, 118. Rien d'étonnant par suite à ce qu'un
électuaire « restaurant » coûte de 1 2 à 20 francs, un électuaire
« confortatif de pierres précieuses » 2Si francs et môme, en 1366,
un électuaire laxatif 50 francs.
V « emplâtre magistral » à 44 francs la pièce (1384),
r « apozème » à 59 francs (1344), l' w onguent aux apôtres » et
r a eau de Salomon » à 62 francs le kilo (1418) n'étaient pas
non plus à la portée des petites bourses. Les tisanes, garga-
rismes, médecines purgatives, simples ou « fort composées »
étaient moins chères, — 5 à 10 francs, — mais si multipliées par
l'ordonnance des médecins, qu'il en coûtait gros d'être soigné
dans les règles.
Malheur en effet à qui veut se soustraire à la purgation fré-
quente. Si Louis XIII tombe gravement malade (1616) c'est,
nous disent les médecins, « qu'il ne se purgeait point, que son
cerveau n'avait aucune évacuation parce que, de son naturel, il
se mouchait fort rarement. » Ce monarque indécis fut toujours
très ferme sur ce chapitre : « Il nous a fait assembler cette
après-dlnée, écrit l'un des docteurs k Richelieu, sur la résolution
qu'il a prise de n'user d'aucune chose purgative ; afin de nous
accommoder à son humeur, nous ouvrons la porte de derrière
par des lavemens, » conclut mélancoliquement Bouvard, qui,
pour se rattraper, en fait prendre tous les jours et quelquefois
trois ou quatre en vingt-quatre heures, à son auguste malade.
L'usage persista jusqu'à l'aurore du xix*' siècle, où l'abus de ce
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438 REVUE DÉ» DEUX MONDES.
traitement fut combattu dans une thèse précédée de cette épi-
graphe :
Bit modus in rehus, sunt certi deniquê fines
Quas ultra, eUraque nequU consistere reciim.
Cependant, les médecins, dès le xyii* siècle, commençaient à
réagir contre les apothicaires, dont « le peuple, disaient-ils,
était las » et chez qui V « insatiable avarice » n'excluait pas
l'ignorance. Erreurs comiques, lorsqu'il s'agit de César Borgiii
achetant le soir de ses noces, .pour « mieux festoyer sa dame, »
des pilules qui, au lieu de remplir leur office aphrodisiaque, se
trouvèrent laxatives, « tellement que toute la nuit il ne cessa
d'aller au retrait; » charlatanisme grossier, lorsque ces maîtres-
apothicaires, que par dérision l'on nommait il y a deux siècles
des t( pharmaciens, » vendaient des fruits d'églantiers sous le
nom de « microbulares » et les plus sales produits sous le cou-
vert d'un élégant mot latin ; toujours est-il que leur « tyrannie »
fut attaquée par la Faculté sur leur terrain traditionnel : « Dans
la plupart des grandes maisons, il n'y a plus d'apothicaire ; c'est
un homme ou fille de chambre qui fait et donne les lavemens,
et les médecines aussi que nous réduisons la plupart en jus de
pruneaux...; l'infusion de trois gros de séné en un verre d*eau
purge aussi bien qu'un tas de compositions arabesques et
bézoardesques. »
Ce c( bézoard, » calcul extrait de l'estomac de certains quadru-
pèdes, auquel la médecine du moyen &ge attribuait de merveil-
leuses vertus, était l'un de ces remèdes imaginaires qui avaient
traversé victorieusement les siècles. Il fut alors « si bien secoué
qu'il n'en demeura que poudre et cendres ; » avec lui disparu-
rent la « confection d'hyacinthe, » la « corne de licorne » et les
a fragmens précieux. »
Une commission de docteurs publia sous ce titre. Le Méde^
cin charitable, en regard des tarifs usuels de la pharmacie, le
prix de revient des substances les plus habituellement employées,
comparaison peu faite pour encourager les acheteurs. Les
drogues, dont l'ancienne pharmacopée était surchargée, devinrent
plus abordables : le sangdragon ou « sang de dragon, » vendu
464 francs le kilo en 1344, était payé 44 francs seulement
en 1696 par l'hôpital de Bordeaux. C'était la résine des fruits
du Calamus Draco, employée, en raison de son astringencS)
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. i39
contre les hémorragies ; elle coûte aujourd'hui de 6 à 8 francs.
Ces arcanes officinales, aux noms barbares et prétentieuxi
recouvraient souvent des matières premières assez simples ; sur
la note d'un apothicaire de Sens (1674) figure cette nomencla-'
tare déconcertante: douze prises de cloportes, deux scrupules
d'yeux d'écrevisses, une fiole d'eau de tète de cerf, une once
d'huile de vers et autant de poudre de vipère. La poudre de
vipère et l'huile de vers sont maintenant inusitées ou inconnues.
Mais l'eau de tète de cerf, phosphate tribasique de chaux, est
remplacée par une décoction de Sydenham faite sur le produit
chimique pur; aux cloportes, a été substitué leur principe actif,
le nitrate de potasse; et le carbonate de chaux a pris la place
des yeux d'écrevisses.
La <¥ poudre de sympathie, » fort en vogue pendant la guerre
de Trente ans, qui guérit les blessures du maréchal de Gassion
et d'Arnauld da Gorbeville, n'était qu'un mélange d^ sulfate de
fer et de gomme arabique ; et les « gouttes d'Angleterre » que
Ton fit prendre au maréchal de Lorge (1695) et où devaient en-
trer, d'après le dictionnaire de Trévoux, de la poudre de crâne
de pendu et de la vipère sèche, n'étaient qu'une honnête dilution
à base d'opium.
Nous possédons, autant et plus que nos pères, nombre d'or<-
viétans spécifiques et de remèdes secrets, qui doivent leur succès
à d'artificieuses réclames et leur vertu aux mixtures les moins
compliquées. Nos modernes (c liqueurs de Cagliostro » se vendent
aujourd'hui sous mille étiquettes. Mais les progrès de l'industrie
chimique, la révolution du commerce et des transports, ont pro*
digieusement abaissé le coût de la pharmacie. Le kilo de camphre,
que Ton payait 106 francs sous la Régence du duc d'Orléans et
40 francs au milieu du règne de Louis XV, se paye actuellement
8 fr. 50, malgré le trust de l'Ile Formose ; le kilo de rhubarbe,
qui valait 285 francs en 1566 et 100 à 200 francs sous Louis XIV,
se vend aujourd'hui 42 francs (1). Et si l'on passait en revue
les médicamens usuels, on observerait, je crois, la même réduc-
tion énorme des prix de la pharmacie, du temps passé jusqu'à
nos jours.
(1) J'ai noté, dans les comptes des hospices, les prix de 94 francs & Tournas
(Bourgogne) en 1677; de 110 francs h Bordeaux en 1691 ; de 210 francs h Soitsons
en 1730. U ae trouTait aussi de la rhubarbe à 52 francs à Botdeaux en 1668; h
26 francs à Alais (Gard) en 1770; à 22 et 33 francs à Paris et Soissons en 1783 ;
mais ceUe-ci n'était pas le produit officinal, Tenant exclusiTement de Chine.
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4-.
140 REVUE DES DEUX MONDES.
De sorte que nous constatons ce triple phénomène : accrois-
sement du nombre des médecins, par rapport à l'ensemble de la
population; augmentation de leurs honoraires et surtout de
leurs gains annuels, que Ton peut évaluer pour la masse de la
corporation au triple de ce qu'ils étaient jadis; diminution du
prix des remèdes.
Par suite du développement de l'aisance, un plus grand nombra
de malades peuvent dépenser pour se faire soigner ; mais le bon
marché des médicamens compense le renchérissement des ordon-
nances et, pour les classes moyenne et populaire, il n'en coûte
peut-être pas plus cher d'être malade aujourd'hui qu'il y a deux
ou trois cents ans. Quant aux célébrités médicales qui gagnent
huit ou dix fois plus que leurs devanciers de l'ancien régime^
leur fortune nouvelle est faite de celle des récens parvenus de
l'argent, assez nombreux pour se disputer les services des maîtres
de l'art et assez riches pour en faire ainsi hausser le taux.
Les grands chirurgiens sont un exemple plus saisissant encore
de cette surenchère inconsciente de la clientèle, puisqu'ils sont
actuellement une dizaine, en France, qui gagnent chacun
600 000 francs par an. L'habileté de l'opérateur l'emporte en
valeur vénale sur le diagnostic du docteur consultant; soit parce
qu'elle est plus rare, soit simplement parce que la dextérité de
main du premier lui demeure personnelle, tandis que les décou-
vertes scientifiques du second, .aussitôt vulgarisées, sont mises à
profit par tous.
Au-dessous de cette pléiade de noms en vedette, les hono-
raires oscillent entre 50000 et 100000 francs pour tous les chi-
rurgiens des hôpitaux de Paris. En province, quelques chirur-
giens régionaux, qui rayonnent à une centaine de kilomètres
de leur domicile, atteignent aussi 100000 francs par an. Les spé-
cialistes des grandes villes, plus obscurs, ne dépassent pas
20000 francs. Ils sont d'ailleurs en petit nombre; les docteurs
ordinaires cumulant aujourd'hui l'exercice de la médecine avec
celui de la chirurgie, dont les progrès ont augmenté leur revenu.
« Monsieur Purgon » en serait mort de honte, lui qui croyait
avoir rejeté in infimis ces « estafiers de Saint-Côme, laquais
bottés, chiens grondans, superbe racaille, » ainsi que les qua-
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 141
lifie rageusement Gui Patin; après obtention de Tarrôt du Parle-
ment de 1660, qui confond en une troupe unique et subalterne les
barbiers-chirurgiens, — tonsores chirurgici^ — et les chirurgiens
lettrés, leur ordonne à tous de tenir boutique ouverte sous peine
d'amende, leur défend de porter robe et bonnet, de conférer des
grades et même de prendre le titre de « collège. »
L'élite d'entre eux y avait droit pourtant, depuis plus de
cent ans qu'un édit de François I«' avait mis les professeurs,
bacheliers et licenciés de chirurgie du collège de Saint-Côme, en
possession « de tels et semblables privilèges, franchises et immu-
nités dont les écoliers, docteurs et suppôts de notre université
ont accoutumé de jouir. »
Il y a d'ailleurs une grande part de légende, sinon dans le
récit des longues contentions judiciaires entre les chirurgiens et
les médecins, du moins dans l'opinion généralement admise sur
la situation respective de ces deux professions. Cette opinion
erronée tient, comme beaucoup d'autres, à ce que l'on a écrit
l'histoire d'après les textes et non d'après les faits; au lieu de
regarder vivre les hommes, on a raconté les lois. Aujourd'hui où
les lois sont un peu plus appliquées que jadis, il existe encore
une grande dissemblance entre les Français du Code et les Fran-
çais de la vie réelle. 11 y avait un abîme autrefois, où la législa-
tion multiforme et contradictoire des ordonnances, déclarations,
arrêts du Conseil et des cours souveraines induit l'historien, qui
la prend au pied de la lettre, à tracer de l'ancienne France un
tableau fort peu ressemblant; En cette erreur on tombe d'autant
plus aisément, que le recueil public des lois et actes officiels est à
portée de toutes mains, tandis que la recherche des faits privés
exige une étude plus minutieuse.
Pour les chirurgiens du passé, il faut distinguer le droit et le
fait, Paris et la province, les chirurgiens lettrés et les barbiers-
chirurgiens, les temps modernes et le moyen âge. Au temps do
saint Louis, comme de nos jours, la « cyourghie >> allait de pair
avec la médecine. Elle était son égale encore au xiv« siècle, lorsque
Guy de Chauliac ou Henry de Monde ville rédigeaient des traités
longtemps classiques et parvenus jusqu'à nous. Elle avait pour
domaine l'extérieur du corps humain dont le physicien soignait
l'intérieur; mais « il n'est pas bon chirurgien, écrit Henry de
Mondeville, vers 1310, celui qui ne connaît ni l'art, ni la science
de la médecinei ni surtout l'anatomie. )»
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442 BEVUB DES DBUX MONDES.
Les chirurgiens en renom étaient considérés et bien payés :
celui de Charles le Sage (1380) jouissait d'un traitenaent annuel
de 22 000 francs, supérieur à celui de tous les médecins jus-
qu'au XVI* siècle. Pour se faire arracher une dent par Vun d'eux,
— ils étaient dentistes aussi, — il en coûte à de riches prin-
cesses des sommes qui varient de 17S à 230 francs. Dès cette
époque d'ailleurs, le barbier royal avait dans ses attributions la
saignée et, de sa main, elle valait depuis 35 jusqu'à 80 francs (1327),
tandis qu'une saignée à l'hospice de Marseille ne se payait
que 2 francs (1398) et qu'à Chartres, pour 12 francs, un chi-
rurgien remettait une épaule démise (1401). Les saigneurs-bar-
biers, distincts des chirurgiens, ne l'étaient pas moins des bar-
biers-étuvistes, ou baigneurs, dont les boutiques servaient de
réunion aux oisifs du quartier.
Il ne faut pas nous laisser égarer par Fétiquette : les mêmes
emplois changent de noms, les mêmes noms changent de sens
dans la suite des âges. Et par exemple, les qualités de jongleur,
notaire, valet, aU)é, officier, maçon, épicier, bonnetier, mercioTy
facteur, ont servi suivant les époques à désigner des individus et
des professions totalement différons. Qu'un même mot, une ap-
pellation unique, puisse arriver peu à peu, sans perdre son ac-
ception originelle, à s'appliquer à des personnages et à des états
divers, je n'en citerai pour preuve que celui de « peintre; » ou
encore celui de « Sire » qui, suivi du nom de l'interpellé, —
Sire un tel, — n'était usité au xviii* siècle que vis-à-vis d'indi-
vidus très inférieurs et qui, employé seul, ne convenait qu'au Roi.
Est-ce la chirurgie, délaissée par les médecins laïcisés du
XV* siècle, qui perdit son ancien rang? Sont-ce au contraire les
besoins croissans de cet art et le manque de bras savans qui
poussèrent les barbiers à lancette à entreprendre les opérations
peu compliquées du temps de Louis XI? Et, une fois qu'ils se
furent approprié ce domaine, est-ce le mépris où les hommes
de robe longue, — les « intellectuels » du passé, — méprisés
eux-mêmes par les gens de guerre, tenaient les gens de métier
manuel, qui fit rejeter la chirurgie et ses nouveaux « maîtres, »
comme abjects, en dehors et bien au-dessous de la médecine?
Il est impossible de déterminer exactement la part de ces causes
diverses, dans l'hostilité historique des deux branches, natu-
rellement associées, d'une même science.
Mais ce qui est certain, c'est oue leur inégalité était plutôt
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 14S
t:liéorique et, si Ton veut, de pure apparence; qu'elle n'exista
^uère sérieusement que dans l'esprit des docteurs-régens et dans
l'enceinte de la Faculté. Là, lorsqu'il se « faisait une anatomie, »
le médecin présidait sans s'abaisser à toucher au cadavre. Seul
le barbier-chirurgien maniait le scalpel. La Faculté instituait-elle
^n cours de chirurgie? Les étudians en médecine y étaient seuls
admis et, pour mieux écarter tout indigne, la leçon s'y donnait
en latin. Enfin, tout bachelier-chirurgien, avant d'être admis à
la licence, devait s'engager, par acte devant notaire, à renoncer
à l'exercice de cet art manuel « pour garder la dignité du corps
médical. » De cette exclusion, un petit groupe, les chirurgiens
lettrés de Paris, ont souffert dans leur amour-propre pendant
nn siècle et demi environ, — 1575-1725, — et c'est de leurs pro-
testations et de leurs dissensions avec la Faculté qu'est issue la
croyance à une sujétiQU réelle, constante et générale, de la chi-
rurgie à la médecine sous l'ancien régime.
Toute différente était la situation effective : au point de vue
de l'instruction technique les chirurgiens étaient plutôt supé-
rieurs aux médecins. « Pendant trois ans, dit Ambroise Paré, j'ai
résidé en l'Hôtel-Dieu de Paris, où j'ai eu le moyen de voir et
connaître, eu égard à la diversité des malades y gisant ordinaire-
ment, tout ce qui peut être d'altération au corps humain, et
aussi d'apprendre, sur une infinité de corps morts, tout ce qui
se peut considérer sur l'anatomie. » Cet illustre opérateur avait
commencé par être garçon barbier, et n'entra au collège de Saint-
Côme que lorsqu'il était déjà premier chirurgien du Roi.
En ce temps où il n'y avait pas d'internes-médecins dans les
hôpitaux, tous les apprentis ou garçons chirurgiens y servaient
pendant six années consécutives, avec titre de « premier-com-
pagnon » sous les ordres du chirurgien traitant. Ils n'y appre-
naient rien d'Hippocrate, mais ils y apprenaient leur métier.
Pour être un « métier » du reste, celui du barbier-chirurgien
n'en exigeait pas moins, avant d'être admis à la « maîtrise, » au-
tant de connaissances que 1' « art libéral » du médecin avant
d'être admis au « doctorat. » Les épreuves chirurgicales, le « chef-
d'œuvre, » disait-on, comprenaient la « tentative, » le premier
examen, Tostéologie, l'anatomie, les saignées, les médicamens et
le dernier examen. L'anatomie seule durait une semaine. Les
«disciples en chefs-d'œuvre » étaient tenus, sous peine d'amende,
d'assister tous les premiers mardis du mois au <c sépulcre, d
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144 REVUE DES DEUX MONDES.
sorte de clinique^ pour y soigner les maladies des pauvres qui se
présentaient.
VI
Telle était la règle, plus ou moins strictement exécutée,
comme tous les règles. — Il n'est pas, je pense, d'examen un
peu vaste auquel tous les candidats, et même les examinateurs,
ne pourraient se voir équitablement refuser si Ton raffinait la
sévérité. — Le « premier barbier » du Roi, à Paris, et dans
chaque ville de province, son « lieutenant,, » qui était en dignité
le premier de rendroitji.se montraient diversement débonnaires
pour la maîtrise de chirurgie, comme les petites universités pour
le diplôme de docteur. A Bourges, un aspirant plaide contre un
« maître-juré » qui Ta écarté; celui-ci déclare en justice « qu'il
ne s'oppose à la réception dudit impétrant, bien qu'il n'ait pas
été satisfait de son examen. » Dans un autre procès, jugé en
appel au Parlement de Paris (1623), entre les chirurgiens d'Angers
et la ville, prenant pour eux fait et cause, d'une part et, d'autre
part, un postulant à la maîtrise chirurgicale, le demandeur dé-
clare qu'il a subi un examen favorable sur SOO à 600 questions
et qu'on ne le veut recevoir qu'à des conditions qui ne sont pas
raisonnables. »
Quoique les États de Provence se plaignent (1634) de l'uni-
versité d'Aix qui astreint les chirurgiens à des examens, l'opinion
publique n'entendait pas que le premier venu pût exercer sans
contrôle. Le parlement de Toulouse défendait aux veuves de
chirurgiens de tenir boutique, sous peine de 2 000 francs d'amende,
après le décès de leurs maris ; et le conseil de ville de Grenoble
protestait (1657) contre des lettres du premier médecin du Roi,
conférant à leurs détenteurs sans autre formalité, — pour
100 francs, disait-on, — le titre et les pouvoirs de chirurgiens.
Comme les frais ordinaires d'études et de réception étaient,
T>our les barbiers-chirurgiens, dix fois moindres qu'à la Faculté
è médecine de Paris, comme ils se recrutaient en des milieux
]4us humbles, ils étaient beaucoup plus nombreux et faisaient
fonction de médecins, non seulement pour le menu peuple, mais
aussi pour les grands seigneurs qui, jusqu'à la fin de l'ancien
uégime, eurent leur chirurgien à l'année et quelquefois à de-
meure. Le duc de La TrémoïUe donnait au sien 400 francs par
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 145
aiiy en 1788, et la duchesse, sa mère, avait laissé 200 francs de
pension viagère au chirurgien de sa terre d'Attichy « pour conti-
nuer à prendre soin des pauvres de la paroisse. »
Il existait, sous Louis XVI, à la campagne, des chirurgiens
auxquels on reproche de « n'en avoir que le nom. Il leur suffit
de savoir faire une saignée pour se croire capables d'exercer. »
De même y avait-il, aux champs, nombre de médecins d'un savoir
fort équivoque, on l'a vu plus haut, tandis qu'il existait à Paris
des chirurgiens fameux tels que Jean Juif, que, sous Louis Xlll,
les grands personnages se disputaient et qui suivait Richelieu
dans ses déplacemens. Méritaient-ils leur réputation? « Entre
nous, écrit le cardinal à Chavigny, M. Juif est un chirurgien
comme un autre, capable de grandes bévues. »
Peu importe leur habileté; il suffit de savoir que l'opérateur
en renom est sur le même pied que le grand médecin. A la Cour,
le premier n'est point subordonné au second ; il se voyait, tant
près du Roi que des princes, 56 chirurgiens. Bien que François
Félix, le premier chirurgien de Sa Majesté eût, depuis 1668, uni
à son titre pour se conformer à la jurisprudence nouvelle, la
charge de.« premier barbier, » que le titulaire eut ordre du Roi
de lui vendre, il ne parait pas que leur assimilation aux bar-
biers-saigneurs ait eu, contre les chirurgiens-maîtres es arts, de
résultat pratique.
Les uns et les autres continuèrent à être traités et payés sui-
vant leur capacité, leurs services et leur clientèle. S'ils eurent,
dans les hospices, des appointemens tantôt égaux, tantôt supé-
rieurs ou inférieurs à ceux des médecins, nous n'en saurions
tirer aucune conclusion parce que nous ignorons les obligations
qui leur sont respectivement imposées (1) et parce que cette qua-
lité de chirurgien était indistinctement appliquée à des prati-
ciens instruits et à de simples « rebouteurs, » comme pouvait
ôtre à Nantes, en 1580, le « maître-habilleur des rompures de
membres et os de personnes ou bêtés animales. » De fait, leur
traitement, un peu plus bas en général que celui du médeci
ïi'en différait pas sensiblement (^).
(1) Ainsi le chirurgien de l'hospice de Clermont-Ferrand, en 1695, touche
^"^^ francs, tandis que son « garçon » en touche 350; mais il est tenu de ne pas
^^ei-eer ailleurs qn'à l'hospice.
(^) Évalués en monnaie actuelle, les traitemens du chirurgien et du médecL i
^^^ent de 400 et 500 francs à Rouen, en 1705 ; de 650 et 137 francs à Soissons en 1638 ;
^® BOO et 835 francs à Paris en 1524, de 100 et 150 francs à Marseille en 1414, etc.
TOMK XXXVII. — 1907, 40
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146 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout différens au contraire étaient les honoraires, suivant la
situation sociale des cliens. Il n'y a pas eu, je pense, dans tout
le cours du xix^ siècle une opération qui ait été payée
1500000 francs, comme celle de la fistule de Louis XIV en 1687.
tt Sa Majesté, écrit Dionis, récompensa en roi tous ceux qui lui
rendirent service dans cette maladie. En effet, François Félix, le
premier chirurgien, qui opéra, regut 520 000 francs etBessières,
second chirurgien, 100000 francs; le premier médecin d'Aquin
eut 350000 francs et Fagon, médecin ordinaire, 200000 francs.
Les aides et apothicaires se partagèrent 168000 francs, dont
4000 au garçon de M. Félix.
Cette fistule historique, — la « grande opération » comme on
la nomma, — avait durant un an occupé la Cour et l'Europe. La
mode alors poussa nombre de gens à se prétendre atteints d'une
affection semblable. Pour attirer l'attention du monarque, tout
courtisan incommodé ne différait pas h présenter son rectum au
chirurgien pour y pratiquer des incisions. Plus de trente vou-
lurent qu'on les opérât et « parurent fâchés lorsqu'on les assura
qu'il n'y avait pas nécessité de le faire. » D'ailleurs, il est peu de
maladie chirurgicales moins graves que la fistule, ni que l'on
guérisse plus simplement. Du sujet seul cette cure, en elle-même
banale, tira sa gloire et... son prix.
Pour avoir été en Savoie soigner la duchesse régnante, Juif
reçut 188000 francs et, pour traiter Anne d'Autriche du cancer
au sein dont elle mourut, un empirique, appelé de Bar-le-Duc,
se fit donner par avance 20 000 francs. Les grands de nos jours
sont moins prodigues, mais les riches sont beaucoup plus nom-
breux et, quoiqu'elles ne dépassent guère 10 000 francs et des-
cendent jusqu'à 2 000, les opérations contemporaines, simples ou
compliquées, se trouvent, par leur fréquence, procurer normale-
ment un revenu princier à nos célébrités chirurgicales.
Les domaines contigus de la chirurgie et de la médecine qui,
depuis trente ans seulement, ont plusieurs fois varié, empiétaient
aussi jadis l'un sur l'autre. Au chirurgien incombait la visite, —
— pour une vingtaine de francs, — des malades « soupçonnés de
lèpre » et, par assimilation aux « ladres putatifs, » le traitement
des syphilitiques, confondus avec eux au moyen âge. C'était
encore aux chirurgiens de Saint-Côme que ressortissait au
xvu* siècle cette clientèle spéciale des « avariés; » c'est entre
leurs mains que se remet le duc de Vendôme, deux fois rebelle
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LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS.
147
«aux médicamens, à qui Louis XIV écrit en le félicitant de cette
résolution : « J'espère que Ton pourra, cette fois, vous embrasser
en sécurité. »
Les accouchemens aussi rentraient dans les attributions de
la chirurgie. Jusqu'au commencement du xvi* siècle, les sages-
femmes en avaient eu le monopole. Les princes mêmes, lorsqu'ils
« sortaient du cloître maternel pour commencer mortelle vie, )>
suivant l'expression de Louise de Savoie, prenaient par les
mains des « femmes-sages » la « première expérience de lumière
mondaine. » L'une d'elles, pour avoir accouché M"* de Rethel,
princesse de Bourgogne, reçoit un millier de francs en 1404.
Plus tard, les souveraines, « supérieures aux règles, dit Mercier,
osèrent les premières employer des hommes à un office que la
pudeur semblait leur interdire. » A partir de Louis XV, les chi-
rurgiens l'emportèrent, sauf dans le Midi ; la petite bourgeoisie,
bravant le toile que souleva cette <f indécence, » eut recours à
eux parce qu'ils étaient plus habiles. Leurs services d'ailleurs
n'étaient guère plus onéreux.
Dans les hospices, au lieu de 2 & 3 francs dont les sages-
femmes se contentaient, les accoucheurs reçoivent 5 à H francs
et, pour l'opération césarienne, 18 francs; le même prix pour
celle du trépan, la remise d'un pied déboîté ou l'amputation
d'un bras. Pour « scier et couper » une jambe, le chirurgien
prenait davantage et, suivant les circonstances, de 30 à 60 francs;
pour la « remettre, » pour traiter et guérir une fracture, il obte-
nait de 80 à 150 francs. Faite par un spécialiste en vogue, l'opé-
ration de la pierre au xvin» siècle pouvait monter à 600 francs;
mais, exécutée par un « inciseur» de province, la taille, — litho-
tomie ou lithotritie, suivant que l'on extrait ou que l'on broie, —
se payait au plus 80 et parfois 30 francs ; autant qu'il en coûtait à
ttn homme de qualité pour se faire arracher une ou deux dents.
Mais ces dents-là étaient rares; de même que l'autopsie et
l'embaumement d'un personnage, pour qui la famille déboursait
2O0 francs. La masse' des chirurgiens vivaient des saignées jour-
aali^res qui, suivant qu'il s'agissait de manouvriers et servantes,
^^ de gens de métier ou de marchands et gentilshommes,
étaient payées depuis 0 fr. 60 centimes jusqu'à 6 francs, et en
nio^^ane2à3 troncs. Les recettes annuelles du chirurgien ne
^^ï*ent pas en somme très différentes de celles du médecin; soit
^^ temps où son rang social semblait moindre, où son enseigne.
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148 . REVUE DES DEUX MONDES.
fût-elle brossée par un maître, — il y e^ eut de peintes par
Chardin, — le classait toujours « artisan; » soit depuis son
triomphe, par la fondation des cours officiels et de l'Académie
royale de chirurgie (1731), lorsque La Peyronnie entretenait à
ses frais une clinique gratuite dans son château de Marigny.
Aujourd'hui, bien que le grand t^hirurgien gagne plus que le
grand médecin, personne ne songerait à prétendre que le pre-
mier ^oit socialement supérieur au second.
L'individu a plusieurs aspects. Le talent, le succès, la consi-
dération et le profit sont choses tout à fait distinctes, tantôt
unies et tantôt séparées. On peut avoir le succès sans le talent,
la considération sans le succès, le prpfit sans la considération ou
inversement. La possession de l'un de ces avantages n'entraîne
ni n'exclut la possession des autres.
Le rang social, le rang politique, le rang intellectuel et le
rang pécuniaire, dépendent parfois les uns des autres et influent
dans quelque mesure les uns sur les autres, en bien ou en mal :
certaines besognes sont moins rétribuées que d'autres précisément
parce qu'elles sont plus estimées ^ partant plus recherchées et
que la concurrence des postulans y abaisse le salaire. Un haut
rang social appelle en quelques pays un haut rang légal; en
d'autres il lui fait obstacle. Et, réciproquement, un haut rang,
politique ne confère pas toujours un haut rang social dans
l'opinioD, même en pays démocratique où l'opinion fait la loi, —
parce que le peuple veut choisir ses maîtres, peut choisir ses
maîtres, mais ne peut pas se persuader toujours que ceux qu'il
a choisis méritent d'être ses maîtres.
Si les médecins et chirurgiens sont plus estimés qu'au temps
de Molière, c'est parce qu'ils sont plus savans et plus habiles;
mais s'ils sont mieux payés^ s'ils parviennent à une opulence in-
connue de leurs devanciers, ce n'est pas du tout à cause de leur
mérite; c'est parce qu'il s'est créé une clientèle de nouveaux
riches, assez nombreuse pour se disputer leurs services à prix
d'or.
V** G. d'Avenel.
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W^WP
MADAGASCAR
I
LES RÉGIONS ET LES RAGES
Après Tanglaise Port-Saïd, après Aden, après Mahé des Sey-
chelles où languit notre race, le voyageur atteint Diego-Sua-
rez; et, le goulet franchi, après un développement de quelques
milles, le paquebot glisse harmonieusement entre des navires
pimpans, lavés d'or par le soleil, où le pavillon aux puissantes
couleurs de la France claque à tous les mâts. On est aussitôt
profondément touché de la beauté incomparable de la vaste baie.
A quelque heure du jour qu'on y arrive, c'est sur la rade une
sensation de largeur, de sécurité et de fraîcheur. Avec plénitude
le littoral s'arrondit dans un cirque spacieux de collines bleutées,
entre lesquelles une mer lamée d'argent par la brise sans cesse
renouvelée prend toutes les nuances du vert au violet par le tur-
quoise, évoquant ensemble chez le voyageur les visions artis-
tiques et héroïques que les souvenirs d'Alger et de Carthage ou
l'admiration des fresques de Puvis de Chavannes, représentant
Marseille naissante et la côte grecque, ont condensées en une
image synthétique de port colonisateur.
L'antiquité et la modernité s'y composent richement, et le
génie universel de la France qu'un instinct sûr d'expansion mon-
diale conduisit aux points les plut^ divers du globe, s'y manifeste
dans cette impression d'ensemble. Sur les talus, Antsirane (1)
(1) C'est le véritable nom : Diego est le cmartier militaire.
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150 reVub des deux mondes.
présente bien de loin l'aspect général, gai et éclatant, de la ville
neuve de toutes les colonies françaises, avec ses maisons euro-
péennes de brique et de tôle enveloppées de feuillages, ses toits
rouges semblables à des floraisons de flamboyans sous le feuil-
lage transparent des gigantesques légumineuses. Mais c'est la
rade surtout qui séduit, large et soyeuse, et toute colorée de ce
cosmopolitisme naïf et pacifique qui caractérise lanimation de
nos ports français exotiques en contraste avec ceux des Anglais
et des Allemands.
Les bateliers somalis y sont plus joyeux qu'à Aden ; sur des
barques agiles, des groupes de Sainte-Mariennes, à châles rama-
ges de rouge et de vert comme des cargaisons de cacatoès, s'im-
mobilisent dans une voluptueuse curiosité, tandis que des piro-
guiers malgaches et des canotiers créoles s'injurient, en riant, de
vocables pittoresques; ils luttent à se dépasser les uns les autre?
à travers les boutres arabes arrondis au mouillage sous les mâts
inclinés, des boutres verts dorés aux formes de caravelles. Un
navire de guerre, svelte et blanc, passe entre deux rafiots noirs
des Messageries. Les matelots & l'exercice y évoluent. Le clairon
Bonne sur mer. Et dans ce paysage scintillant où nos orienta*
listes auraient la fortune de voir se mêler radieusement, sous
une lumière poudroyante, des barques antiques à voiles fauve»
et de longs steamers écaillés des reflets d'une eau miroitante, le
drapeau bleu, blanc et rouge, qui vibre avec force dans l'atmo-
sphère limpide, est la note dominante, la note centrale du pano-
rama maritime.
C'est au coucher de soleil que se révèle TAntsirane exotique.
Sur une terre de safran roux, elle apparaît jaune et verte, couleur
d'achards sous les lumières onctueuses des tropiques. Tandis
que la ville proche est dans ces colorations bizarres et crues, au
loin tout est tendre et fin dans la nature ; le ciel est violet sous
des nuances de paille; les montagnes, de la teinte des grami-
nées, sont si souples qu'elles semblent se déformer k l'œil ainsi
que des nuages. Tout est impalpable comme sous une poudre de
riz. Il semble que le paysage, que Madagascar s'évapore en pous-
sière, jour à jour, par Fardeur du soleil pénétrant et torréficmty
sous la ventilation constante par laquelle la grande !l« est fié-
vreusement battue douze mois de l'année.
Des quais d'Antsirane l'on a en face de soi Diego, gros rocher
plat couvert d'arbres qui se relève aux extrémités en deux cornes
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MADAGASCAR. 15{
de terre fauve. Il est toujours enveloppé d'un vol de papangues
battant leurs pesantes ailes brunes. Sur le pourtour du littoral
la verdure se ramasse eh bosses. La côte est à pic. C'est la pre-
mière ondulation, rugueuse, de la grande terre malgache qui
insensiblement s'élève vers le Sud d'élargissant de plus en plus
en un immense rectangle montagneux.
Le relief en est caractéristique : s'il est dû comme partout aux
deux grands agens constitutifs des montagnes, — la pression
interne (ou orogénie), qui soulève les sommetis, et l'érosion qui;
jmr un travail contraire, y creuse les vallées, — il est remar-
quable en ce qu'au lieu d'être dû à leur collaboration millénaire,
Û présente dans l'ensemble une opposition imposante et, si l'on
peut dire, un heurt de contrastes intimement soudés, les deux
agens s'étant à peu près partagé le pays en deux régions deve-
imes très différentes; la frontière en est une ligne qui va de la
l>aie de Mahajamba au cap Sainte-Marie, et de part et d'autre
Tarient la nature de la roche, la couleur du sol, les linéamens
mêmes du paysage (1). C'est, d'une part, prenant tout l'Est et
le Centre et s'allongeant du Nord au Sud sur les deux tiers de la
superficie, un haut massif de gneiss, formé par une agglomération
de plissemens longitudinaux parallèles N.-N.-E. — S.-S.-O. qu'a
soulevés un mouvement uniforme de pression latérale violente;
le modelé de ce massif déchaussé jusqu'à la base, tout en chaînes
de mamelons et de pics, reste presque entièrement tel qu'il a
été à Torigine déterminé par le mouvement orogénique. Et c'est
d'autre part, à l'Ouest, la Haute Plaine des terrains sédimen-
taires tout en tables, en causses calcaires et en plateaux de grès
rouges qui s'élargit contre le flanc du Plateau Central ; elle, au
contraire, est modelée par Térosion qui a encombré les cuvettes
et les vallées primitives, au point de forcer les grands fleuves à
suivre bizarrement une direction perpendiculaire à cjelle des val^
lées, car ils les traversent de biais au lieu de les utiliser : ainsi
elle a fait reculer le canal de Mozambique dans un large mouve*
ment qui a exactement le dessin d'une lame qui se retire, et l'on
peut discerner les quatre lignes parallèles successives des anciens
rivages, étapes de la mer qui s'avançait jadis jusqu'au Plateau.
Cette érosion extraordinairement active, comme est tout phé*
(i) Gaatier, Madagtucar^ estai de géographie physique, Ghallflunel, 4902.
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\
182 . RlîVUE DES DEUX MONDES.
nomëne de vie tropicale, même de vie géologique, a donc retran-
ché, émoussé les crêtes, comblé les vieux fonds lacustres, aplani
le pays au point qu'on a pu le définir un vieux pays usé en voie
d! effacement. Cependant le relief demeure accentué. Frappante
antinomie : elle reste le fait, extrêmement particulier, d'un petit
continent qui a mené, si l'on peut dire, une existence très intense
et violente, se trouvant être une Ile allongée et soumise ainsi
plu3 fortement à l'action des courans marins et des vents, dans
un Océan barré à l'équateur et par suite réduit à bouillonner
çur place en des cyclones uniques au monde.
Cette étrangeté de la physionomie géologique a eu ses cor-
respondances dans la vie organique qui s'est développée sur
cette terre. « La nature, — a dit, dès le xvm« siècle, le grand na-
turaliste Commerson, s'y est retirée comme dans un sanctuaire
particulier pour y travailler sur d'autres modèles que ceux dont
elle s'est servie ailleurs. » Et les naturalistes du xix' siècle qui
ont étudié, avec passion, sa faune et sa flore, ont manifesté le
même étonnement. Les oiseaux, remarque Wallace, appartiennent
pour une bonne moitié à a des genres particuliers dont beau-
coup sont extrêmement isolés. » Les rongeurs, tels les tendreca,
se rattachent à des variétés si singulières qu'on a dû créer pour
eux des familles spéciales : ainsi les centètes. Quand Milne
Edwards a voulu qualifier les lémuriens, il a dû constamment
avoir recours & des juxtapositions de termes dont la contradic-
tion le frappait : ainsi le célèbre aye-aye, cet insectivore au doigt
démesuré qui extirpe les vers des troncs avec sa griffe, se
dénonce-t-il un chat plantigrade y « ce qui est une antithèse; »
parmi les maques, les indris, qui n'ont pas de queue et redressent
une allure presque humaine, se définissent absolument des
pachydermes grimpeurs, ce qui n'est pas moins antithétique.
Pour expliquer la présence d'animaux aussi exceptionnels sur
ce seul poii^t du globe, on a dû émettre l'hypothèse d'un grand
continent ou d'un gigantesque archipel austral auquel on
a donné le nom de Lémurie. Là fourmilla une faune particu-
lière, au bord de grands lacs, dont ceux d'aujourd'hui, l'Âlaotra
et ritasy, ne sont plus que des résidus, et sur les rives desquels
croissaient ensemble des crocodiles géans et des tortues dont les
carapaces mesuraient près de deux mètres, des hippopotames
trapus et de hauts épiornis, oiseaux aquatiques dont les œufs
avaient la capacité de huit litres et demi. La vie animale y
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MADAGASCAR. 1S3
était et est encore « d'une incomparable richesse, » au point que
Madagascar compte soixante-six mammifères tandis que la Nou-
velle-Zélande en a deux seulement.
Et cette étrangeté reste aujourd'hui celle des paysages, mornes
et éclatans, et des races, endormies et frétillantes, dans un pays
nu couleur d'or rouge, à la fois très pauvre et très riche, qui re-
pousse et attriste l'Européen au premier contai»t et le prend en-
suite au point qu'il ne veut plus le quitter. Elle se traduit dans
ce curieux texte royal des Hovas :
« Madagascar, terre paisible où Ton vit à peu de frais! Si
c'est au sujet des connaissances et de la science qu'on la juge,
l'Angleterre est son aînée par la naissance; l'Allemagne a eu
les cheveux coupés avant elle ; la France est connue depuis long-
temps. Mais si l'on ne regarde que ses qualités, c'est l'œuvre
naturelle du Créateur, qu'il serait dangereux de railler. Terre
fertile et non aride, grasse et moins que maigre, lustrée et non
terne, douce et jamais dure, belle et non desséchée, elle est en-
viée par les autres, mais n'envie personne. Ceux qui la possèdent
savent ce qu'elle vaut, les étrangers restent étonnés devant elle.
Nombreux sont les émigrans à la recherche d'un refuge qui; dès
qu'ils la connaissent, y fixent leur demeure. Elle n'a pas de dé-
tracteurs et ses admirateurs sont légion, parce que ses cheveux
sont luisans. Voilà ses qualités que tous connaissent. »
I. — LES PELOUSES DE SABLE. — LES PREMIÈRES ÉMIGRATIONS. —
LES ANTAIMOROS
Toute la côte malgache où viennent écumer en poudre
d'argent les lames glauques de l'océan Indien, est basse et blonde
sous un ciel brouillé qui répand sur l'étendue l'aspect verdàtite
et lîvide de la solitude. La mer mousse, l'air est saturé de pous-
sière humide. Cette rive, battue toute l'année par l'alizé et le
grand courant équatorial, est empâtée régulièrement par les
alluvions qui sont refoulées dans les embouchures et étalées
en flèches de gravois fins. A quelques pas de l'Océan, une haute
végétation couvre la bande de sable entre le littoral et le cordon
indéfini de lagunes qui lé double du Sud au Nord. Elle se répartit
en deux sortes de paysages dissemblables : d'immenses fourrés,
élevés et épais, aux ramures sombres chargées d'épiphytes; et
de grands parcs sauvages, pareils à des jardins anglais de monde
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1S4 REVUE DBS DEUX MONDES.
austral, où se disséminent sur un gazon ras des arbustes gra-
oieux et bizarres entre lesquels paissent les troupeaux.
Le caractère du paysage est marqué par les espèces d'arbree
qui y sont les plus fréquentes : vers le Sud, le pandanus ou vacoa,
le copalier et le filao ; vers le Nord, le filao et le badamier. Mais
c'est principalement le filao qui en donne Tâme. Cet arbre, unique
conifère du monde austral, synthétise les originalités des coni-
fères divers du monde boréal. Avec le port mélancolique des
thuyas, il inscrit le feuillage du pin. maritime dans le dessin du
cyprès. Il est le conifère-type qu'eût pu rêver im Vinci pour
allonger sous son ombre transparente, dans une atmosphère mo-
notone et languissante, des archétypes d'humanité australe. Ber-
çant à la brise dans son feuillage d'aiguilles la mélodie ryth*
mique et fatiguée de la mer dont il répète l'infini bâillement
harmonieux, il répand dans le paysage une mélancolie musicale
qui grise. Il est d'une tristesse subjugante quand il se dresse
au milieu des ravenalas et des pandanus, arbres textiles du Sud
qui forment, sur les replis des dunes, des paysages de haillons
végétaux : portant sur eux toutes leurs saisons en môme temps
au contraire des arbres d'Europe, les pandanus, dont les troncs
couleur de lèpre se divisent en fourches, conservent au-dessous
de leurs touffes vertes leurs lanières pourries; les ravenalas ne
se dépouillent non plus de leurs palmes rouge&tres qui pendent
avec des cassures, et, par leur feuillage tressé en voiles de
jonques,^ donnent ime impression de naufrages et d'épaves de
verdure; la brise de la mer agite sur le ciel qu'on voit entre les
branches ces lambeaux de feuillages qui sont la pourriture du
temps.
Derrière l'abri que dressent contre le vent vacoas, ravenalas
et badamiers, il pousse à môme la vaste pelouse de sable cal-*
caire des végétaux espacés comme des animaux sur un pré eu
une vie domestique : des sagoutiers trapus rayonnent avec des
feuilles très longues; les tacamacas arrondissent leurs masses
d'un vert funèbre au ras du sol; des lianes crochues courent sur
des espaces nus avec des mouvemens brisés de crabes ; les vavon^
takas dans un feuillage recroquevillé suspendent leurs calebasses
orangées. De multiples allées naturelles de sable très blanc
se perdent entre d'innombrables bouquets sombres à feuilles de
magnolia, de jackier ou de laurier-cerise que le printemps va
éclairer des grappes d'un blanc mat pareilles aux fleurs de la
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budagàscab.
155
soariée et des lianes-de-mai, ou des corymbes marrons et rosaires.
Parfois un bœuf couleur de galet, noir tacheté de blanc, qui
paissait une herbe salée, peureux des hommes comme un caïman,
§e jette de côté et disparait dans des fouillis d'épines.
Le long de ce littoral, le voisinage de l'Océan entretient
l'esprit dans le rêve des premiers débarquemens de peuples.
Kmers nigritisés, Indo-Mélûiésiens ou Nègres asiatiques au
crâne fort, à la figure plate et ronde, au nez écrasé à la nais-
sance, aux lèvres épaisses^ « aux cheveux en tête de vadrouille, »
c'est sur cette côte Est que les hardis navigateurs, projetés par
les vents alizés des Iles de la Sonde à travers Tocéan Indien,
atterrirent à des époques confuses (1). Les praos (ou jonques indo-
océaniennes) furent traînées sur cette plage profonde, et les
hommes, ies oreilles encore sifflantes du bourdonnement inlas-r
sable des moussons, durent demeurer dans un long étourdisse-
ment devant la platitude et la torpeur de cette terre, devant les
lagunes étales au ras des collines kimeuses, illimitées et si vides
qu'ayant enlevé leurs balanciers, ils les remontèrent aussitôt en
glissant dans ces embarcations que l'Océan avait ballottées aux
crêtes des vagues. Comme ces émigrés arrivaient avec le cœur
encore effarouché par des guerres nationales et que toutes les
légendes ancestrales avaient dû flamber en visions plus vives
dans leurs sombres imaginations d'exilés durant les nuits sur la
mer, ils devaient épier des présences cruelles dans le silence de
ce littoral où le dessin tournant des allées naturelles, le grou-
pement circulaire des arbres, donnent une appréhension d'huma-
mté cachée. L'ile était alors (2) habitée de tribus disséminées,
vestiges d'une très vieille race papoue analogue aux plus anciens
autochtones de l'Australie et du Sud-Afrique, indigènes à gros
ventres et à jambes courtes fuyant par ies huiliers, dont les
(1) L'obscnrité qui enveloppe l'histoire d6 cette époque vient de l'absence de
langue écrite, de monumens originaux et même de traditions orales, car U n'en
existe que pour des faits des époques rapprochées. Mais il y a des travaux ethno-
fraphiqnes trèi intéressant sur l'origine des races. Antananarivo Annual : articles
ie Sihree, Dahle, Jorgensen, etc. ; A. Grandidier, Mém. du Centenaire de la Société
philomathiqùe (1888) et Ethnographie de Madagascar [les Origines des Malgaches)
(1901); JoUj, N0teë d'histoire (Notes, reconnaissances et explorations du 30 avril
|(|98); Berthier, Rapport ethnographique (1898); Gautier, Madagascar (1902).
(2) D'après Flaccourt, Froberville, Lacombe, Girard de Rialle, Dahle, Jorgensen.
Bntre toutes, l'excellente étude, érudite et ingénieuse, de M. Bfax Leclero sur Les
ffeupiadet de Madagascar fait encore autorité, bien que datant de iSSS.
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156 REVUE DES DEUX MONDES.
mœurs Iftches et anthropophages gonflaient le cœur de mépris
et d'horreur. On peut imaginer les heures d'hallucination où,
sur ces landes muettes de brousse, les lignes rampantes des
lianes» le passage des ombres derrière les bosquets, le cliquetis
de Talizé dans les feuilles de ravenalas ou la plainte prolongée
des filaos, tout palpita d'un mystère animal : l'attention pas-
sionnée tend alors Tintelligence qu'elle élargit, et les émigrés,
dans une soudaine illumination, voieni profondément le pays
quils ignorent, et, de ce contact violent, y restent attachés. Ils
occupèrent aisément la c6te Est, repoussant les sauvages dans le
Sud et le Centre.
Vers le vu* siècle, après une immigration de tribus préisla-
miques qui fuyaient le mahométisme et qui se perdirent vite à
l'intérieur de l'île (1), les Arabes débarquèrent sur cette côte
qui dut les séduire aussitôt, dans une double émotion de
conquête et de nostalgie, par sa double apparence de désert
ceignant un jardin aux lignes capricieuses d'oasis, par l'odeur
des dunes et la couleur des arbres pareille à celle des cyprès.
Ayant pour désert l'Océan austral, pour simoun la mousson,
pour tente la voile triangulaire d'un boutre recourbé en crois-
sant et pour étoile du berger la Croix du Sud, les Arabes au
X*, au xii«, au xiii* siècle cinglèrent encore vers Madagascar. Ils
l'appelèrent Komri,' la comptant au nombre des colonies qu'ils
échelonnaient sur tout le pourtour de la mer des Indes, de Ceylan
à la baie Delagoa, littoral persan, côte d'Oman, Zanzibar, Mo-
zambique, les Comores, et que des trafics de boutres reliaient en
un immense empire de comptoirs. L'histoire a retenu le nom
de ceux-là seulement qui débarquèrent au xiu* siècle : les Zafi-
raminia. Ils vivaient avec frénésie les merveilleux rêves de
découvertes des Mille et une Nuits, se grisant d'étendre par la
mer leur nomaderie terrestre. L'imagination scintillant d'idées
de trésors cachés (2), l'esprit ébloui de visions de montagnes
d'émeraude et de plages d'ambre, portant des turbans colorés et
des armes incrustées comme des bijoux, ils parcoururent avec
fièvre ces régions barbares, sans se laisser dépayser par la
sombre abondance des végétaux sur un ciel verdi où ils atten-
daient & chaque minute le vol formidable de l'épiomis (l'oiseau
Rock). Le soir, au lieu de dresser la tente, ils habitaient le
(1) Flaccourt, F. Martin, Gautier.
(2) Cest dans ces parages du Sud qu'on plaçait Ophir, le Manica
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MADAGASCAR. 157
boutre qu'ils avaient traîné à Testuaire du Mangoro, et sous le
murmure magique des filaos dormaient leur rôve antarctique.
Puis, à la fin du xiv® siècle (1), ce fut Tarrivée des « grands
canots, » d'une croisade de Musulmans qui, envoyés,disaient-ils,
par le khalife de la Mecque, vinrent instruire les Madécasses. Le
chef de la caravane ayant épousé la fille d'un prince nègre,
Musulmans et Madécasses vécurent en bon accord dans la vilk de
Matitana. S^adaptant à une vie plus agreste dans un pays de vé-
gétaux, le musulman renonça à la maison de pierre et de chaux
pour habiter la paillotte dorée de soleil ; les nattes en paille du
pays, coloriées de dessins géométriques et mosaïques, supplé-
èrent aux tapis^ et l'ingéniosité arabe, pour économiser les
riches étoffes de la métropole, déroula à la lumière les burnous
de toile, premiers modèles des lambas. Ce devint bientôt une
manière de capitale lettrée : avec de l'encre extraite du cœur [du
rotra (faux acajou), avec une plume taillée dans le bambou, sur
un papier végétal d'harandrato, mat et rayé comme une feuille
de bananier, les Malgaches, sous la dictée des professeurs de
l'Oman et de l'Yémen, apprirent & tracer les dessins contournés
-de l'écriture orientale : à croppetons sur des nattes propres, dans
les cases en ravenala tressé, les enfans accourus d'alentour psal-
xnodièrent, en les déchiffrant, les manuscrits sacrés. L'éclat des
calottes brochées dont les Arabes restaient coiffés, la variété
polychrome de leurs costumes, les bracelets d'argent ciselé, leurs
<ïolliers de métal massif et leurs anneaux de corail, leurs pote-
ries auxquelles se mêlaient parfois de fines cristalleries persanes,
le nombre de leurs femmes qui était la consécration de la
richesse individuelle, avaient inspiré vite aux Madécasses le
goût des lettres qui initient au négoce. Et il y avait grand
trafic de manuscrits : livres de commerce, de géographie, d'élé-
mentaire astronomie, répertoires de drogues et grimoires de sor-
cellerie reliés dans du cuir de bœuf qui conservait son poil, les
indigènes les feuilletaient, assis dans la cendre des foyers, tandis
que les femmes, devant de grands métiers, copiaient sur des
rabanes les polygonies brillantes des soies indiennes importées.
Par de grandes fêtes auxquelles ils avaient soin de laisser la
couleur des coutumes locales, les* Arabes séduisaient les indi-
(i) Outre les ouvrages précédemment cités, les importans travaux de M. Fer-
rand sur les Musulmans à Madagascar, 3 vol.; Jully, les Immigrations arabes
(dans Bulletin de l'Académie malgache) ; Marcband, A. de Madagascar, 1901.
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'.-^Tfffîfppj
158 REVUE DES DEUX MONDES.
gènes à des rites de leur race tels que la circoncision, la distribu-
tion d'amulettes coraniques, des immolations de bètes.
Seuls, après quarante ans d'existence malgache, quelques
Arabes éprouvaient encore le besoin de revoir la Mecqpie et y
retournaient. La plupart demeuraient aux diverses écbeUes de la
Grande Ile et fondaient des races, soucieux de leur faire conserver
leurs noms à travers les âges. Elles n'ont point disparu, et beau-
coup de peuplades, dans les bananeraies que baigne la Mananzary,
dans les archipels de sonjes que circonscrit le Mangoro, gardent
encore aujourd'hui, avec des mœurs et l'écriture' (sora-bé), le
souvenir légendaire de leurs ancêtres qui étaient « des Blancs. »
Entre tous, les Ântaimoros, au Sud-Est de la Grande Ile, se
montrent étroitement fidèles aux traditions arabes. Au reste, ce
sont aujourd'hui les plus nomades [des Malgaches : aventuriers,
laborieux, âpres au gain et finauds sous des traits convulsés et
une apparence de stupidité qui les a fait appeler les Auvergnats
de Madagascar, ils quittent leurs villages, s'orientant vers le Nord
où ils vont chercher du travail jusqu'à Diego en passant par Fiana-
rantsoa et Tananarive. Traînant des savates grossièrement taillées
dans du cuir de bœuf, portant au dos une grande cuiller de bois,
une marmite et un violon à forme de calebasse attachés à un
bambou strié de dessins géométriques, car ils ont toujours eu
soin d'acheter chez eux les objets usuels, ces descendans d'Arabes
se dirigent en bande vers les villes où les blancs développent
l'animation du commerce. Sur leur route, les Betsimisarakas
indolens et sceptiques qui les regardent passer à la file comme
des esclaves, les raillent de n'être bons que pour le travail et leur
jettent des injures qui font sourire niaisement leur visage ca-
mard. Puis, quand ils ont, pièce à pièce, et en faisant des nœuds
à leur ceinture pour compter les jours de travail, amassé de
quoi acquérir d'abord une vache, une femme ensuite, on les
voit redescendre par escouades vers le Sud, rapportant une
marmite en fer, un accordéon, un parapluie rouge et parfois
dans une caisse ou dans une étoffe les os desséchés de quelque
compagnon de route mort loin du cimetière patriarcal. Ils
rentrent au village, parmi les gens-du-sable qui aiment l'argent
et, dit-on, le mettent en coiiftnun sous la surveillance des vieil-
lards; mais point communistes en amour, car ils ont conservé
des Arabes la jalousie qui fait que la femme reste fidèle à un
mai*i capable, à l'occasion, de sagayer l'adultère et son complice.
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MADAGASCAR. 159
L'immigration arabe ne s'arrêta pas à cette côte car des lé-
gendes des hants plateaux font monter jusqu'au Betsileo un prince
arabe de Matitana qui y aurait fondé les premières familles de
chefs. Un autre aurait atteint Tananarive : ce serait « ce prince
tombé du ciel, » né d un dieu « sur une montagne de TEst du
Hangoro, » dont la tradition verbale fait le premier des An-
drianas, de cette classe d'hommes ingénieux, forgeant le fer et
construisant des maisons en bois, qui fut l'aristocratie souve-
raine de rimerina.
n. — LES PANGALANES. — LA VIE BBTSIUISARAKE
Une , succession de grands lacs formés par les soulèvemens
coralliens, lacs verts, la plupart ronds comme des bassins, qu'à
travers les pangalanes (monticules sablonneux) des canaux d'eau
bleue, droits comme des avenues, relient les uns aux autres. La
mer est proche, parallèle, mais cachée derrière une frontière de
bocage continu dont la ligne plane serait monotone si, à inter-
valles, ne pointaient de longs filaos. Cette masse compacte de
verdure lasserait aussi la contemplation si quelcjues feuilles
rouges de badamier, posées dans des bouquets clairs, ne don-
naient une sensation savoureuse de fruits mûrs, et surtout si
d'innombrables branches mortes, toute une survivance de tiges
blanches se tordant sur les formes rondes de la sylve printa-
^ère, en maints endroits ne lui superposaient un aspect étrange
tl'hiver diaphane. Parfois des trouées s'élargissent en clairières
€le vergers ; puis les bois s'épaississent en forêts au ras des-
cjnelles rampe une mince rive de sable. Sur sa blancheur de
^haux, des bœufs noirs sont allongés dans une lumière éblouis-
sante. Puis, dans une anfractuosité, le soleil bleuit, entre des
:imanguiers lourds comme des blocs de malachite, la paille de
^qpielques cases carrées ; sur le terre-plein, des oies, un bœuf cou-
leur d'acajou ; une femme décolletée sort d'une porte et lève le
"pilon de riz; et des sentiers, du village, rentrent dans les bois;.»
<}ue, si près de la mer, les choses puissent offrir un aspect si
intime de vie cachée en profonde forêt, on reste longuement
charmé. Vers l'intérieur persiste une ondulation de collines in«
lassablement rondes, pelées, aux tons de brique et de rubis,
portant à leurs versans de grandes ombres de brûlure.
L'eau de ces lagunes traversées inférieurement par les cou-
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
rahs de rivières a le charme de Teau vive et la beauté de Peau
morte,' des teintes tour à tour foncées et électriques. Que, les
berges se resserrent sous les arches d'ombre de hauts manguiers,
l'eau s'endort, à l'heure chaude, dans un vert émeraudé de lézard,
ou luit des bleus chatoyans du martin-pécheur; des badamiers,
qui, par la largeur de leurs feuilles fraîches et par l'évasement
gracieux de leurs branches étagées, sont à la fois les paulownias
et les cèdres de la terre malgache, superposent des plates-formes
de feuillage d'où transparaît, même sous un firmament assombri,
une clarté et comme une humidité verte. Bientôt les arbres
manquent complètement, et il accourt de très loin vers les rives
marécageuses des bandes innombrables de vacoas aquatiques
montés sur plusieurs raciùes, toute une descente de végétaux
échassiers piétinant le paysage, jusqu'à l'horizon, sur des pattes
grises, en hérissant leurs huppes de feuilles pointues. De longs
barrages en roseaux entrelacés de branchages pour arrêter les
poissons, dessinent de grands parcs d'eau sur lesquels veille, au
haut de frêles pilotis, une paillotte faite comme un nid d'oiseau-
pêcheur en feuilles de vacoas que le soleil a blanchies.
Et ce sont désormais les visions lacustres : surtout vers le
Sud où les bassins se creusent profondément entre des berges
torses, l'eau, noirâtre, s'épaissit comme un jus de feuilles acres
et de racines pourries, des nuages se reflètent en colonnes basal-
tiques dans cette sorte dé purin végétal. Sous un ciel bleu, dans
l'enveloppement de la lumière, on respire une atmosphère insi-
pide et nauséeuse. De cette onde que les indigènes ont nommé
VEau Noire et qui, par endroits, sous des moires de lumière, a
l'onctuosité molle du miel malgache, les ravenales avec des
lueurs sur leurs troncs et leurs palmes bleuâtres aux revers mor-
dorés, les vacoas aux fûts spongieux, les rafias aux fibres cen-
drées, émergent sur l'air aussi lourd que l'eau. Autant les troncs
se confondent dans un fouillis de lianes et d'herbes tapissant
comme une mousse la surface liquide au point qu'on croit à des
plates-bandes flottantes, autant les tiges et la feuillée s'ajourent sur
ràzur, y dessinant avec une bizarrerie animée les plus curieux
hérissemens de lignes africaines. Les vacoas laissent pendre au
bout d'une queue torse un fruit rond à facettes jaunes ; les rafias
élèvent de grands balais d'épines qae la lumière dore comme des
dattes ; le ciel se pique à des branchages aigus et se caresse aux
courbes soyeuses des palmes; du cœur des ravenales, débordant
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budagâscar. 161
de fougères comme une corbeille, jaillissent des flots d'orchidées
qui descendent jusiqu'à Teatl avec des fleurs en étoiles blanches...
Un sous-bois paradisiaque s'enfouit sous cette forêt amphibie.
Les lianes montent des bas-fonds avec une flexuosité d'anguilles
et s'enlacent en nageant aux tiges qu'elles rencontrent; des
sangsues végétales vivent sur des écorces flottantes. Parfoisi,
derrière des roseaux froissés, un indigène coupe des joncs, et
l'on remarque une petite pirogue, noire comme un tronc pourri,
qui a enfoncé sa proue dans les feuilles. Alors on découvre danS;
les sentiers d'eau qui sinuent sous cet épais labyrinthe aquatique,
beaucoup de ces pirogues, chargées de bottes de joncs, atteïi;-
dant en de minuscules estuaires le pagayeur invisible parmi les
arbres. • .
Quand le soleil a disparu dans un grand ciel bleu où, du
couchant, jaillissent, comme un éventail de ravenalas, des bandes
roses et vertes qui se courbent au zénith, quand l'eau onctueuse
des pangalanes s'endort dans le chenal élargi, il est harmonieux,
d'y voir glisser la brune pirogue betsimisare, — soit qu'un indi-
gène solitaire; nu-tête, dans sa tunique raide de rabane, pagaye
à l'arrière, ayant les yeux sur les régimes de fruits d'un vert
acre qu'il a coupés à des bananeraies lacustres, soit que deux
* hommes, boueux comme des pêcheurs, assis aux extrémités,,
rament dans une barque chargée de ramatoas (1) aux grandd
châles dont les bouquets peints traînent sur leau des reflets
rouges et jaunes de fleurs 4© balisiers. Ils rament, en répondant
P^^ la cadence des palettes plongées sourdement aux chants nar
^''lIard^ des femmes, et ces gondoles effilées passent des journées
s^r les canaux, frôlant les berges jusqu'à glisser entre les joncs
^^ i^s sonjes, sous les feuillages de badamiers; elles vont, au cré
P^scule, s'arrêter à l'un de ces villages qu'on découvre soudain
^^ contour, avec des cases en paille montées et tressées comme
^ ^^ cages à poule sur une plate-forme de terre battue où lés
^^tnes, en demi-cercle, pilent le riz, avec le grand mftt piqué
^ <^mes de bœuf autour duquel les jeunes Betsimisarakas en-
^^lent au clair de lune des danses tremblantes d'oiseau, traî-
^^t des voix perdues soudain très proches, puis très lointaines...
Le plaisir de glisser sur l'eau épaisse, la tête au soleil, les
*^^|)es allongées dans la pirogue creuse, en silence, sans eff'ort, ,
v^) Femme mariée. C'est un dos mots les plus employés : on- prononce ra/natoUf,
TOMIS XXX vil. — 1907. il
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"^^'!'*#!fSI
162 REVUE DES DEUX HONDES.
avec, seulement de temps à autre, un coup 4e rame à enfoncer
dans le fleuve, est la volupté de la vie betsimisare. Le Betsi^
misaMka paresse sur l'eau comme l'Arabe fume le kif et l'Indo-
Ghinois l'opium: c'est la douceur de la fainéantise solitaire, d'une
somnolence lumineuse, les yeux ouverts, sur une mollesse qui
coule, dans un froissement liquide délicieux;... c'est le spectacle
de la vie qu'il voit double, dans sa réalité, puis dans son reflet, avec
le doux égarement animal, comme en songe, de ne savoir bientôt
discerner l'une de l'autre; c'est la jouissance de se laisser traîner
par l'eau comme par la vie qui, pour le Betsimisaraka, coule aussi
plate qu'un fleuve entrç des rives basses, avec des ilôts espacés
de joies naïves et touffues, avec les reflets vifs des événemens
qui passent comme des nuages sur son âme marécageuse et
claire sans plus laisser de trace,... la vie sur laquelle il flotte sans
éprouver le besoin de monter à la source du fleuve, sans songer
non plus qu'il se déverse quelque part : apathique, mais veillant
toujours, d'instinct, à ne pas prendre pour un tronc mort le
caïman qui est venu respirer à la surface de l'onde.
La stupeur poétique avec laquelle il dort sa vie dans ses
rustiques Venises de paradis terrestre, son incorrigible indo^
ience, — il ne plante pas môme un bananier et laisse seulement
pousser contre sa case quelques cannes pour les vendre aux •
passans, vivant de pèche, mangeant et buvant dans des feuilles
de ravenale^ — sa mollesse à la luxure et à l'ivrognerie, sa pas-
sivité bestiale à adopter les vices dqs Européens, l'ont fait con-
damner par eux comme la race malgache inférieure. C'est que le
plus souvent on ne l'a* connu qu'à Tamatave, dans la domes-
ticité, abruti par les coups ou avili dans les sentines, ou bien
sur la route très fréquentée d'Andévorante à Tananarive. Mais
à l'intérieur des forêts il garde une individualité poétique : sé-
dentaire et musicien, il est très impressionnable aux harmonies
de la création et particulièrement au chant triste et langoureux:
du kirombo, oiseau d'un vert métallique dont il recueille cer^
taines parties du corps pour en composer des philtres amoureux^
et il conserve un folk-lore fantastique et aromatique de la faun^
sylvestve, qui initie les nouvelles générations au mystère pré'
sente par les bois et les eaux à leurs ancêtres exotiques. Et sux*
la côte même, au bord des lagunes que n'a point ouvertes l'ac^ —
tivité française, il n'est rien comme le passage silencieux d<
piroguiers betsimisarakas pour faire méditer avec sympathie \i
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ipl^^p^^
MADAGASCAR.
163
\
destinée de cette race encore robuste qui n'éprouve de passion
ni pour la guerre ni pour la richesse, — qui s'affaiblit, il est vrai,
dans l'amour, mais pousse l'horreur de la promiscuité entre
hommes et femmes jusqu'à les séparer dans la mort, ayant des
cimetières respectifs, et celle de l'inceste importé par les Sé-
mites jusqu'à ne pas se marier entre cousins germains, — qui,
malgré tous les malheurs qu'elle lui a coûtés (1), conserve une
inaltérable confiance, — qui poursuit sa vie joviale et crédule '
dans des cases surélevées dont les cloisons de feuilles sont cou-
sues de lianes, dont les portes ne se ferment pas, extrêmement
propres à frotter la maison après les repas et même à se laver
les pieds avant d'y rentrer, — et qui enferme ses morts dans
deux pirogues renversées Tune sur l'autre et reposant sous les
filaos du rivage comme des barques qui ne reprendront jamais
plus Teau.
Même le voisin dangereux qui habite avec lui les bords des
lagunes, le crocodile, n'a pu réussir à lui 6ter sa confiance.
L'indigène vit familièrement à côté de lui, le redoutant et s'en
moquant, habile à l'effrayer, tant cet animal est capon, au point
de disparaître aux moindres clameurs ou aux bruits de l'orage, et
en même temps assez insouciant pour passer un gué sans prendre
h précaution de faire du tapage : aussi, assez fréquemment, un
indolent est-il enlevé par la jambe, une femme occupée à laver
on on enfant puisant de l'eau sont happés par le bras, disparais-
sent le plus souvent sans pousser de cri. Cela n'empêche pas les
P^rens de revenir lessiver au même endroit ou emplir leurs
^^^ches, en bavardant et riant.
Lie crocodile ne dévore pas à l'instant sa proie : il la broie
P^iis la dépose dans une anfractuosité où il la laisse mariner
P^^r revenir la savourer quand elle sera à point. Lui-même
S^ge une entêtante odeur de charogne et de vase, visqueux,
7^*^, horriblement laid avec son museau effilé de bête antédi-
^"^enne soudée à un corps lourd de reptile aux mouvemens de
^^îsson, aux nageoires torses et griffues, aux écailles de pierre.
^^ïïime ce sont les monstres qui, aux origines des religions
^^atiques et au sommet des cathédrales gothiques, dominent les
JtJ) Histoires de Benyowski, Labigome, etc. — M. Faucon, qui les a longtemps
^'^Wnlêtréi, Ta jusqu'à dire qu'ils sont industrieux, en tout cas inteliigens, et
•*^«nt appliquer à l'agricultufe des procédés nouveaux.
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164 BEVUE DES DEUX MONDES.
foules; peut-être sout-ce les animaux dont elles ont à se dér
fendre qui déterminent la moralité des races : hideusement
traître, le crocodile a appris aux Malgaches la méfiance et l'hy-
pocrisie, le goût de la paresse dans la vase et de la nourriture
faisandée. En lui, les indigènes subissent la force et comme la
tyrannie de la laideur. Ils ont été frappés par sa laideur qu'ils
copient dans leurs grimaces de terreur, qu'ils chantent dans des
refrains h demi comiques composés pour être clamés quand on
traverse les rivières infestées. Ils admirent cette laideur comme
les Annamites adorent le tigre; certaines familles tiennent à
honneur de descendre du crocodile. Des sorciers et des, sorcières
se font la réputation d'avoir commerce avec lui dans les roseaux,
ayant su patiemment Tapprivoiser, peut-être même lui faisant man-
ger une racine qui resserre les mâchoires. Ace sujet, sur les bords
du Sakaleony^ou dans les habitations de livoulina, se débite
tout un folk-lore curieux de légendes salaces et faisandées.
m. -— LES COLLINES DE RAVENALAS
A quelques kilomètres de la mer, à l'extrémité de la plaine
laguneuse et couverte d'une maigre couche d'humus sous le-
quel transparaît le sable, se soulève soudain la colline de terre
dure; et, dès les premières ondulations, c'est un chaos de ma-
melonnemens aux lignes inlassablement entremêlées, d un aspect
très particulier et unique au monde.
Un grand versant uniforme est incliné vers l'océan Indien ;
et, sur cette pente générale, mille crêtes, variant de cinquante
à cent mètres d'altitude au-dessus des fonds, se croisent ^t se
heurtent en lignes inextricables sans aucune symétrie de direc-
tion, bosselant des ballons creusés sur une face de vallées en
entonnoirs à ligne d'hélice. Elles suggèrent aussitôt l'idée que
ce n'est pas seulement la terre qui est ronde, mais toute œu\^re
des grandes actions terrestres. Par l'absence de la végétation,
on en perçoit en ce lieu les formes géométriques normales..
Gomme dans les pays de forêt la pluie ravine le sol, ici, sur ce
sol chauve, c'est le vent, tournoyant et échevelé, qui a modèle
ce tourbillonnement de rondeurs rompues où cycles et hémi-
cycles s'intersectont.
Les croupes et la plupart des pentes sont nues, les fonds
c.L[»ilonnés d'un fouillis de végétation qui y sinue comme des
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MADAGASCAR. 165
rivières chevelues, ce qiii souligne partout de larges lisérés d'an
vert métallique le dessin du paysage d'or rouge. C'est somptueux,
et bientôt monotone. Le premier plan est exclusivement com-
posé de ces lignes arrondies, formant -à la longue par l'obses-
sion des mêmes harmonies un paysage lourd et balancé qui res-
semble à la perspective d'un innombrable troupeau de bœufs
malgaches, zébus fauves à grosses bosses roulantes.
Les deux plantes qui caractérisent la région médiane sont le
ravenala ou arbre-du- voyageur et le bambou, l'un plus près de la
côte et se glissant jusque dans les pangalanes, l'autre plus près
de la forêt dont même il occupe seul la lisière sur une bande
de quelques kilomètres.
Au-dessus d'un tronc semblable à celui du bananier, le rave-
nala hérisse une roue de longues palmes que le vent déchiqueté ::
d'un vert argenté et presque d'airain dont Téclat est faux, agité
perpétuellement d'un mouvement imperceptible où sa surface,
brisetée, ondule en cliquetant, il a d'abord im port belliqueux
avec tout son carquois de feuilles barbelées. Mais, quand on s'est
familiarisé, il vous surprend aussi par une grâce svelte et
cocasse d'oiseau tropical, dans le frémissement sauvage de ses
longues feuilles pareilles à des pennes. Vraiment, ce n'est pas
un arbre, c'est un ailé. Souvent il est solitaire au-dessus de
l'herbe rase et grisùtre où ne s'entend nul bruit de passereau ni
d'insecte dans cette terre sans chant et sans parfum; parfois,
3u-dessus d'un buisson, il se perche haut, la queue déployée,
Majestueux et mélancolique... Les bambous qui, au contraire,- se
fassent par toufiFes, bosquets et fourrés, sont des graminées-
'ongères qui, très hautes et longues, sous leur poids chevelu se
penchent, recourbés en crosses déliées, inclinés souvent jusqu^à
*^i*re d'un port balayeur et pleureur, mais sans l'abandon plaintif
^^s saules de Babylone. Tous les matins ils sont ployés sous le
^^^îds d'une rosée pesante comme la pluie, et même au fort du
^^r, ils sont un souvenir de la pluie, la plante-type d*un pays
^^^i pleure constamment sous les averses. Sur la terre flotte une
^^ur amère de safrans mouillés.
Les crépuscules sont étraugement assoupissans sur ces
-^ppes montagneuses du monde austral. Assis devant la case,
^^8 les villages très rares, on regarde, enivré de monotonie, les
^^melonnemens d'herbe beige pommelés de verdure que le soir
^sombrit. C'est doux, calmant, d'une mélancolie de mélopée,
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REVUE bB6 DEUX MONDES.
d'une platitude eurythmique. On finit par être halluciné à force
de monotonie. Les bouquets de ravenalas dans les creux ne
ressemblent plus à de la végétation, mais à des groupes de sau-
vages, de Sibux, se cachant dans les replis de terrain et qui
soudain s'agitent. On comprend que, y guettant sans cesse led
pillards de troupeaux, les villageois y soient devenus une race
méfiante et énervée.
Des massifs d'arbres isolés parsèment les approches de la
grande forêt : les indigènes les ont conservés 'parce que tels
d'entre eux sont peuplés d'esprits; dans d'autres, ils déposent les
èercueils, tantôt enfouis quand les défunts ne redoutaient ni
l'eau ni la noirceur, tantôt posés sur la terre quand ils crai-
gnaient seulement les ténèbres, tantôt enfin perchés sur des
supports quand ils avaient horreur et de l'obscurité et de l'humi^
dite.
IV. — LA FORÊT ET LES TANALAS
A mi-€6te du littoral à l'arête médiane de l'Ile, elle s'étend
longitudinalement du Nord au Sud sur une bande de cent cin-
quante kilomètres en moyenne. La forêt malgache n'est point
grandiose, écrasante et étouffante comme la grande sylve afri*
caine. Elle est puissante par l'encombrement des choses plutôt
que par leur épaisseur : presque point de vieilles futaies ; une
multiplicité d'arbres le plus souvent minces mais très haut^
feuillus, noueux, à ramifications parasitaires, même enchevêtré^
dans un réseau de mousses, indice d'une croissance lente et la-
borieuse; de larges formes, enfantines et tendres, de fougères
arborescentes; une fumée bleue qui enveloppe toujours l'en-
semble, fumée de bois, fumée d'évaporation qui dentelle les
masses et les lignes en interposant l'image d'un minuscule et
immense travail d'araignées, — concourent & l'impression de la
mignardise dans l'opulence. La forêt malgache est tissée de fils :
fils débranches, traînes de feuilles, cordes de lianes, franges de
bambou, passementerie de lichens, guipures et entre-deux de
mousse reliant les troncs, grands câbles tombant comme des fils
à plomb des sommets d'arbres et mesurant la profondeur de^
bois en donnant la sensation de gouffres.
Ce qui caractérise la forêt malgache, c'est qu'elle edt une
forêt accrochée sur un rempart immense, -^ que ce soit au flanc
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MADAGASCAR. 167
4a8 Monts Batsimisares ou de FÂngavo. Cela fait qu'elle n'est
point monotone et plate comme celle des plaines françaises ; elle
est irriguée d'un perpétuel laiissellemenf, ravinée de torrens,
trouée d'abîmes, étagée par précipices; mftme où elle est douce,
l'inclination donne une infinie variété et un pittoresque mur<-
murant^ La différence des altitudes dans une même zone, les pé»
ripéties des pentes, la dissemblance des couches de terrain que
le mouvement géologique a mises à nu l'une par-dessus l'autre,
ont jeté côte i côte les essences les plus diverses. Les déviations
du sol, eu les penchant Tune sur l'autre, en forçant les plantes
longues des fonds à traverser les cimes aplaties des arbustes
poussés un peu plus haut et épanouis en largeur, les entremêle
encore. L'Européen trouve exquis dans leur sauvagerie ces pré*
oipices boisés où la végétation forte et déliée pousse dru ses
tiges minces à travers des frondaisons grasses. Les feuilles
ovales, noires et espacées, se superposent pour l'œil aux innom-
brables folioles qui au-dessus, blondies par l'atmosphère flottante
et nacrée, étendent un dôme frémissant. C'est d'une musicalité
puissaïiteet suave. Ces tons obscurs des limbes laides suspen-*
dent une note d'humus dans l'harmonie aérienne des feuillages
fins...' En face, par delà le vide léger, s'entrevoient à travers les
ramages de verdure des versans à pic, bleus.
Aux derniers gradins du terrain primitif, se presse la forêt
vierge absolument sans clairière, aux arbres durs et pesans ea^
tremêlés de palmiers, arbres noueux superficiellement enracinés
à un sol compact entre lesquels se dispersent l'ébène, le nate,
le palissandre, le lalona, l'acajou et le bois de rose, où, dans les
feuillages inséparables, s'enfoncent les veuves, roucoulent plain-»
tivement les tourterelles, s'appellent infatigablement les coùcals.
Les cimes sont vertes, le sous-bois d'une végétation olivâtre
pointillée de blanc, le sol couvert de feuilles rouilleuses et
pourries : en haut un éternel été, en bas un éternel automne,
entre les deux un immortel, mais pâle printemps à nuances nei-
geuses. Dans la sylve tropicale, les saisons se mêlent comme les
essences, clairsemées et permanentes ; et bientôt on ne les dis-
tingue pas plus l'une de l'autre que l'on n'y reconnaît les arbres
dans l'universel hallier.
La fougère arborescente, — le fanjan, — est l'individualité
gracieuse de cette forêt embroussaillée et an0n3nfne.ll n'est rien
d'aussi délicat et surprenant : un tronc noir, comme fait de bois
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468 REVUE DES DEUX MONDES.
calciné et de terre humide, annelé dans le dessin des cottes
d'armes, se prolonge vers le ciel par les feuilles naissantes fer-
mées en crosses rigides tandis que les autres grandes ouvertes
s'éploient horizontalement en une rosace de longues feuilles
arquées. C'est une colonne corinthienne végétale dont les
acanthes se développeraient avec l'envergure du palmier et la
souplesse du bananier. C'est le bananier-fougère, une fougère
paradisiaqpie compatriote des oiseaux de paradis» la feuille-fleur
antédiluvienne des sous-bois. Il ne charme point seulement par
la sveltesse avec laquelle il s'épanouit parfois sous une voûte
de forêt, y ouvrant autant de clarté verte qu'un vitrail dans
une nef. Mais c'est encore lui, à la lisière des plateaux, qui met
la grâce animale de son plumage sur les ramilles sarmenteuses
où les longs troncs au teint de lichen se perdent dans les buis-
sons cendrés. Dès qu'il disparait, la sylve est éteinte et triste,
avec quelque chose de grisâtre à tons de champignon, et lès
arbres sont pareils à de grands pédoncules blancs supportant un
dôme de mousse humide. Ou bien, partout ailleurs, elle reprend
eette apparence de vaste travail comme artificiel, tressé, fait au
crochet et, filigrane, avec ces tiges qui ont toutes un mouvement
grêle dans une tendresse à se rejoindre et à se tisser en claire-
voie sur un fond de brume transparente et passagère, ou, là-
haut, sur le ciel d'un bleu de soie de papillon ressemblant à de
la dentelle de ciel, de travail d'insecte.
La fumée des bois sied à ces feuillages frileux et découpés,
^- ces branches d'où pend de la mousse s'égoultant comme des
lambeaux de brume blanche. Mais c'est la ravine qui est l'âme
de: la contrée sylvestre : sur ses versans se masse et descend: en
cascade la végétation la plus touffue; dans le relief de son lit
s'accentue la sculpture du pays; dans le développement de son
cours serpentant en mares moirées, puis précipité en hautes
chutes, se transposent encore les deux caractères de cette région
de pentes rapides et de bas-fonds forestiers, où l'humidité et les
feuilles croupissent, Tévaporation ne s'effectuant point dans l'air
saturé d'eau. A la frontière des hauts plateaux, affluent de
rOnibé, du laroka ou de la Voanana, elle se traine par toutes
les sinuosités des cols, égrenant des bassins à fonds sableux
entre les herbes raides et sous des ramées tortueuses; avec son
eau terreuse et ses jolis bassins allongés où se parsèment les
roches arrondies dans leurs rcQels, elle a Taspect désertique
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IGÎ)
MADAGASCAR.
des cours d eau algériens au milieu de la brousse tropicale :
elle a Toriginalité d'être une oued en forôt. La couleur qui s'in-
sinue dans tout le paysage est jaunâtre : si parfois, en des retraits
d'ombre, entre des pelouses d'un gazon presque noir, se re-
cueillent des baignoires de marbre vert, le plus souvent s'étale
une eau d'argile détrempée de la teinte du visage madéca^se, et
entre les fûts bistrés comme le galet restent suspendus 4^
arbres morts couverts de vieilles barbes d'un jaune rouie. Plus
loin, là où les pentes d'abord modérées se brisent à angle droit,
la ravine, reproduisant dans son. lit le dessin des crêtes de^ mon-
tagne à large brèche, se précipite en vertigineuses cascades dont
le bruit et Técume montent entre les masses de verdure. G^est
le torrent blanc ruisselant derrière les feuillages noirs au fopd
des entonnoirs à gradins.
Ainsi, tout le plateau central de Madagascar est soutenu sur
une colonnade ininterrompue de falaises, hautes parfois de six
cents mètres sur des largeurs à perte de vue comme à la mu-
mille d'Ambininivy au Sud de Mandritsara, et même de quator^
cents mètres à la merveilleuse Montée d*Ankilsika sur la route
de Farafangane à Fianar, que surplombent des festons gran-
dioses de forêt, que déchire une cascade de six cents pieds ton-
nant dans des nuages de gouttelettes.
En plein maqpiis, là où seule la fumée des ronces qu'on brûle
dénoncerait sa présence si toute la sylve malgache n'était conti-
nueUCTEiènt boucanée d'une vapeur bleue, sur des terrasses inac-
sibles auxquelles le Tanala lui-même n'atteint qu'eu grimpant
aux saillies des précipices, se cache le village tanala. 11 porte
souv^t un nom qui signifie : silence ou tranquillité. Les cases,
légères sur leurs pilotis, avec des cloisons tressées à damier sous
des chaumes retombans, ont, par leur éparpillement dans la
brume dorée des clairières, des apparences de ruches. Roussies
par les fumées épaisses de fagots verts et les ardeurs du soleil
après les averses, elles conservent sous l'humidité de la forêt une
fraîcheur végétale. Des hommes petits, généralement nus, un
peigne dans la chevelure, vous fixant de très beaux yeux qui re-
gardent comme d*en dessous les arbres, y vivent parmi des
femmes nues, tatouées des pieds à la tête, qui portent enfoncé
jnsqu'au-dessus de longs sourcils arqués un bonnet d'écorce.
Plutôt courtes, de formes harmonieusesi ef enfantines, elle^
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REVUE DES DEUX MONDES.
^'accordent entre elles dans la polygamie. La première, celle qui
se tient prête à suivre le mari quand il partira en voyage, se
repose au hameau, tandis que deux autres s'y occupent de la n^-*
coite du riz et du foyer. Tout le jour, leur fidélité amoureuse
entoure le maître de soins naïfs, et, le soir, quand on n'entend
plus dans les vallonnemens obscurs des bois le glougloutçment
mélancolique de Takafitra, celles que le désir du chef n'a paer
choisies vont, sans désespoir, s'endormir sur les nattes de leur
case à haute fenêtre au lieu de porte, défendues contre les
attaques des chiens errans et des sangliers.
Le Tanala est heureux : il tt*ouve toujours sa satisfaction dans
les fourrés où il habite avec les pigeons bleus et verts, les pintades
et les guêpiers. Il faut à s«i narines évasées l'odeur de l'humus
et des écorces fragrantes, à ses prunelles écarquillées sous des
sourcils buissonneux les lumières tamisées qui tombent de
branchage en branchage.; il ne respire avec plaisir que quand
ses mains pendantes, ses jambes écartées se sentent près des
troncs auxquels il peut grimper avec une souplesse de lémurien,^
-^ qui le fait surnommer babakoto par les Betsileos, — pour
y rester voluptueusement accroché dans la contemplation deà
mamelonnemens moussus des cimes. Il n'est point de bûcherons
plus impitoyables que ces amis de la forêt : le Tanala ne s'aper^
çoit pas qu'il travaille quand il s'agit de saper un tronc avec sa
hachette en couperet qui lui sert de marteau, de rabot, de scie,
de vrille, de ciseau, ou de tailler minutieusement les branches et
de fendre puis d'amenuiser le bois dur; s'il ne se sentait sur*
veillé, il déboiserait avec acharnement des étendues considérables,
trouvant toujours assez de forêt pour soi. Sa fierté n'accepte pas
d'autre sorte de labeur : pourquoi l'homme s'astreindrait*il, par
exemple, à retourner des mottes avec l'angady, quand, allumant
le feu aux branches, il peut régarder, les bras ballans, brûler
des versans entiers de coteau où, sur les cendres détrempées par
les pluies, le soleil fera lever le riz? Infatigable marcheur, as-
soupli à grimper, aux jeux d'adresse et aux danses à la sÀgaie, il
parcoui-ra d'inimagi;iables distances pour aller gratter certaines
racines ou cueillir les tubercules dont il se nourrit, pour se porter
au col des montagnes d'où il épie la direction des abeilles qui
passent, sachant distinguer à leur vol élevé ou ras si le miel
s'élabore encore aux ruches des troncs et des rochers ou s'il est
prêt à être cueilli Parce qu'il aime errer et qu'il sait la^ f6rét
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presque illimitée, il ne veut pas s'astreindre à n'en habiter qt^'im
recoin; en outre, épris d'indépendance, il trouve toujours un^
malice à égarer sa trace : il est le nomade de la forêt. Ce coureur
des bois abandonne aussi aisément son village de feuilles que le
coua le nid de la dernière couvée, traverse les rivières, non sans
y avoir jeté un caillou pour chasser le sort de son eau « claire
et bleue, » passe des nuits à la belle étoile, non sans nouer en
touffe à son réveil les herbes où il a dormi pour remercier
Zaoaahary (Dieu) d'avoir protégé son sommeil, r6de et va élevM
ailleurs sa hutte nouvelle. A ces tresseurs de feuilles et de lianes
plus vifs que l'oiseau, deux jours suffisent pour bâtir tout un vil*
lage. On connaît encore peu Tàme tanala car elle est prudente
et timorée, mais si Ton peut préjuger de l'esprit d'une peuplade
aux cases qu'elle construit, il faut reconnaître à celle-là qui vit
sous les ombres lisérées des bocages, parmi les orchidées lé-
gères, le sentiment du gracile. On admire leur» cases avec un
inlassable plaisir de finesse, et, quand on vient de constater à
quel point elles ressemblent à de jolies cages, on remarque
qu'un merle moqueur, dans une corbeille tricotée, se balance et
chante à la corne du toit. Le Tanala est musicien : une flûte de
bambou qui résonne comme l'eau entre deux roches de ravine
module son plaisir mélancolique dans le silence caressé de fu-^
mées bleues. Et, quand on s'enfonce ds^is ces forêts où d^invi-*
siblee cascades s'engloutissent en bourdonnant dans des gouffres
de frondAÎaons, il n'est pas rare d'entendre au-dessus de soi, dans
le ciel, le son des trompes en bois avec lesquelles les Tanalas
se signalent de village en village et de cime en cime. Ce n'est
poûoA une âme guerrière qui souffle, car, ayant au plus haut
point le respect de» p^sonnes et de la liberté individuelle, le
Tanala est pacifique; mais il est farouchement mépris de justice^
et, homme des maquis du Sud, ne sait point pardonner l'offense*
On se pkint que U Tanala, ne demandant rien à la civilisa-»
tîoiit '^e obstinément notre contact et ne sorte pas de sa Torèt.
(Ma n'est point absolument vrai^ si l'on songe au nombre de vil*
lages qui suiveni gracieusement les méandres delà route comr
merciale de Fianar h Mananzary. Les bourjanes hovas et bet-
sileoe qui remontent du littoral, équilibrant sur leurs torses
Âiaselans un bambou qui supporte à ses extrémités de lourds sacs
de sel, s'y arrêtent pour manger une écuelle de riz et laver leurs
lambas à' la ravine. Et ceux qui viennent d'Âlakamisy et d*Am-
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472 REVUE DES DEUX MONDES.
bollimanga-du-Sud, attelés à des charrettes d^oies, y font halte,
mettant la volaille en liberté. Les oies grasses, en s'éparpillant,
battent des ailes et prennent possession du village avec des fan-
fares de cris; les petits enfans, tout nus, s'apprivoisent avec les
bôurjanes qu'on voit commérer à cjiaque seuil ; on entend par-
tout le bruit sourd du calaou qui pile le riz des voyageurs ; une
abondance inaccoutumée de fumée enveloppe le hameau; et
bientM, dune porte où sont assis, en un boucanage bleu, des
ramatoas et des hommes, s'élèvent des chœurs qui se super-
posent clairement dans Tair doux du soir, comme les hymnes
naïfs de rhospitalité.
V. -^ LE PLATEAU CENTRAL ET LES HOVAS
Le Plateau Central, quadrilatère dont les lignes Est et Ouest
s'allongent trè? droites, s'exhausse de tous côtés sur des talus à
k pic de plusieurs centaines de mètres, vraie « muraille continue
à bastions et à brèches » qu'un système de failles entoure, en
sorte de fossés, d'une ligne d'abimes. C'est là^cfue les Hovas, les
plus avisés et ambitieux de tous les Malgaehes, se sont retirés,
fortifiés, multipliés, aguerris, pour en desendre ensuite, par in-
cursions méthodiques, attaquer et soumettre les Sihanakas au
Nord, les Betsimisarakes à TEst, les Betsiléos au Sud et les Sa-
kaiaves à l'Ouest. L'intérieur même de leur Imerina (Ëmyrne) se
creuse en une grande cuvette d'alluvions où s'étalait autrefois en
lac l'Ikopa qui y serpente autour d'une éminence centrale, Ta-
nanarive, citadelle capitale.
Autour de Tananarive se groupent donc d'abondantes ri-
zières, à la fois grenier d'alimentation et marécages de défense
entre les replis du fleuve. Au delà, une zone de plissemens
bas au milieu desquels se tapissent des villages espacés, une po-
pulation clairsemée : ce sont les glacis très étendus de la province
de Tananarive. Contre la muraille de pourtour se distribuent
circulairement toutes les autres provinces populeuses de l'Emyrne,
marches gardant chacune une brèche en exploitant les ri-
zières des fleuves qui y passent, colonies agricoles et militaires
particulièrement nombreuses dans l'Ouest où la plupart des cours
d'eau ouvrent des passages par lesquels montent les brigands
sakalaves.
Celui qui entre sur le haut plateau est frappé d'abord par la.
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BfÂDAGASCÀB. 173
terre/ d'un rouge de brique : couleur de la sécheresse et de la
guenre; seulement Tondulation des longues collines, chatoyant de
lumière, maintiennent le paysage dans une domination constante
de douceur. Les arbres ont disparu : en ce pays de pluies dilu-
viennes, les rizières sont seules à rappeler les nuances de la ver-
dure ; les touffes de jonc qui hérissent la boue des raarétoges
sont d'un brun métallique; quelquefois, au milieu des savanes
grillées se trouent, comme des mares de feuillages, les levakas^
fossé? humides remplis par des bouquets d'arbres; toujours,
toute l'année, c'est Therbe vivace qui velouté avec des tons de
sécheresse fauve les dos des collines. Il passe de grands souffles
de Talizé glacial sur ces étendues rases où, régulier et violent,
il a laissé son empreinte dans l'éraillement symétrique du sol,
dans Tégueulement des volcans, dans l'orientation des maisons,
dans la direction des sentiers, sur les arbres tordus et crispés,
forçant la végétation arborescente à se blottir sur les pentes
abritées contre l'Est. Le déroulement un peu tremblant des
lignes nues sur le ciel donne froid, tandis qu!au-dessous la terre,
avec tous ses tons de poterie cuite, semble continuellement ar-
d^ite.
Le village hova est rouge.
' C'est dans ces paysages de terre de Sienne empourprée que
s'est élevée au soleil la case hova, pétrie comme une poterie
arvec la boue du sol. Elle n'a pas la poésie de nid de la case ta-
nala, couleur de feuille dans la clairière, ou du boui^ betsimi-
sare enveloppé de bananiers. Construite en pisé rouge, parfois
mauve (vers Fenoarive), plus haute que large avec un petit
balcon gris de la teinte de son chaume et un toit pointu^ elle
jaillit droit du sol qui l'a produite. Elle est le centre d'une
ÎHunense muraille de terre qui s'arrondit autour d'elle, suivant
souvent l'inclinaison d'un mamelon, enfermant parfois un verger
de manguiers. L'instinct hova, qui est de posséder et de dé-
fendre aussitôt sa propriété, se marque puissamment à cet as-
pect féodal de forteresse que prend sa maison dans sa ceinture
craquelée au soleil comme des ruines mexicaines avec des touffes
d^aloès piqués à la base et déchirée en créneaux sur le ciel.
' Quand les maisons se groupent en village, la propriété com-
mune, s'entoure d'un double rang de fossés où pousse une végé-
tation rebroussée, au niveau du sol, selon la direction du vont,
et oii le soleil brille dans dos feuilles mortes. La petite «nté s«*
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i74 REVUE DE8 DEUX MONDES.
troi^Te doac ^wc un terre-pleio pareil à un îlot, avec des portes
dont le cadre est fait de grandes tranches de pierre en menhir
reliées fortement par des racines d'arbres à la terre en motte,
et un énorme disque de pierre, qu'on poussait le soir, fermait
cet enclos comme un parc contre les attaques nocturnes. Au
milieu du village (Soamama), de grands arbres dont la base
est enveloppée de terre qui fait banc, avec quelques sièges de
pierre en tronc de colonne, encerclent une place : c'est celle
des réunions où pérore Téloquence hova, non point claire et à
facettes comme dans les agoras grecques ceintes de murs cubiques,
mais insinuante et rampante comme les racines des amontanas
sax^rés que Ton a portés là et plantés à la création du municipe
et qui envahissent la place. Quand la cité couronne un rocher,
un sentier tournant en labyrinthe entre les pêchers et les man-
guiers conduit & une terrasse d'où les habitans dominent les
sentiers de la savane et découvrent de loin l'ennemi (ILafv,
Âmbohimanga).
Dams les plaines,^ au fond des vallées, le voisinage de la ri-
zière quadrillée avec régularité accuse la géométrie des con-
structions ho vas. Elles prennent bientôt un caractère de b&tisse
militaire que renforce l'impression de campement donnée par
Tabsenee d'arbres et la perspective des étendues désertes au mi-
lieu desquelles elles sont perdues, postées en sentinelles comme
de grands bivoua^cs silencieux de guérites en boue aux contours
da la route. C'est surtout au soleil couchant que l'on comprend
la beauté de ces villages. Alors le rouge des maisons sur les col-
lines blêmit, rentre dans la coloration profonde du sol. Tout
autour, les herbes, les arbustes, la brousse s'avivent d'un jaune
d'or. Le village s'appuie, en s'y cachant, sur un flanc de col-
lines k renflemens nus et lourds. Et il arrive très fréquem-
ment qu'au-dessus émergent lentaoïent des cumulus qui, domi-
nant ces mamelons roux et poreux, prennent la consifstance
de montagnes de marbre, et celles-ci, au lieu de pftlir, affectait
sur leur bosselage massif des reflets vermeils. Il est émouvant
de voir le petit village de l'Emyme, réduit à ne paraître qu'un
soubassement de glaise, supporter l'édification gigantesque de
ces nuages. La vision devient grandiose et s'éclaire à la façon
spacieuse et dorée des anciens tableaux de bataille : avec env^"
gure Tàme se déploie sur ces étendues, rases comme des champs
de combat pour les charges sombres et éblouissante» des orages.
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MABAdABCAR. 175
L'Emjnrney aussi bien, est peut-ôtre dans le monde le plus
terrible champ de bataille des nuages. Toxâs les jours pendant
la moitié de Tannée, des orages éclatent à midi; des pluies
diluviennes s'abattent soudain, à faire déborder en quelques mi-*
nutes les ravines où roulent les roches ; dans un fracas mul-
tiplia par tous les échos de ces parois nues de montagnes, la,
foudre sillonne inlassablement Tespace pendant plusieurs
heures, incendiant des maisons, tuant des hommes et des boeufa
affolés.
On retrouve dans la capitale Tananarive les caractères du
village hova, mais royalement développés. Elle est une vaste
eité, révélant par son originalité impérieuse la puissance d'une
authentique civilisation et par sa grandeur, par la multipli<^ité
des quartiers toujours en construction, une importance qu'ont
déterminée toutes les conditions, géographiques, économiques^
politiques. Cette civilisation est celle des Hovas ou plus propre-
ment Mérinas (1), sans doute malais, javanais ou cambodgiens
(présentant parfois des types japonais parfaits), en tout cas apparu
tenant au grand tronc mongolique, les yeux allongés et bridés,
les pommettes saillantes, les cheveux raides et lisses, le teint
cuivré : portés sur la côte malgache vers le xvi* siècle et ne
pouvant retourner à TOrient à cause des courans, ils souffrirent
de la fièvre sur le littoral, se réfugièrent dans Tintérieur et y
dominèrent les indigènes. On a prouvé qu'ib avaient adopté U
langue, étrangère pour eux, de ceux qu'ils avaient vaincus et qui
étaient bien moins intelligens qu'eux : nous en pouvons conclure
qu'ils (liaient beaucoup moins nombreux, en outre probablement
sans femmes. Il leur a donc fallu un réel génie politique pour
imposer aux populations autochtones du Plateau Central qui vi-
vdent dans une anarchie patriarcale la monarchie fortement
centralisée Ils superposèrent à l'esprit malgache un esprit tout
asiatique, d'autocratie et d'intrigue, fait de souplesse et de per«
fidie autant que de servilité superstitieuse. Ils gardèrent tou-
jours pour la monarchie un respect sacré, au point qu'en 1830,
lors des assassinats dynastiques, les membres de la famille royale
(1) Outre let ouvrages déjà citée, notamment le très beau livre de M. Gautier,
il y a BUT les Hovas le précieux ouvrage de Jean Carol : Chez les Hovas; — du
k. p. Piolet : Madagascar et les Hovas ; — le Madagascar au XX* siècle, édité chek
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17H REVUE DES DEUX MONDES.
fiii>éilt noyés' à raide de fourches en bois afin que leur sang
Bacrè ne fût pas répandu par la main d'un sujet.
En considérant 1« caractère militaire et féodal des Hovas, on
mesure, avec leur supériorité, combien ils diffèrent des autres
raceà malgaches, ainsi que de celles que nous avons prises comme
types parmi les populations de la côte et de ia forêt, les Betsi-
misarakes et les Tanales. Mais quand on les examine à l'abandon
dans' leurs cases, ces maisons de style cambodgien dont l'élé-
gante simplicité a un dessin presque norvégien, on est surpris
de les voir se laisser enfumer comme des sauvages, leurs hautes
formes blanches accroupies contre le feu : ce sont des frileux,
sans cesse tremblant dans leurs pagnes trop légers et humides,
ces émigrés qui n'ont pu s'acclimater ni à la température, ni
au sol, car ils s'impaludent plus encore que l'Européen, même
sur le Plateau Central. Ils sont donc restés des étrangers mais
des maîtres, car leur capitale, unique dans toute l'Ile, domine le
pays et s'attire l'admiration de tous les Malgaches.
Tananarive est, par excellence, et à vous en laisser une image
typique et obsédante, la Ville Rouge. La permanence des tons
pourprés des maisons, leur architecture pointue, les raidillons
qui chutent entre de hautes parois de murs orange déchirés par
des touffes d'aloès, font vivre l'imagination dans une vision de
métropole mexicaine ou péruvienne. Au milieu de ces maisons
de- terre percées de rares ouvertures sombres qui semblait des
trous de fourmilières, on voit circuler comme des termites blancs
mille petits points clairs qui se* déplacent, se rejoignent, se
croisent; on en voit dans les portes, on en voit à la file dans les
sentiers & pic, on en voit attroupés sur la route et au bord du
lac : c'est l'impression d'une grande termitière rouge en travail.
Elle est surtout frappante quand on découvre de haut le Zoma
(marché) qui, avec son alignement de toits de paille d'un gris de
nids de guùpe, grouille d'un monde blanc de larves piquées de
tètes noires.
Du haut du Rova (palais), des suprêmes terrasses de la col-
line de Tananarive, on domine de toutes parts l'Émyrne, qui,
ainsi, est bien « le pays élevé, d'où l'on voit de loin, qui est vu
et découvert, » comme l'indique son nom. On est d'abord saisi
d'une ivresse grandiose d'espace et de vent et, dans l'air toujours
claquant de fortes bourrasques, l'on a seulement la sensation
vertigineuse de dominer le royaume rouge qui, tout nu, s'étend
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MADAGASCAR. 177
3.UX pieds comme ime proie facile aux conquêtes et aux grands
travaux. Quand, s'attachant à examiner le pays, on se penche
pour mesurer Tabîme au centre duquel s'exhausse Tananarive,
c'est la descente rocailleuse d'une terre usée par le soleil que
retiennent en s'y accrochant de^ amontanas trapus et des ayiavys
à feuillage épais et endurci par la brise : ces arbres sacrés,
admirables par leur ténacité et la rugosité de corail qu'ils
prennent à être continûment baignés dans les vagues de ces
vents siliceux, contiennent le Rova, barricade de végétation
nationale à la colline royale. On est là perché comme dans une
aire de feuillages religieux. C'est à travers leurs branches qu'il
faut regarder les plaines historiques de l'Ikbpaetde Miandrarivo.
A l'Est, du côté de Mazoarivc, se convulsé un panorama
. rouge de terres hérissées et déchirées qui semblent saigner, plus
vif chaque fois que le soleil sortant d'une nuée d'orage s'abat
sur le sol, y donnant de vrais coups de griffe de feu. Par del^
des villages arrondis comme de grands plats de terre cuite dans
leurs enceintes ocreuses, monte une colline écarlate où les sen-
tiers s'incrustent en grenat, où les talus des terrasses, les murs
d'enclos, les saillies des maisons s'accusent dans un relief pourpre.
Seuls des bananiers effilochés, de maigres rizières avec un dessin
^^ pièce de tapis-mendiant, des vergers de lourds manguiers dis-
^^^ïiinent des taches de végétation olivâtre. Le lac d'Ambohipo,
^^^nx bleu de granit, s'encastre comme une pierre de tombeali
^*^tre ces tumulus d'argile. Les étangs de Mazoarive, couleur
* ^tephalte, s'égrènent comme un chapelet de menues mers-
'^^l'tes. A côté, d'autres montagnes sont taillées à la hache^ cre-
^^^sées de grandes balafres où semble s'être caillé ce sang de la
^^ï^« ardente, ou bien ravinées de nuances dorées ou cuivrées
^^iv-ant l'œuvre d'érosion. Et par delà des carrières éventrées,
^^ soulèvent comme d'immenses ruines mexicaines des blocs
*^^^sifs de brique, de grandes falaises orangées à pic, avec des
^^tk:rures dans les remparts comme un travail sauvage et brutal
^ attaque et de brèches.
De l'autre côté, à l'Ouest, c'est le vaste camp pacifique des
^*î^res qui s'étend jusqu'à un horizon très reculé de montagnes
^^^•-^. lignes de tentes par-dessous des nuages enroulés. On l'ad-
^^"^"Te en général quand le riz a levé et qu'il roule à la brise ses
^^ppes vertes, mais il est plus beau encore quand, en août, après
*^^ xude labour, se dessine militairement le réseau des rizières
TOMB xxxvii. — 1907. 12
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Y*i^:
178 REVUE DES DEUX itfOJNDES.
autour du lac Anosoy hexagonal, quand TaUuyion est soulevée
et cassée en mottes épaisses, quand, dans la terre noire retournée,
les canaux rectilignes luisent comme Tacier des socs. Lentement
la nutritive graminée croit; sur la plaine rayée comme une soie
malgache tes semis verts allongent leurs brins, tressent leurs
nuances émeraudées et dorées, au milieu desquelles les robes dea
indigènes parsèment des points blancs piqués là dedans comme
les perles dans les rayures des très vieux lambas royaux. Et c'est
bien ainsi, comme il apparaît par le style des Tanlara ny
andriana^ que les yeux des monarques javanais, aimant con-
templer leurs terres autant qu'ils adoraient s'envelopper d'étoffes
aux nuances entre-croisées, voyaient leur immense et précieux
domaine.
Cette situation privilégiée entre les douze collines qui se sou-
lèvent au centre de l'Imerina valut à Tananarive d'être choisie
pour capitale par le roi Andrianampoïnimerina. Et lui-même
autour d'elle soumit les provinces et, ayant créé l'unité hova^
fit rayonner la puissance hova. Il attesta dans cette œuvre un
génie audacieux et fécond qui sut donner à son peuple une pros-
périté dans le travail dont il garde fidèlement le souvenir» per-
suadé qu'elle ne reviendra jamais plus. Il reste dans les mé^
moires pieuses l'Ancêtre entre tous sacré ; il est l'expression la
plus haute du génie d'une race ab&tardie, mais souple et riche de
miUe aptitudes. Sa vie est l'illustration de ce génie, elle en fait
mesurer la variété ; et, en éveillant le respect pour un passé
admirable, elle est plus suggestive que rien autre pour la médi^
tation de l'avenir.
Il naquit à Ambohimanga (vers 1745). L'heure, le jour, le
mois l'annoncèrent « belliqueux et redoutable» à la superstition
de tout le village. De tels présages imposent ordinairement à
l'enfant un nom désagréable, choisi intentionnellement asses
laid pour repousser le sort. Il entra donc dans la vie avec le nom
de Ramboa^ ce qui veut dire chien^ et dès ses premiers pas,
d'heureux augures se levèrent autour de lui. De grand b amonr
tanas noirs au feuillage dur, tordant des branches étendues et
pesantes comme chargées de passé, portant cimentés entre leur»
racines tortueuses les fondemens des cases royales et dans leur
frondaison des nichées d'éperviers, oiseaux royaux, paraissant
eux-mêmes être les descendans d'une puissante dynastie végétale,
ombragèrent son enfance de petit-fils de roi, tour à tour aussooH
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■AIUGASGUU 119
brie pw les m^iaces innombrables des sorciers prédisant à
l'enfant la mort dans un fossé et éclairée par les paroles des
devinf promettant à sa virilité le plus sublime des destins. Il
grandit, sachant qu'il portait « la bénédiction heureuse de ses
ancêtres, » mais la défendant par des amulettes sakalaves dont
il était couvert contre un univers dangereux.
Nul village n'aurait pu mieux qu'Ambohimanga former à la
volonté et à l'orgueil la jeuue âme du futur roi : il est taillé dims^
le revers d'un grand rocher qui, nu du côté de la plaine, hérissé
seulement de erôtes végétales, ressemble de loin « à la hure
sombrement bleue d'un sanglier qui renifle le sol. n Sur ce ver*
sent où les arbres ont pu pousser parce qu'ils y étaient abrités
de l'alizé, un village, abrité de l'ennemi, a pu s'étager dans sa
«• forêt bleue. » Inrisible de toutes parts, il jouit sauvagement de
se savoir caché et de découvrir toute la terre jusqu'au jisrog
lumineux de l'Ankaratra posé sur les bosses de la lointain»
Émyrne, à l'Est, et jusqu'aux mamelonnemeM énormes et
(^diirs des horizons sakalaves, h TOuest. On s'y cfoit en forêt,
sous les ombres mobiles des feuillages, mais on marche sur du
granit ; dans leur enracinement au roc, les arbres ont pris une
dureté minérale. A de grosses pierres maçonnées furent ados-
sées les maisons royales ; des escaliers fouillés dans le granit
y accèdent, et de longs couloirs sont tranchés dans les remparts.
Parmi les vieux arbres des ancêtres qui ont triomphé de la ma^
tière ingrate, au sommet des blocs lourds l'enfant respira l'ahr
des cimes, laissant l'espace dilater son âme tandis qu'il avait
au-dessous de soi le spectacle d'ordre et de hiérarchie que com-
posaient les terrasses en escaliers où se rangeait le peuple, au-
dessous des palais de chaume^
Le grand-père s'endormit dans la mort, après avoir indiqué
Romboa comme successeur. Près d'un oncle qui disait ourer^
tement ne pas^ entendre « ramasser des sauterelles pour les
enfans des autres, » le Chien souffrit, dans une tension à ne
jamais se départir de sa méfiance et à tenir prête une inépuisable
ressource de ruses. Parce qu'il sut s'arrêter h temps pour s'êter
une épine du pied et se dérober négligemment, il revint sain
et sauf de promenades où son oncle avait décidé de le lancer
dons l'atome ou de l'enfoncer dans une rizière. La garde invisible
d'un peuple fidèle aux volontés de son grand-père et qu'il
sentait dévoué à son enfance harcelée, encourageait son talent à
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180 REVUE DES DEUX MONDES.
défendre sa vie. Un jour que Toncle excédé, décrétant ouverte-
ment sa mort, fit porter à sa case le cercueil d'argent qui devait
contenir ses restes, on ne trouva plus Raniboa. Loin d'Âmbohi-
manga, s'étant exilé lui-môme, il errait dans la plaine. Or il
advint qu'il s'arrêta près, d'une rizière et qu'il y eut là un homme
d'Âmbohimanga pour lui dire, après l'avoir interrogé : m Ne t'en
va pas, tu seras roi. » Une révolution éclata alors spontanément
dans ce sombre village de pierre où sous, la royauté, une con-
spiration emmêlait depuis longtemps de secrètes racines. Le
Ghien fut sacré roi. Dans l'ombre de son avènement, il y eut
des meurtres : un de ses oncles, suspect de lui avoir été défavo-
rable, précipité de son lit, fut maçonné dans un tombeau ; et le
peuple révolté tira une cruelle vengeance du roi découronné.
Elle était close la douloureuse période de sa vie que Ramboa
décrivait de la sorte sur un rythme de lamentation: « Il m'a fallu
balayer l'emplacement environnant la maison. Il m'a fallu lutter
contre ceux qui assiégeaient ma porte pour installer mon mé-
nage. J'ai vomi et le foie et le fiel avant de pouvoir acquéril* ce
que je possède. J'en ai vu de dures, et j'ai mangé la chair et
bu le sang d'animaux inconnus. »
Ramboa roi, ainsi était accomplie la volonté de l'aïeuL, qui le
premier avait eu pour rêve l'unification de l'Émyrne, le groupe-
ment de toutes les collines puissantes arrondies en cercle sur
le plateau, et dont les roitelets ne cessaient de guerroyer pour
se voler les troupeaux. C'était non seulement le rêve de laïeul,
mais, pour ainsi dire, la traditionnelle aspiration du village
même, qui, ayant déjà réussi en soi une concentration de coteaux»
souhaitait centraliser la contrée.
Derrière les cases royales, au sommet d'Ambohimanga, il est
un endroit où les arbres reculant devant un précipice, l'on se
trouve soudain par-dessus l'abime en face d'un pays immense :
des vallées descendent sur la plaine avec des inclinaisons dé
lignes. symétriques, les mamelons répètent des formes iden-
tiques dans des ombres égales ; les collines courbes se subordon-
nent dcms une harmonie profonde; les villages qu'on aperçoit
sur les hauteurs dans leurs enclos d'argile occupent une place
analogue : tout concorde au spectacle d'une admirable unité de
terre. La nudité de l'espace invite l'âme à le posséder; la dis-
tance s'efface, tant la limpidité de l'air met le rêve à portée de la
main. Le rouge avec ses chatoiemens illumine le cœur d'une
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MADAGASCAB. 181
convoitise royale. Cependant, des papangues montent des pro^
fondeurs, montent et bercent au ciel de grands vols circulaires
avec la satisfaction de planer sur un pays clair en y guettant
obliquement la proie... Sur ce rocher, Andriana venait souvent
méditer, le regard bondiss^mt par-dessus l'étendue passive pour
se fixer passionnément à la colline obscurcie en bleu par la dis-
tance juste vis-à-vis Ambohimanga. Ce rocher bleu parmi
dautres rochers bleus, cette Tananarive qu'on appelait alors
Alamanga, il fallait se Tallier avcmt d'entreprendre l'unification
du reste... En vérité, nul spectacle n'est plus propre à enivrer
l'ambition et à la précipiter à l'action : cependant, sept ans, pa-
tiemment, il prépara son œuvre, se faisant des alliés des roite-
lets de l'Émyrne, garcmtissant par des forteresses l'Ouest et le
Nord contre les attaques des Sakalaves et des Sihanakas, se
composant un conseil judicieux et sûr de douze chefs. Lorsque
les Dieux et les Ancêtres eurent indiqué à Ramboa que l'heure
était venue de laisser son rêve longtemps contenu s'avancer sut*
la plaine, enhardis par leurs amulettes sakalaves, rampant sous
ies broussailles aux pentes boisées de Tananarive, les guerriers
d*Ambohimanga, invisibles, surprirent la ville. La petite vérole
y sévissait, qui bientôt décima les conquérans; et Tananarive
fuft perdue. Mais le siège recommença : du rocher chauve,
pendant trois mois, tous les jours, Andriana surveilla de loin
inaction de ses dévoués soldats Tsimahafotsys. Quand,^du fond de
l'horizon bleuâtre, la nouvelle brillante monta vers lui que la
^le avait été prise, sa poitrine se dilata, il vit soudain clair
dnus l'avenir et prononça ces paroles qui élargissaient encore
^^ destin : « Ne pillez que les poulets ; le royaume est à moi
^i/ous les Merina sont mes en fans. »
Maître de Tananarive, il fit de cette éminence médiane, pro-
^S^e d'une part par un bloc de monts effroyablement abrupts,
^^f ^ndue de l'autre côté par des terres si planes et si basses au-
^'^^sous d'elle que tout mouvement s'y signalait de loin dans la
^'^xisparence de l'air, la capitale de toutes les collines environ-
^^^^K^tes. Génie d'espace, qui avait choisi l'aire inexpugnable avant
^^ rayonner, il portait une ambition qui, analogue au vol de
^^pervier, s'étendait toujours par cercles concentriques. Le
^OT?a royal était ^u milieu de Tananarive ; Tananarive était au
^^^lieu de TÉmyrue ; il fallait que l'Émyrne devînt le milieu
^* Un royaume immense qui n'aurait (( de limite que la mer. »
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182 REVUE 0BS DEUX MONDES.
Il se voyait roi d'une terre ronde c< au milieu des tolreM des
eaux. » Il souleva les Merinas casaniers en d'innombrables
guerres. « Il n'y a point de forêt que je n'aie traversée^ point de
colline où je n'aie combattu, point de montagne que je n'aie
escaladée* » Le a taureau aux grands yeux, » comme il aimait à
se désigner, entraîna ver» les plaines fauves, par delà les défilés
des monts, jusqu'autour de lacs herbeux, les chai^^ de ses
« vieux taureaux >i qui étaient ses chefs. Et ce fut Tépopée de la
sagaie à large pointe, de la lanee frémissante, du tromblon à
crosse de fer, du lourd tambour en cuir de boeuf, dont le mugis^
sèment faisait fuir les races craintives devant les peuples du
centre riches en bétail.
Ainsi que l'avait prédit l'augure, le moment vint oii, du haut
du Rova, il put s'orienter dans son royaume, se tourner vers les
quatre points cardinaux sans sentir son amour impérial de
l'espace refoulé par quelque frontière hostile. Â l'Est, les Beza*
nozanos s'étaient soumis, lui envoyant en hasîna (taxe de sou-
mission) ia chaîne d'argent massif. Au Nord, les Sihanakas
superstitieux reçurent la loi qu'il leur fit porter par son sorcier.
Au Sud-Est, par une lutte de messages imagés, par un combat
d'énigmes, il assujettit le vieux roi rusé du Vakinankaratn. A«
Sud, par la diplomatie, il acquit la suzeraineté des Betsileos, de
ces « seigneurs riches en bœufs » qui vivent tranquillement an
creux de leurs longues vallées douces, dane l'ignorance de leurs
richesses. Quand il se tournait vers l'Esté ver» le siUage ior*
tneux de l'Ikopa argenté, il envisageait les Sakalaves, cette
race abondante, batailleuse et fanatique, d'une cruauté léges-
daire, qui occupait avec force tout le littoral que l'activité arabe
reliait à la côte d'Afrique par un commerce de boutre»* II
avait invité leur reine à monter en Émyrne : elle était entrée
dans Tananarive au milieu d'une innombrable escorte de Saka^
laves qui, grands, musclés, n'avaient pas iMssé de terrifier
par leur visage sombre et arrogant les populations pâles da
l'Émyrne. Mais le peuple d'Andriana le Désiré apprit qoe la
reine de Boina lui avait apporté en hommage des canons, dei^
fusils, des barils de poudre, la richesse de la cMe. Et les pay»
s'étaient liés. Aux rois qu'il avait vaincus, il avait demandé ime
fille qu'il avait jointe à ses épouses; aux roitelets qu'il voulait
s'attacher, il avait donné des nièces en mariage. Ainsi la terre,
circulairement, lui appartenait. Et il put dire : « L'Imerina, I»
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r^-^:'
BUDAGASCAR. t83
terre et le royaume sont à moi... mais je vais faire la division
de la terre en distribuant proportionnellement par lots, afin que
TOUS fassiez mon service ; ainsi je veux que vous ayez part égale,
6 mon peuple, je vous donnerai les vallées et les marais parce
que c'est moi le Seigneur de la Terre. »
Dès lors, après avoir promené son peuple de campagne en
eàm pagne en dehors de FÉmyrue, il s'appliqua, avec autant de
passion^ à Ty fixer par Tagriculture. Le temps de la guerre était
qIqs; le sagayeur devait prendre ïangady dans ces grands
champs de manœuvre que sont les rizières. « Les guerres sont
£ïiies, le pays est pacifié... et d'ailleurs tant qu'il y aura des
liommes dans mon royaume, je n'ai peur d^aucun être vivant, tf
Hon seul ennemi, c'est la famine, et celui qui ne travaille point
pactise avec l'ennemi et lui ouvre les portes du pays. » Trans^
iormant en activité pacifique la fièvre guerrière de son peupla
encore surexcité, il sut montrer au Merina la beauté martiale du
travail : « Plantez du riz et mettez beaucoup de fumier, plantez
aussi du manioc, des patates, du maïs... Les racines de manioc
sont les colonnes de mon empire, ce sont mes soldats dans la
bataille contre la famine, » Ce fut une organisation toute mili-
taire de l'agriculture. Le chef de village, comme un chef de
section, était responsable du labeur de ses hommes, devait
régler sévèrement leur vie dans les sillons, n Si vous voyez un
individu dormir après le lever du soleil, rouez-le de coups;
oelui-là n'a pas le droit de se reposer, qui n'est pas capable de
planter un pied de manioc. » Tous les Merina, à cinq heures
du matin, étaient debout dans les rizières. La loi avait prévu
Wft cas de désertion : « Si un homme veut changer de champs»
ce sont des prétextes pour ne rien faire ; tous Jies champs de
mon royaume se valent ; les Merinas sont des œufs qui ne
doivent pas changer de couveuse. » Afin dé demeurer en relation
constante avec le& troupes de sa grande armée agricole, il avait
ii^stitué des inspecteurs qui faisaient des tournées générales et
^ renseignaient sur les cours des marchés dans lès villages.
S'ils avaient monté, il convoquait le fokon' olona : « Vous ne
Hvaillez, pas, les vivres sont hors de prix chez vous ; si les
^urs ne baissent pas rapidement, je vous fais pilier par mes
^Idatg. » Comme exercices destinés à assouplir et à stimuler
les énergies, il avait créé les paris agricoles, par quoi les vil-
■%o& 6& provoquaient, se défiaient au travail : « Si vous tra^
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tfcv.
{84 REVUE DBS DEUX MONDES.
vâillez plus que nous, disait Tun à Tau tre, nous sommes des
porcs, qu'on nous lapide! » L'enjeu était un bœuf gi^ qu'on
ndangedit en commun. A l'époque des semailles, tous les ans,
une distribution solennelle de bêches, que les Merina conser-
vaient dans leurs cases comme une décoration, lui permettait de
passer lui-même la revue de ses troupes. Lui qui, gradin par
gradin, avait élevé son royaume, leur disait en remettant la
bêche : « Vous conmiencerez par acheter un poulet de quelques
sous, puis ime oie, puis un mouton, un bœuf, et, enfin, un
esclave... Si je vous donnais de l'argent, vous le dépenseriez;
vous achèteriez un lamba qui s'userait vite ; au lieu de cela, jo
vous fais présent d'une bêche : c'est elle qui vous nourrira. »
Gomme il était resté foncièrement fidèle à la tradition de rudesse
ancestrale au point d'interdire l'accès de l'Émyrue à l'Européen,
il ne cessait de condamner la vanité du luxe : « Tu portes des
bracelets aux chevilles et aux poignets, des perles et des rubans
dans les cheveux; mais, dis-moi, que sert de te parer ainsi si tu
as le ventre vide? » Ainsi encore, énergiquement, il réagissait
contre la tendance orientale des Merinas à se parer avec une dé-
licatesse, de femmes. Des comices immenses rassemblaient sur
les places de Tananarive tous les cultivateurs et les fruits les
plus beaux du sol. « Je n'exige rien, avait dit Andriana, ce n'est
pas un iïnpôt; je suis plus riche que vous et n'ai besoin de rien.
C'est un témoignage spontané^d'affection que je vous demande :
le fruit de votre travail, rœmTe de vos mains, voilà ce que
j'aime. »
De tous les rebords de la terre les Merinas accouraient à ces
fêtes, dans des iambas couleur de rouille, la chevelure cou-
ronnée de fleurs écarlates, de feuilles et de lianes; les femmes,
aux tresses lisses et lourdes, venaient dans leurs voiles blancs,
laissant pendre de leurs doigts des grappes pâles de daturas ; les
mains des enfans étaient pleines de corolles rosées. Dans un
palanquin on voyait une fois arriver, soutenu par huit hommes,
une racine de manioc énorme qu'avait obtenue l'effort d'un plan-
teur. Lessobikas de paille déversaient en piles sur les nattes fines
toutes les variétés précieusement maniées du riz madécasse, les
oranges, les ananas, les mangues, les fruits qui mûrissent avec
les couleurs orangées de l'aurore cl ceux qui ont l'éclat sombre
du soleil couchant sur la terre pourpre. Au milieu d'un peuple
fervent qui, suspendant son bavardage bruissant, courbait le
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MADAGASCAR. V 485
dos en salutation devant son passage, Andciana le Désiré distri-
buait des cadeaux, un pot de miel, un chapeau rouge, un lamba.
Du haut du rocher d'Andohalo d*où il surgissait «. comme un
taureau sur la plaine, » il parlait à la foule : « Bravo! vos
femmes et vos enfans n'auront pas le ventre vide! Il n'y a rien
Je tel que d'être plein! » Et il célébrait avec force la santé: « Je
suis heureux de vous voir luisans et gras, bien ronds et bien
pleins, ronds et forts. » Cét^italord» qu'il sentait que la plaio»
de rikopa était vraiment, dans sa fécondité, « le Ventre de l'Ime^
rina, » et que sa royauté, s'éievant puissante et pleine sur l'éten-
due de la terre malgache, était vraiment la « Bosse du Bœuf. »
Il jouit physiquement de cette domination qu'on tient à l'or-
dinaire pour le privilège moral des souverains: du haut du Rova,
il domina son peuple sur une immense superficie; il put le voir au
travail' jusqu'aux horizons, semé en mille petites taches blanches
sur les rizières qui reflètent la lumière bleue du ciel; il put con-
templer au-dessous de lui la paix et le bonheur de rÉm}nrne. Il
aima se sentir « le Père des Merinas, » se dire qu'il rendait
« son peuple heureuif, » et qu'il était le '< Désiré de l'Émyrne; »
après' la loi du travail, il lui avait donné la loi d'amour. HisKut:
(c Un arbre seul ne fait pas la forêt... Un homme seul ne peut pas
bâtir un tombeau, )) il avajt ordonné que pauvres et riches s'as-
sociassent pour aider celui qui élève sa maison ou coustruit uh
tombeau, que le riche laissât Tindigent jouir de sa maison et de
9on riz, que toute inimitié disparût devant la mort. Au bas du
Hova, sous des toits en bambou vivaient dans la tranquillité ses
tribus d'esclaves, les descendans des Vazimbas crépus qui
avaient cédé & l'audace et à Tingéniosité des Merinas la richesse
des terres. Il savait respecter et admirer en eux le legs du
temps : « Ils sont à la fois héritage et conquête ; ils sont comme
des bijoux qui vous viennent des ancêtres , comme un lamba
épais qui protège contre le froid et la gelée; quand il fait chaud,
ils sont comme une couche moelleuse sur laquelle on goûte
le repos; ils sont un ornement et une gloire. » .
Ce qui l'empêcha toujours de se griser de sa grandeur et de
8e pervertir en ces caprices tyranniques et cruels où ses descen-
dans trouvèrent l'impopularité et la mort, ce fut la merveil-
leuse conscience qu!il garda de la mission du roi : la royauté
e8t un héritage laissé par une vénérable série d'ancêtres qui se
Confondent dans le lointain des temps avec des dieux sévères et
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~1P^1^^
166 REVUE DES DEUX MONDES.
bienfaisans; son but, c'est le bonheur du peuple. <( Quand le roi
est mauvais, la terre se couvre de longues herbes. » Le souverain
appartient au peuple : « Il n'a ni parens, ni frères, ni sœurs ; ceux
qui approuvent les lois sont ses parens. » Sa famille est grande:
<( Il ne faut pas imiter Je petit insecte qui ne connaît que le trov
par où il peut pénétrer : ne fais pas comme celui qui n'est sen*-
eible qu'aux souffrancjes de ses enfans. » Mais tous doivent se
courber devant son autorité sublime : « On ne peut pas faire
avec lui comme le son je qui veut dépasser le bananier, ou
comme le rejeton qui veut dépasser Tarbre qui Ta produit; on
ne saurait mettre des bornes à son autorité^ car c'est à lui
qu'appartiennent et la terre et le royaume. »
Ce monarque orgueilleux qui vivait dans la contemplation
quotidienne d'une race qu'il jtvait faite pacifique, laborieuse et
riche, dans le souvenir de ses conquêtes ascendantes, dans la
vision d'un agrandissement progressif de son royaume jusqu'à la
mer, habitait, sur la terrasse du Rova, parmi des arbres, une
petite case en bois dont l'intérieur était noirci par la suie.
' C'est dans cette demeure sombre et vide comme un tombeau
qu'un soir, sentant que « la maladie allait fixer son sort, » Ân-
driana convoqua, autour de son grand lit perché, ses femmes et
ses enfans et, s'adressant à Radama, dit: «0 mon fils atnél
Comme tes traits me charment ! Tu ne ressembles pas aux autres
hommes! On dirait un dieu descendu du ciel!... Je ne meurs
pas dès lors que tu vis, car j'ai en toi un taureau digne de me
succéder... 0 Radama! voici que nous deux nous sommes inti*
mement unis. Ne sois donc pas un indigne successeur d'un père
parfait et de nos ancêtres, car cette terre ne nous appartient pas»
mais elle nous a été donnée par Dieu I » Il affirmait sa survi«
vance : « Les morts ont des successeurs, et les vivans repro^
duisent leurs images en enfantant des remplaçans. »
Ce que nous montre le règne d'Andrianampoïnimerina, ce que
Tananarive, ville qui s'échelonne par gradins de maisons su-*
perposant leurs terrasses jusqu'au palais de la Reine, révèle
d'une leçon puissante et méthodique, c'est la passion instinctive
de l'imagination et de l'esprit hovas à tout concevoir en hauteur,
en étages, en amphithéâtre. La rizière hova, en escalier de
plates-bandes, s'élève jusopi'au coteau que commande la haute
case de boue avec son balcon. On voyait en ville, près des mai-
sons, des terrasses, — fijéréna, — où, au déclin du jour, les ci-
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MADAGASCAR. 187
tadins aimaient à s'asseoir pour regarder au-dessous d'aux.
L'ambaniandre (1) a, pour ainsi dire, i'&me d'un habitant de
jardins suspendus : il éprouve une très douce satisfaction intel-
lectuelle à se sentir au-dessus du niveau de la plaine, k voir les
Biouvemens des gens ou les jeux de la lumière se déplacer sur
U terre. Porté dans le filanzane, il domine encore le sol qu'il ne
touche pas des pieds, ce sol de l'tle où il monta aux cirques les
pl\i8 élevés. ='*•
Quand les Hovas se réunissent, il est curieux de les regarder
se ranger d'instinct en amphithé&tre. Qu'il s'agisse d'un bœuf
fu'oB va immoler sur une pelouse, ils ne se disposeront pas
en cercle autour du spectacle, mais ils vont asseoir leurs
lambas clairs l'un au-dessous de l'autre, au caprice pittoresque
A'un versant de colline, parmi des roches et des arbustes, et
s'immobilisent dans cet ordre oti on les sent goûter le plaisir de
^ voir étages en rangs de cirque. De même, quand on va
ehanger de tombeau les restes des ancêtres, les amis conviés par
la famille recherchent la pente d'un coteau pour assister de
haut aux danses de l'adieu. ATananarive, qu'un rassemblement
se produise en pleine rue, on note qu'immédiatement les enfans
Tont formel un premier gradin, les adolescens et les feminés un
second, et les grands vieillards un troisième. Lorsque le dimanche;
les ramatoas vont entendre la musique à la place d'Andohalo;
^ perçoit le bien-être, quasi artiste, qu'elles ressentent à
8 asseoir l'une au-dessus de l'autre et k écouter, en ramenant
« une main sur le visage orangé un voile bleu pâle ou vert tendre,
'^ harmonies d'orchestre qui montent en superpositions
aériennes. L'imagination, pour ainsi dire, amphithéfttrale des
Hovas a conçu le tombeau à l'image de la maison, de la rizière,
de la ville : il est formé par teois terrasses surajoutées au-dessus
desquelles se dresse une large dalle. Là, dori::?nt les générations
jûae au^essous de l'autre, tandis que leurs ombres séjournent
™^ J*une des trois zones circulaires qui s'étagent autour d'une
'"^'^«agne sacrée de la forêt du Sud.
A. Cette vision architecturale des choses correspond une men-
, foncièrement éprise de hiérarchie : comme la ville hova
^ .^^^ escalier de maisons, la société est une échelle de classes,
^^iste un rapport si étroit entre la structure de la ville et la
») ïsr
om noble du Hova; littéralement celui qui ett tou$ le eiel.
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i88 REVUE DES DEUX MONDES.
structure sociale qu'à Ambobimanga, — le Versailles de la race
hova, — les maisons étaient échelonnées d'après le rang social des
habitans. On comptait trois classes : celle des princes, celle des
nobles et celle des esclaves, enfermée chacune dans des bornes
infranchissables. Dans Tarmée, dans le fonctionnarisme les
Hovas ont institué les honneurs qui établissent des gradins : ces
honneurs s'étageaient jusqu'au nombre treize. Les titres com-
poi^tèrent toujours une idée de hauteur par rapport au ciel : ce
sont « les fils d'en haut, >> a les fils de haut rang, » « ceux qui
sont sous le ciel. » Le roi tenait le suprême échelon : « Tout
le royaume est une échelle, dit une poésie hova, qui ne fait pas
broncher et qui ne fatigue pas celui qui la monte. »
Ce penchant à aimer ce qui se dispose, s'édifie et se classe
par étages, on le retrouve encore dans l'habitude malgache de
citer et d'évoquer toujours les ancêtres : ils se conçoivent pour
ainsi dire en amphithéâtre dans le temps. Au-dessus de lui, le
Hova place l'aïeul et il sait le nom de celui qui a précédé
Taïeul : marche à marche, il remonte Tescalier généalogique.
Voyez quelle architecture de souvenir représente le discours
d'éloge que le peuple devait prononcer à voix basse quand la
Reine traversait la ville : « C'était d'abord l'énumération des
ancêtres de la Reine, qui est la représentante de Radama 1®',
d'Impoïna, de Ralambo et de toute la race des anciens rois ; on
invoque sous le nom d'Andriamanitra a le prince odoriférant et
créateur » pour qu'il bénisse la Reine ; on implore avec lui les
douze souverains, les douze villes sacrées de l'Imerina, le, so-
leil, la lune et les étoiles et les idoles désignées chacune par
son nom. » C'est encore ce goût, cette mégalomanie d'amphi-
théâtre qu'on retrouve dans son amour des nombreuses familles
qui, couche par couche, élèvent le monument de la race, dans
son désir de la fortune qui se constitue par la superposition
des économies quotidiennes comme la grande ville Tananarive
s'est constituée par la superposition d'humbles cases, et enfin
dans cette religion superstitieuse du « Progrès » oii il voit un
continuel travail de structures venant s'élever sur ce qu'ont
bâti les ancêtres, ime architecture du temps.
Marius-Ary Leblond.
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^W^^"
LE
MARTYRE D'UN POÈTE
mCOUia LENAU BT SOPHIE LŒWENTHAL (1)
Il semble que la partie autrichienne do la liltérature alle-
^^'^^cle ait surtout attiré l'attention de la critique française : car
*^ littérature allemande a encore ses provinces, et le môme es-
V^t ne règne pas en Prusse et en Autriche, en Souabe et sur les
*^ords du Rhin. L'Autriche a donné à TAllemagne, au siècle
dernier, deux grands poètes, le poète dramatique Grillparzer et
'fi poète lyrique Lenau. M. Ehrhard a écrit sur Grillparzer un
beau livre, qui a été traduit en allemand. Lenau a été l'objet do
deux thèses de doctorat, celles de M. Roustan et de M. Reynaud,
l'iuie plus biographique, l'autre plus philosophique, l'une et
ra.ulre très étudiées et très approfondies en leur genre. Précé-
ûbinment déjà, M. André Theuriet avait analysé, avec sa péné-
tration habituelle, le génie lyrique de Lenau; il avait même
accompagné son étude d'élégantes traductions en prose et en
vers (2). Aussi n'est-ce point sur les caractères de la poésie de
Lenau que nous avons l'intention de revenir ; nous voudrions
W Lenau und die Familie LOwenthalf BtHefe und Gespràche^ Gedichte und
EntioUrfe^ mit BewilUgung des Freiherrn Arthur von Lôwenthal; Ausgabe, Einlei-
^^9 Ufid Anmerkungen von Prof. Dr. Eduard Castle; Leipzig, 1906. — Mesalliirt,
J^^ung aus dem Nachlasê von Sophie LÔventhal-Kteyle, mit Bewitligung des
iTtf^!^ ^^^^^^ ^^^ Lôvoenthal, herausgegeben ton Prof. Dr. Eduard Castle ;
1906.
W Vo^es la Bévue du !•' septembre 1878.
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190 RIfiyUE DBS DEUX MONDES.
nous arrêter seulement sur un des derniers épisodes de sa vie,
ses relations avec Sophie Lœwenthal, qui furent sinon la cause,
ou Tune des causes, du moins le prélude de sa folie.
Une partie des Lettres à Sophie avait déjà été insérée dans la
copieuse et un peu confuse biographie de Lenau, faite par son
beau-frère Antoine Schurz, et publiée en 4858. Plus tard,
en 1891, le poète médecin Frankl retira des papiers de Sophie
une série de billets que Lenau adressait à son amie après une
visite ou une promenade, ou le matin au réveil, ou la nuit aux
heures d'insomnie, ou encore en voyage, des billets qu'il lui re-
mettait selon l'occasion, el auxquels elle répondait. C'est une
sorte de conversation à distance, à laquelle il ne manque que
les réponses, un journal intime dans lequel le poète déverse,
avec une entière sincérité, toute sa passion et toute son amer-
tume. Mais les deux publications, même celle de Frankl,
offraient des lacunes. Le professeur Édoucurd Castle nous donne
aujourd'hui un texte complet des confidences de Lenau; il y
joint des extraits d'un journal que Sophie rédigea pendant deux
années de sa jeunesse. Enfin nous avons l'unique ouvrage de
Sophie Lœwenthal, son roman qui jusqu'ici était resté inédit, et
qui donne la mesure de son goût littéraire. Nous savons donc,
sur son esprit et son caractère, et sur ses relations avec Lenau,
tout ce que nous saurons jamais; mais ce que nous savons
suffit pour nous faire voir ce qui se passait dans l'ftme du pauvre
poète pendant ces années de martyre où sombra son intelli^
gence.
I
Au mois d'octobre 1833, Lenau revenait à Vienne, où il avait
fait une partie de ses études. Jusque-là, selon sa propre expres-
sion, c'était « le démon de l'inconstance » qui avait déterminé sa
carrière. Né à Csatad, en terre hongroise, mais de parens alle-
mands, il avait vécu tour à tour à Peslh, à Tokay, à Vienne, à
Presbourg, selon les besoins de sa famille, qui était pauvre; et il
s'était occupé successivement de philosophie, de droit, de méde-
cine, même d'agronomie, sans fixer son esprit sur aucune étude
spéciale. Puis il s'était affilié à la petite école poétique de
Souabe, dont le siège principal était à Stuttgart; il avait trouvé
là une revue, le Morgenblatt, et un éditeur, Cotta. Après un
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LE MARTTRB d'uII POÈTE. 191
voyage en Amérique, où il avait laissé sed dernières illusions et
même une partie de sa fortune, il s'était encore une fois arrêté à
Stuttgart, où rattachaient désormais de vives admirations et de
chaudes amitiés. Enfin, toujours poussé par le même démon,
il revenait à Vienne, son autre patrie littéraire, précédé cette
fois d'une réputation qui s'étendait peu à peu à toutes les
régions de TAUemagne.
Lenau avait trente et un ans. Il venait de publier son pre«-
mier volume de poésies chez Cotta. Il s'occupait de la composi-
tion de Faust; il entrait dans sa période de maturité féconde.
FrankI, un des hommes qui l'ont le mieux connu, trace de lui
le portrait suivant : « Lenau était petit et trapu ; il avait la dé-
marche lente, presque paresseuse, et la tête penchée en avant,
comme s'il eût cherché quelque chose par terre. Tous ses traits
avaient un air de noblesse. Le front était pâle, large et haut)
encadré de cheveux bruns, peu abondans, collés aux tempes.
Dans les momens d'émotion, on pouvait voir une veine irritée
courir de haut en bas sur ce front... Ses grands yeux bruns,
sous l'empire de la passion, brillaient d'un feu sombre, puis,
soudain apaisés, s'arrêtaient mollement sur celui avec lequel il
s'entretenait de questions sérieuses concernant l'art et la vie. La
bouche, largement fendue, plutôt sensuelle que noble, était
ombragée d'une moustache; il fallait que le menton fût tou-
jours <c lisse conmie du velours. » Le nez, qui tombait droit sur
la bouche^ était d'un beau dessin. Le vêtement était toujours
simple et correct. Lenau n'éprouvait pas le besoin de parler,
comme c'est souvent le cas chez les gens d'esprit capables de
donner à leurs idées un tour artistique. Mais lorsqu'il était
entraîné par un sujet qui le passionnait, il pouvait parler lon*
guement, non sans énohcer de grandes pensées. La voix était
alors lente et claire, les images frappantes, le tour original et
incisif. Il aimait à faire des poses, quand il développait une
idée, et des bouffées de fumée s'échappaient de ses lèvres, avant
qu'il reprit son discours. Alors il accompagnait ses paroles d'un
singulier mouvement des sourcils, qui se relevaient et se con-»
tractaient^ et il roulait des yeux, comme s'il voulait, par cette
mimique, souligner l'importance de ce qu'il disait,., Il parlait
un pur allemand, sans accent hongrois ni dialecte autrichien (1). n
(i) Zur Biographe Nikûlaui Lenau% Vienne, iS86, p. ••
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mmf^
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce portrait, tracé d'une main, bien veillante et d'une main de
poète, sembellirait singulièrement si Ton interrogeait les
femmes qui avaient connu Lenau à Stuttgart. « Le cœur me
battait, dit Tune d'elles, comme dans l'attente des joies de la
veille de Noël, lorsque j'entrai dans le salon où devait paraître
Lénau. La maîtresse de maison me mena au-devant de lui, et
je levai timidement les yeux sur cette belle tète, sur ce visage
expressif... » Elle parle «nsuite de « ce front noble, presque
royal, » que sillonnent les rides de la pensée et de la passion, de
ces yeux « dont elle a senti le regard jusqu'au fond de l'ftme , »
de ce qu'il y a dans tout l'être à la fois de doux et de puissant (1).
Schwab assurait, au dire de sa femme, que ses poésies lui plai-
saient mieux quand elles étaient récitées par Lenau. Justinus
Kemer et Karl Mayer le consultaient et lui soumettaient leurs
œuvres. Seul Uhland, l'écrivain le plus distingué de l'école,
esprit ferme, lucide et pondéré, se tenait un peu à l'écart; tout
en reconnaissant le génie de Lenau, il était choqué de ses airs
fantasques et des soubresauts de son humeur capricieuse.
Le rendez-vous ordinaire du monde littéraire était la maison
Bartmann-Reinbeck. Le conseiller Hartmann était un person-
nage considérable dans la ville ; il joignait la distinction de
l'homme de cour à la bonhomie proverbiale du Souabe, il garda
jusqu'à l'extrême vieillesse la lucidité de son esprit et l'affabi-
lité de ses manières. Il avait reçu la visite de Gœthe, de Jean-
Paul, de Schelling, de Tieck. L'aînée de ses quatre filles,
Emilie, avait épousé George de Reinbeck, un veuf qui avait près
de trente ans de plus qu'elle. Reinbeck était originaire de Berlin;
il avait d'abord enseigné l'allemand et l'anglais k l'École supé-
rieure et au Corps des pages de Saint-Pétersbourg, et, à son
retour de Russie, il avait été nommé professeur au gymnase de
Stuttgart; il dirigeait le Morgenblatt avec Haug. Ce qu'on re-
mai*quait le plus en lui, c'était la correction inaltérable de sa
tenue, qui le rendait presque ridicule. Il avait de grandes
ambitions littéraires, et il a rempli des volumes avec ses
drames, ses nouvelles, ses récits de voyage, qu'on ne lisait déjà
pas beaucoup de son temps, et qu'on ne lit plus aujourd^ui.
Sa femme, en qui revivait la simplicité paternelle, lui était su-
périeure, quoiqu'elle n'ait jamais écrit que des lettres. « Tous
(1) Emma Niendorf, lênau in Schwaben, Leipzig, 1857, p. 27,
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LE MARTYRE d'oh POÈTE. 193
ces gens, écrivait Lenau à son beau-frère Schurz, vivent en-
semble dans nne méine maison, qu'ils oiit bâtie pour eux, et Ton
ne saurait imaginer quelque chose de plus aimable et de plus
intime que cette vie commune. »
Emilie de Reinbeck était la plus sage de toutes ces femmes
qui s'empressaient autour du poète que Ton savait tourùienté
d'inquiétudes chimériques et de maux réels. Elle était aussi la
plus cultivée; elle avait du talent pour là peinture; elle parta-
geait les promenades de Lenau, et souvent ils considéraient en-
semble le même paysage, que chacun reproduisait à sa manière,
l'on avec la plume, l'autre avec le pinceau. Emilie n'avait pas
d'enfans; elle avait huit ans de plus que Lenau, et elle lui voua
une amitié qu'elle compare elle-même à l'amour d'une mcré. m Tu
sais, écrit-elle à Emma Niendorf, que c'est devenu un besoih
pour mon pauvre cœur de consacrer à notre' ami tout l'amour et
toute la sollicitude que j'aurais voués à un enfant, si le ciel no
m'avait refusé ce bonheur. » Et ailleurs : « Dieu sait que sa santé
physique et morale me tient à cœur, à tel point que je la lui
assurerais volontiers par le sacrifice de ma vie (1). » Elle disait
vrai. Ce sera Emilie de Reinbeck qui, plus tard, au détriment de
sa propre santé et même au péril de sa vie, gardera le poète ma-
lade dans sa maison, jusqu'au jour où ses soins seront devenus
impuissans.
Il
Lenan, pendant les séjours plus ou moins longs qu'il faisait
à Vienne, ne pouvait manquer d'être un hôte assidu du Café
d'Argent^ où se rencontrait tout ce qui avait un nom dans les
lettres et dai^ les arts. Là, dit Frankl, se faisaient et se défai-
saient les réputations; les débutâns se mettaient sous l'œil des
maîtres; les œuvres manuscrites recevaient leur passeport pour
l'imprimeur. On causait poésie, peinture et musique; on se plai-
gnait de la censure ; on parlait même politique à voix basse.
Deux salles étirent réservées aux habitués; ils trouvèrent un jour
l'installation mesquine et voulurent se transporter ailleui*s; le
garçon leur fit observer qu'ils ne pouvaient quitter un lieu ofi ils
avaient journellement la perspective d'une couronne de lau-
(i) lenau in Schwaàen, p. 159 et SO.
TOME X|xvii. — 1907. 43
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194 BKVUB DES DEUX MONDES.
riers : cette ensieigne décorait, en effet, une boutique en face.
. Aux écrivains de profession se mêlaient des dilettantes, de grands
seigneurs qui s'autorisaient de leur conunerce avec les poètes
pour faire eux-mêmes de la prose médiocre ou de mauvais
vers, des fonctionnaires qui, selon l'expression de Platen, pas-
saient leur matinée dans une chancellerie et le soir allaient
faire un tour sur l'Hélicon. C'est probablement au Café d'Argent
que Lenau se lia d'amitié avec Max Lœwenthal, qui l'introduisit
auprès de sa femme, « l'irrésistible » Sophie.
Le père de Sophie, François^Joachim Kleyle, un Badois, après
avoir terminé ses études juridiques à Vienne, s'était fait attacher
à la maison de l'archiduc Charles, l'adversaire parfois heureux de
«Napoléon. Il était même entré si bien dans la confiance de l'ar-
chiduc, que celui-ci lui faisait écrire ses Souvenirs militaires
sous sa dictée. Il fut nommé conseiller aulique et enfin élevé à
la dignité héréditaire de chevalier. Sans avoir une fortune con-
sidérable, il tenait son rang dans l'aristocratie viennoise, tou-
jours friande de fêtes et de divertissemens. Il eut foois fils et
cinq filles. On dit qu'il réunissait plusieurs fois par semaine ses
filles pour leur faire des conférences sur l'histoire et les sciences
.naturelles. En même temps, la mère, personne toute pratique et
très économe, les dressait aux soins du ménage. Sophie raconte
dans son Journal que, dans un diner, ce fut elle qui alla chercher
le vin à la cave, prépara le café et se leva plusieurs fois de table
pour assurer le service. En été, la famille se transportait à Penzing,
aux environa^de Vienne, où Kleyle avait une maison de campagne.
Dans le salon de sa mère, c'était Sophie qui attirait d'abord
l'attention. Elle était plus gracieuse que belle. Elle avait la taille
bien prise, des traits un peu lourds, des cheveux bruns qu'elle
arrangeait en bandeaux, des yeux bleus, vifs et intelligens. Elle
parlait bien le français, ce qui était l'ordinaire dans le grand
monde viennois, et, ce qui était moins commun, elle écrivait -
bien l'allemand. Elle avait complété son instruction par des lec
tures; elle avait du goût pour la poésie et la musique, et elle^
peignait des fleurs. Elle se mêlait volontiers aux conversations^
des hommes, et abordait alors les sujets les plus sérieux, san^s
affectation comme sans fausse honte. Elle aimait à recevoir de^B
hommages, tout en sachant, avec une certaine gr&ce ironique ^^
tenir les adorateurs à distance. Sensée avant tout, et même
peu raisonneuse, elle n'était pas incapable d'un mouvement
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fl^^^^^^ '
LE MABTTRB d'un POÈTE. 195
passion on d'un élan d'enthousiasme, mais elle reprenait vite son
empire sur elle-même. Elle eut/ dans sa jeunesse, ce qu'on a
appelé une passion, ce qui fut plutôt une amourette, à en juger
par la manière dont elle eîi parle dans son Journal. Ce qu'on sait
maintenant de ce court. épisode de sa vie jette môme un singu-
lier jour sur son caractère.
Sophie avait quinze ans lorsqu'elle s'enflamma pour Louis
Kœchel, précepteur des enfans du comte Grunne, qui était aide
de camp de l'archiduc Charles. Kœchel était un homme instruit
et un esprit original, botaniste distingué, en même temps que
grand connaisseur en musique. Il avait donné à plusieurs reprises
des marques d'attention à Sophie, et elle s'y était montrée sen-
sible. Un jour, après une soirée passée au théâtre, elle écrit :
« J'étais persuadée que Kœchel viendrait dans notre loge, et il
vint en effet à la fin de la première pièce, une comédie insigni-
fiante. Il était si gai, si aimable, qu'il m'en resta une impressicm
agréable pour toute la soirée. A la sortie, comme nous regagnions
notre voiture, il marcha à côté de moi et fut si animé que je lui
demandai ce qui lui était arrivé d'heureux. « Que peut^il m'ar-
river de plus heureux, dit-il, que d'avoir passé une soirée en
▼otre société? » Ma mère m'appela : il s'inclina, avec une telle
expression de joie sur sa figure, que je restai quelques instans
^ le regarder avant de pouvoir lui répondre. » Elle ^a cependant
des doutes qui la tourmentent. Est-ce bien à elle, ou n'est-ce
pcis plutôt à sa sœur aînée que vont les préférences de Kœchel?
« Si j'étais seulement sûre qu'il m'aime, que je lui suis chère I
Il est vrai qu'il m*a quelquefois serré la main, qu'il m'a lancé
^^ regards passionnés, mais il ne s'est jamais expliqué. 0 ciell
^oime-moi un signe qu'il m'aime, que je puis espérer; sinon,
f^is^moi savoir le contraire, et je me détacherai coûte que coûte,
1 entrerai en lutte avec mon cœur, et dans cette lutte je triom-
pherai, je sens que j'en ai la force. » Ce qu'elle craint le plus,
^ ^t d'être méconnue, ou négligée, ou même quittée. Kœchel,
^*^iis une lettre intime qui est communiquée à Sophie, l'appelle
^ jour, d'un mot français, « la jolie maligne, » un mot qui pon-
dit être un compliment, et dans lequel elle voit une injure. «Me
Pï^nd-il pour une poupée, écrit-elle, pour un jouet, l'amuse-
ment d'un instant?... Malheur à la pauvre femme qui a pu s'at-
^cher à un bonhomme de neige comme lui, qui a pu croire qu'un
^ïx vive de pierre au festin de la vie pouvait éprouver un sen-
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196 BEVUE DES DEUX MONDES.
timent humain! Ainsi moi aussi je me suis laissé prendre?
C'est délicieux ! Mais grâces soient rendues au Créateur, qui a
donné à la plus faible de ses créatures une force pour se déli-
vrer ! L'orgueil féminin, c'est l'aile qui me portera désormais. Les
natures molles succombent, désespèrent, aiment éternellement
et infiniment, et deviennent un objet de risée. Je veux être
payée de retour, être aimée, ou du moins estimée. S'il ne peut
m'aimer, il faudra qu'il m'estime. Oh ! comme cela bouillonne
en moi ! Patience, ma fille, il faut dormir là-dessus, réfléchir, et
prendre ensuite une résolution avec un esprit tranquille. » Elle
prit le parti de s'ouvrir à sa mère, qui lui représenta que Kœchel
était un parfait ami, mais « qu'elle était trop belle pour lui et
qu'elle méritait mieux. » •
Dans ses momens d'auxiété, où elle doutait de son ami, où
elle s'effarouchait dans son n orgueil féminin, » elle avait des
accès de pessimisme, qui la disposaient déjà par avance à goûter
la poésie de Lenau. « J'ai quinze ans, écrit-elle au mois de
mai 1826; J'ai de bons et nobles parens, des frères et sœurs que
j'aime et dont je suis aimée, et un ami qui m'est cher. Je mène
une vie fort agréable; mon temps est partagé enti*e le travail et
le repos, entre les soins du ménage et le culte des arts. Dieu
m'a donné un esprit capable de penser, un cœur sensible à ce
qui est beau et bon. Je jouis sans trouble du pur et magnifique
spectacle de la nature. Je respire 1 air vivifiant de la campagne,
et j'ai pour demeure la plus gentille cellule de l'univers. J'ai
pour compagne une sœur qui est comme mon autre moi-même.
Je n'ai aucun gros péché sur la conscience. Et pourtant je me
sens souvent très malheureuse. D'où cela vient-il? Je ne sais. Je
pourrais rester des heures entières, le regard fixé devant moi,
indifférente à tout ce qui se passe autour de moi, et pleurer.
Alors j'aspire au tombeau, je me dis qu'il doit être doux de
dormir sous la froide terre, et il me prend envie de descendre
tout de suite dans ma chambrette obscure, loin de tout l'éclat
qui brille sous le ciel. »
Après la confidence que Sophie a faite à sa mère, les notes
de son Journal deviennent plus rares. Kœchel se tient à distance.^
Il est probable que la conseillère lui a parlé ou lui a fait parler.
Mais Sophie attribue sa réserve à l'indifférence, à la froideur. Ne
l'a-t^elle pas déjà comparé à un bonhomme de neige ? « KœcheL
est un homme excellent, cultivé, spirituel, mais il manque d^
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LE MARTYRE d'uN POÈTE. 197,
cosuT. Il peut être là toute une soirée sans s'approcher de moi,
sans me parler. Je suis certainement, de touttô les personnes
présentes, la dernière avec laquelle il se montre aimable. Quand
nous sommes seuls, il est tout amour. Il suffit de la présence
d'une tierce personne pour qu'il soit tout de glace. On dirait
qu'U a honte de moi, qu'il craint de laisser voir aux gens ce qu'il
est pour moi. Est-ce bien? Cela peut-il me faire plaisir? » Cela
pourrait lui faire plaisir, si elle tenait uniquement à être aim<$e, .
comme elle ne cesse de le prétendre. Mais: elle s'aveugle sur elle-
mâme ; elle confond les besoins de son cœur avec les satisfac^
tions de sa vanité. Si elle pouvait regarder au fond de son âme,
elle verrait se dénouer insensiblement des liens qui lui pèsent)
par momens sans qu'elle s'en doute.
Elle recule cependant devant le pas décisif. « Se quitter est
une triste chose. Je cherche dans tous les recoins de mon cceur
mon esprit léger, ma philosophie: c'est en vain.; Je dispute
contre ma raison, qui m'abandonne honteusement: tout est
inutile. J'ai éprouvé toute ma vie une horreur indicible,' une
crainte de mort devant ce mot : se séparer, se dire adieu. » La;
crainte de l'adieu définitif, alors môme qu'intérieurement on
s'est déjà quitté, devient chez elle un trait de caractère, et nous
expliquera le long tourment qu'elle infligea plus tard à Lenau,et
dcmt elle, ne put s'empêcher de ressentir le contre-coup.
Elle écrit enfin à Kœchel une lettre qu'elle-même qualifie de
très dure: «Puisque vous me le demandez, et que moi-môme
je le trouve nécessaire, je vous répéterai mot pour , mot, aussi
bien que je pourrai, ce qu'a dit mon père. Si ces paroles vous
chagrinent, comme je n'en doute nullement, si elles vous
paraissent dures, peut-être môme étranges, songez que je ne fais
qu'écrire ce que le plus doux, le plus sage, le plus juste des*
pères a dit à sa fille qu'il aime, dans une heure du plus intime
abandon. » Elle énumère ensuite les griefs de son père contre
KcBchel et contre elle-même. Ils ont agi comme deux étourdis,
mais Kœchel est le plus coupable. Qu'a-t-il à offrir à la femme
qu'il épousera? A-t-il jamais rien fait pour se créer une situation
dans le monde? Il est intelligent et capable; il n'a donc pas à
s'inquiéter pour lui-même. Mais quand on vit au jour le jour,
quand on attend tout du hasard, on a tort d attirer dans sa vie>
une autre personne et de u troubler la paix d'une famille hono-
rable pour une amourette vulgaire. »
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/
198 REVUE DES DEUX MONDES.
Deux ans après, aa mois de mai 1829, Sophie Kleyle épouss
i Max Lœwenthal. Elle allait avoir dix-neuf ans, Max en aval.
f trente. Elle le refnsa d'abord, et finit par l'accepter sur les ii
i stances de ses parens; elle n'avait point de dot. Max Lœwenthafl^t^
* devait faire bientôt une brillante carrière administrative; im
/ devint conseiller ministériel et directeur général des Postes e^
i Télégraphes. Pour le moment, il rêvait la gloire poétique. KT
/ avait fait jouer, dès 1822, sur le thé&tre de Prague, une com^^^
j* die imitée de l'anglais ; puis il avait publié, en plusieurs sériet;^^
I ses impressions de voyage en France, en Angleterre, en AlluK j
j magne, en Italie et en Suisse ; il avait écrit un drame, intitaL^^
f les Calédoniens, dans le goût d'Ossian; enfin il recueillait B^^msi
I poésies lyriques, éparses dans les revues, pour les faire parali^M^re
en volume. Plus tard, d'autres ouvrages, lyriques ou dran^^a-
tiques, devaient encore sortir de sa plume. Lœwenthal ét^^t
un de ces amateurs qui allaient, au Café d'Argent, respirer T^ûr
des poètes; au reste, un galant homme, très bien vu dans L-a
société viennoise. Pourquoi Sophie le refusa-t-elle d'abord ? Ox
a pensé que c'était un dernier sacrifice qu'elle faisait au souven-ÏT
de Kœchel. Peut-être ne faut-il chercher la cause de son refuis
que' dans certaines idées romanesques qu'elle s'était faites sur M.e
mariage. Dans un cahier où elle prenait des extraits de ses le«
tures, quelquefois en les commentant et en les expliquant, on
lit : « Le mariage, une situation faite pour la vie, qui ne oha^s-
gera jamais, au milieu des changemens incessans de la natux^i
humaine et des choses ; la nécessité de vivre dans le même U^^J
avec un autre; l'obligation de mettre au monde des enfans-
Les jeunes filles doivent avoir plus de répugnance pour le ïïb.s
riage que les hommes. » Et elle ajoute : « C'est précisément
qu'il y a de lamentable, que des natures nobles soient obligé^
de donner leur cœur à des hommes médiocres* parce qu'auc
autre n'est là. »
En pareil cas, l'autre arrive toujours.
111
Les premières impressions de Lenau, lorsqu'il fut introd
dans la famille Kleyle-Lœwenfhal, ne furent pas de tout
favorables. Le 20 septembre 1834, il écrit à Emilie de Reiûl]
« Mercredi prochain, je suis invité à Penzing, où il mq^
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LE MARTTftC d'uN POÈTE. 199
donné de v6îr en plein jour la fameuse Irrésistible. Naguère ce
bonheur ne m'était échu qu'à la lumière douteuse du soir. M'^*' la
conseillère, la mère de l'Irrésistible, est une femme d'humeur
< gaie. Le ton de toute la famille est celui de gens assez cultivés,
mais, à ce qu'il me semble, portés de préférence vers la jouis-
sance légère et mondaine. La femme de Lœwenthal me parait
en somme le membre le plus intéressant de cette très nombreuse
maisonnée. Je crois que je me tiendrai bientôt à l'écart (1). »
Deux jours après, il écrit à son beau-frère Schurz : « Mercredi
j'ai dîné à P^nzing chez Max. Lui et sa femme me sont très
dévoués. Des gens excellens, distingués. Le dimanche d'après, j'c^i
fait avec eux une promenade à Nussdorf. Beau clair de lune;
navigation sur le Danube; gai souper sur le balcon; rentrée à
minuit. Cela n'était pas mal. Mais, mon cher frère, l'hypocondrie
pousse en moi des racines de plus en plus profondes. Rien n'y fait.
Je sens en moi comme une déchirure qui s'élargit sans cesse. »
D continue cependant ses visites; il ne parle plus de « se
tenir à l'écatt; » il trouve même dans les soiréeé musicales
de Penzing un apaisement pour son cœur inquiet : « J'ai
passé quelques soirées agréables chez Lœwenthal et Kleyle,
écrit-41 à Emilie le 2i octobre. Un certain Mikschik a joué des
morceaux de Beethoven avec une profondeur et une énergie
rares. Je suis bien vu dans la maison, et les 'membres de cette
nombreuse famille paraissent plus aimables à mesure qu'on les
connaît davantage. Quant à Virrésistiôililé y il n'y a pas de
danger. »
11 piffle trop de l'Irrésistible pour ne pas sentir déjà sur lui-
même l'effet de sa puissance. Au mois de.jnai 1835, il s'établit à
Hutteldorf, tout près de Penzing, pour terminer le Faust. Ses
visites deviennent plus fréquentes, et il va sans dire que Sophie
en est l'attrait principal. Enfin, après avoir passé Thiver k Stutt-
gart, où leretenait Timpression de son poème, il revient en Au-
triche, et cette fois il demeure à Penzing même. Aux yeux de
Sophie, il est surtout encore, à ce moment-là, un esprit supé-
rieur, un maître en poésie, et même en musique et en peinture,
car il lui a donné des leçons de guitare, et il lui a fait dans une
lettre une dissertation en forme sur la peinture de fleurs. Elle
consentirait bien à le voir toujours ainsi ; elle lui prêche la mo-
(i) Schlossar, Nikolaus Lenaus Briefe an Emilie von Reinbeck und deren Gatten
G$org vûn Reinbeck^ Stuttgart, 1896.
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200 REVUE DES DEUX MONDES.
dération, le renoncement ; elle lui rappelle même la différence
de leur ftge, quoique Lenau fût plus jeune que LŒwenthal.
« Mes traits vieillissans te gênent, dit-il dans un des premiers
billets. Tu ne veux pas te l'avouer à toi-même, mais c'est ainsi.
Tu y reviens à chaque occasion. Mon esprit n'est pas capable de
le fermer les yeux sur mon corps. C'est actuellement, comme je
Ui Tai dit. mon dernier rayon de soleil. Après cela, mon cœur
aura sonné le couvre-feu. Ce n'est pas délicat de ta part de me
faire sentir constamment avec quelle générosité tu consens à
oublier mon âge. Je suis plus vieux que mes années (1). Les
passions ont rongé ma vie, et ma dernière passion plus que les
autres. Ce n'est pas toi qui devrais m'en faire souvenir. Tu m'as
fait rentrer en moi-même, et je ne sais si mon cœur osera
jamais s'ouvrir à toi avec la même confiance. Je t'aimerai éter-
nellement, mab j'enfermerai mon amour dans ma solitude
automnale. »
Il faut croire que Sophie a changé d'attitude et qu'elle a
pris à tâche de ménager la sensibilité ombrageuse du poète,
car les billets suivans sont pleins d'un abandon sans réserve.
Lenau, toujours poussé d'un lieu à un autre, est allé passer les
mois chauds dans les Alpes autrichiennes. Il a commencé le
Savonarole^ sans que le travail avance beaucoup. La mélancolie,
la compagne fidèle de sa vie, ne l'a pas quitté. « Voici bientôt
venir l'heure de notre promenade habituelle. Pense . à moi,
quand tu arriveras près de notre banc. Je voudrais un jour
avoir cette planche pour mon cercueil. 0 chère Sophie I II est
sept heures, et Tobscurité se fait dans cette hutte alpestre.
J'aurai ici de longues nuits. Que n'es- tu là! Je suis très triste. »
Et quelques jours après : « Je ne pourrai plus rester longtemps
ici. Quoique le séjour soit aussi tranquille, aussi poétique que
je puis le désirer, il vient une heure, vers le soir, où rien ne
me satisfait plus, où je ne demande qu'à être auprès de toi.
Quand je me promène dans ces belles régions montagneuses, et
que je me perds dans leur aspect, ma pensée se reporte brusque-
ment vers toi, et je me dis : « Que serait-ce de vivre ici avec toi ! »
Au mois d'août, il est de retour à Vienne. Va-t-il y trouver le
bonheur? Il y trouve bien Sophie, qui lui tend la main comme
autrefois ; mais à côté de Sophie il y a Max, qui est son ami
(1) Lenau avait trente- quatre tôt.
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^^/■^^,
LB BWkRTYRE d'uN POÈTE.
201
et qu'il ne veut pas trahir, et les parens, à qui sa conduite
semble parfois étrange. Alors son imagination s'exalte. Plus il
se sent à Tétroit dans la réalité, plus il s'élance d*un bond bardi
dans le rêve. L'amour n'est-il donc fait que pour ce monde?
est-il même fait réellement pour ce monde? a Tu as raison, écrit-
il en janvier 1837, notre amour est un pacte pour l'éternité.
Aussi longtemps que mon cœur ne sera pas desséché, ne sera
pas mort, je t'aimerai ; et aussi longtemps que mon esprit ne
sera pas éteint, je garderai ton souvenir. Le dernier effort de ma
sensibilité, le dernier crépuscule de ma pensée ira vers toi, ô
mon unique et incompréhensible amour! Si les hommes
savaient comme nous sommes heureux dans notre amour, ils ^
n'auraient pas le courage de nous gêner. Un tel bonheur leur
apparaîtrait comme un visiteur étranger sur la terre : loin de le
troubler, ils le traiteraient avec un respect religieux. Mais leur
intelligence est fermée, et l'étrange visiteur n'est pour eux
qu'un aventurier bizarre . Qu'ils gardent leur manière de voir,
qui ne dépend pas d'eux ; et nous garderons notre bonheur, qui
ne dépend pas de nous non plus. Nous sommes saisis par le
courant : il faut que nous suivions, il faut. » Et plus loin :
« L'amour n'est pas fait seulement pour la propagation de
l'espèce, mais aussi et surtout pour la vie étemelle des indivi*
dus. Puisque l'un nous a été refusé, attachons-nous d'autant
plus fermement h l'autre. Tournons vers l'intérieur toute la
puissance de notre amour ; trouvons en nous-mêmes la pléni-
tude du bonheur, et convenons fidèlement du signe qui nous
fera reconnaître un jour l'un à l'autre et qui nous aidera à nous
retrouver. Je veux bien modérer un peu les éclats de ma pas-
sion ; je ne puis la dominer tout à fait. Je navigue sur la haute
mer, où l'on ne peut pas jeter l'ancre. » Et encore : « Cette
journée m'a appris une fois de plus ce que tu es pour moi., Pour-
quoi quelqu'un est-il venu troubler notre soirée? Ce malheureux
trooble-fète aura beau toute sa vie dépenser toute son amabi*
lité pour moi, il ne pourra jamais me rendre ce qu'il m'a déro-
bé aujourd'hui. Crois-tu que je ne m'inquiète pas de voir glisser
le temps cpii nous est donné? Je voudrais retenii* chaque instant
et le caresser et le supplier de ne pas passer aussi rapidement
sur notre bonheur. Mais le temps est une chose froide et sans
&me. Autrement il s'arrêterait, fixé dans un ravissement de joie.
Mais il fuit. Tu te couches, tu éteins ta lumière, et tu fermes
'M
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202 REVUE DES DEUX MONDE».
tes yeux qui, ime heure auparavant, se reposaient sur moi avec
tendresse. Et pourquoi si vite? Il faut que l'éternité soit belle au :
delà de toute expression ; autrement, il ne vaudrait pas la peine
de courir au-devant d'elle, loin de nos courtes joies, comme
celle d'aujourd'hui. Pour le moment, je ne puis me représenter,
le ciel autrem^it que comme un séjour où tout ce qui est ici
incertain et fugitif deviendra sûr et durable. »
L'ftme tendre et molle de Lenau se transforme sous la se-
cousse amoureuse qu'il éprouve. Une religion nouvelle se greffe
sur son amour. Le sceptique devient un croyant; le pessimiste
a des visions de bonheur. Tout ce qui végète et souffre doit un
jour s'épanouir dans la joie : autrement l'amour éternel serait
un leurre. « J'ai trouvé auprès de toi plus de garanties d'une vie
éternelle que dans toutes les observations que j'ai pu faire sur le
monde. Lorsque, dans une heure fortunée, je croyais avoir
atteint le point culminant de l'amour et n'avoir plus qu'à niou-
rir, puisque rien de plus beau ne pouvait suivre, je me faisais
illusion à moi-même : chaque fois il venait encore une heure
plus belle, où mon amour pour toi s'élevait encore. Ces abîmes
de la vie, toujours nouveaux, toujours plus profonds, me ga-
rantissent sa durée éternelle. » Ces abîmes l'attirent; il y plonge ^
sans cesse des regards éblouis ; il a, môme en présence de Sophie,
des extases muettes. « Tu m'as souvent demandé : <« A quoi
penses-tu maintenant? » Et précisément, dans les momens où
j'étais le plus heureux, je ne pensais à rien du tout, mais j'étais
absorbé dans mon amour, comme on s'absorbe en Dieu dans la
prière. L'amour n'a point de paroles, parce qu'il est supérieur
à toute pensée... 0 Sophie, il faut que tu m'aimes comme ton
meilleur ouvrage. Mes joies et mes espérances , qui étaient
mortes, se sont relevées en s'appuyant sur toi; elles ont pri&
une vie nouvelle et plus belle. Tu es ma consolation, le foyer*
où je me réchauffe. Tu es ma révélation ; je te dois ma récon —
ciliation avec ce monde-ci et ma paix dans l'autre. » Sa religion^,
déclare-t-il, est devenue inséparable de son amour. Il ne peuV^
penser à Sophie sans penser à Dieu.
Il croit maintenant h un Dieu personnel. « Il est impossibl^^^
que les forces rigides et insensibles de la nature produisent u^so
ôtre tel que toi. Tu es l'œuvre de prédilection d'un dieu personn^^l
et aimant. » Il se sent uni avec Dieu dans un même sentiitneD^ - '
c'est le dernier degré de cette élévation mystique. « Je mê sis.i
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Ll MARTYRE d'uN POÂTS. 208
réveillé cette nuit avec de délicieuses pensées pour toi. La vo-.
lonté de Dieu sur nous m'est apparue tout d'un coup^ claire
comme le soleil. Notre amour n'est qu'une partie de son propre
amour. » Et il ajoute mystérieusement : « Je t'expliquerai cela un
jour. ))
Cette métaphysique de l'amour avait d'autant plus besoin
d'explication, qu'elle était d'un emploi difficile dans la vie. Lenau
répète à satiété qu'il n'en veut qu'à l'âme de Sophie. Mais il
n'avait pu s'empêcher de remarquer que cette &me brillait dans
de beaux yeux, qu'elle mettait la grâce du sourire sur la bouche,
et qu'elle répandait un charme sur tous les traits. Sa part dans
la personne de Sophie était assurément la plus belle, mais pour-
quoi n'était-ce qu'une part? « Ce serait pécher contre ton âme
qae de ne pouvoir me passer de ton corps, et pourtant ton corps
est si beau et si plein d'Ame en toutes ses parties, que je ne
puis m'empècher de penser que ton âme me serait plus intime^
ment unie si ton corps m'appartenait aussi. )> Cette idée le
hante au milieu de ses plus pures effusions mystiques; elle
trouble ses nuits. La sensualité est la pente dangereuse du mys*
timsme. « Je viens d'avoir encore une nuit agitée. Je me suis .
reveillé en sursaut, avec la sensation que je t'avais tout près de
moi; je croyais te tenir dans mes bras, et je restai longtemps
sans savoir où j'étais, sans savoir que j'étais seul. » A de cers
tains momens^ Lenau se rend bien compte de ce qui se passe en
lui et du mensonge perpétuel dans lequel il vit. Il compare un
jour Sophie à George Sand, il la trouve même plus grande que
George Sand : on ne peut s'empêcher de le comparer lui-même,
dans le dédale de sa fièvre amoureuse, à Alfred de Musset. Ils
voulurent l'un et l'autre fidre entrer la poésie dans la vie; ils
furent brisés l'un et l'autre. c< Mon sort, dit Lenau, est de ne pas
tenir séparées la sphère de la poésie et la sphère de la vie réelle,
mais de les laisser s'entre-croiser et se confondre. Étant habitué,
dans la poésie, à m'ahandonner aux élans de mon imagination,
j'en use de même avec la vie, et il arrive que, dans des momens
d'oubli, cette faculté que j'ai trop cultivée s'emporte, dévaste tout,
détrait elle-même ses plus belles créations. Je suis, en général,
un mauvais économe; j'ai aussi, dans l'économie de mes facultés
intellectuelles, trop peu d'ordre et de mesure. Tu as raison de
dire : « U n'y a rien à faire avec ces poètes. » Je suis un mélan-
eolique; la boussole de mon âme retourne toujours dans ses
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'è04
RBTUE DES DEUX MONDES.
l
<•
osciliationSy vers la doulerur de la vie. Peut-être que la religion
et Tamour ne peuvent me servir qu'à transfigurer cette douieuF. »
Il est sans cesse ballotté entre la joie de ce qu'il a ' obtenu,
l'attente fiévreuse de ce qu'il désire encore, et le regret de ce qu'il
craint de n'obtenir jamais. c< C'est ainsi que l'amour me pousse
d'une furie dans l'autre, des eniviemens de la joie aux abalte-
mens du désespoir. Pourquoi? C'est qu'à peine arrivé au but de
la volupté suprême, si longtemps et si ardemment désirée, il me
faut retourner en arrière. Mon désir, n'étant jamais satisfait,
s'égare et s'exaspère, et se tourne en désespoir. Ma tendresse
pour toi est si profonde que je ne veux pas t'enfoncer dans le
cœur Tépine du repentir, et mon amour, éternellement en lutte
avec lui-même, éternellement occupé à se diminuer et à se tour-
menter, se déchire lui-même et devient une souffrance dont, en
do mauvais momens, je souhaite d'être délivré à jamais. Voilà
l'histoire de mon cœur. »
On a voulu savoir jusqu'à quel point Sophie avait résisté,
ou cédé, aux ardeurs pressantes du poète. Frankl rapporte
que Lenau déclara solennellement au théologien Martensen,
en. 1836, que ses relations avec Sophie Lœwenthal étaient ab-
solument pures. Ce qui était vrai en 1836, le fut-il encore
les années suivantes? Frankl n'hésite pas à appeler l'amour
dé Lenau pour Sophie « un amour idéal. » Mais ce qui
rend son témoignage suspect, c'est qu'il a cru devoir sup-
primer, dans son édition, un assez grand nombre de pas-
sages qui pouvaient donner lieu à une interprétation contraire,
et que le professeur Castle a rétablis. On est déjà un peu étonné
de lire, à la date du 21 novembre 1837 : « Je suis comme toi.
Que puis-je écrire? Après une telle tempête de joie, agiter de
faibles paroles, que serait-ce? Mais conserve ce feuillet, afin que,
dans une heure à venir, dans une heure lointaine, il te rappelle
une heure passée, qui fut belle. Elle est passée. Ce fut une ap-
parition divine. Mon cœur en tremble encore. Mon amour pour
loi est inexprimable. N'oublie pas cette heure. Elle compense
mille fois tout ce que nous avons souffert. Si tu n'as pu être en-
tièrement à moi, j'ai cependant obtenu de toi plus que mes plus
beaux rêves ne me laissaient espérer. Que tu es riche! Que ne
jpcux-tu pas donner, puisque tu conserves encore autant ! » Mais
en tournant quelques feuillets, on trouve le billet suivant :
« Ma main tremble et mon cœur bat, au souvenir de tes derniers
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LE MARTYRE d'uN POÈTE. 205
baiser3. J'ai baisé ton lit, pendant qu,c tu étais partie, et jlaurais
voulu rester là, agenouillé. Le lieu où tu dors a quelque chose
de, si douloureusement doux; c'est comme le tombeau de nos
miits, de nos chères nuits à jamais passées. 0 Sophie, ce que
nous nous permettons, nos baisers s'évanouiront aussi; mais ce-
pendant nous les avons eus, et ils se sont imprimés dans nos
âmes pour toujours (1)... » C'est après ces rares momens que le
pauvre poète regrettait avec plus d'amertume de devoir « porter
son bonheur sous le manteau, » quand il aurait voulu l'étaler à
Ja claire lumière du soleil.
Il essaya plusieurs fois de s'affranchir. Sophie ne lui venait
pas en aide. Elle le calmait, aussi longtemps qu'elle le tenait sous
son empire; elle le retenait, dès qu'il faisait mine de s'éloigner.
Elle jouait avec l'amour, comme elle av^t fait au temps de sa
jeunesse, sans penser que cette fois-ci le jeu était plus dange-
reux. Le 24 juin 1839, Lenau eut l'occasion d'entendre, dans une
soirée, la célèbre cantatrice Caroline Unger, qui donnait alors
des représentations à Vienne. Rossini la définissait ainsi :
« Ardeur du Sud, énergie du Nord, poitrine de bronze, voix
d'argent, talent d'or. » Quel effet ne devait-elle pas produire sur
l'âme vibrante de Lenau ! Il fut emporté dans un délire d'enthou-
siasme. Dès le lendemain il écrivit à Sophie, qui était aux eaux
d'ischi : « Un sang tragique roule dans les veines de cette femme.
Elle a déchaîné un orage chantant de passion sur mon cœur. Je
reconnus aussitôt qu'une tempête me saisissait; je luttai, je
me défendis contre la puissance de ses accords, ne voulant pas
paraître tellement ému devant des étrangers. Ce fut en vain :
j'étais bouleversé et ne pouvais me contenir. Je fus pris alors,
quand elle eut fini, d'une sorte de colère contre cette femme
qui m'avait subjugué, et je me retirai dans l'embrasure d'une
fenêtre. Mais elle me suivit, et me montra avec modestie s« main
qui tremblait : elle-même avait frémi dans la tempête. Cela me
fit oublier mon ressentiment, car je vis, ce que j'aurais dû penser
d'abord, que quelque chose de plus fort qu'elle et moi avait tra-
versé son cœur et le mien. » Le voilà encore une fois en lutte
avec « quelque chose de plus fort.que lui; » il ne résistera pas.
Cinq jours après, il entend la priiua donna dans le Bélisaire de
Donizetti. « C'est une femme merveilleuse, écrit-il. Jamais, de-
(1) Tout ce bUlet manque dans Fédition de Frankl; il en est de même d'une
trentaine d'autres passages.
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206 RIYUE DES DEUX MONDES.
puis que j'ai descendu ma mère dans la tombe, je n'ai tant san*
gloté. Ce n'était pas son rôle qu'elle chantait, c'était tout le destin
tragique de l'humanité qui éclatait dans ses cris de désespoir.
Une douleur sans nom me saisit. J'en tremble encore. » 11 ne
pouvait manquer de la complimenter. Elle, de son côté, lui as-
sura que l'effet qu'elle avait produit sur lui était son plus beau
triomphe. Les jours suivans, il va ia voir après le théâtre, il dine
chez elle^ et il trouve que la grande artiste est en môme temps
une femme distinguée. « Elle est très aimable en société, écrit-il
à Sophie, et elle a des attentions particulières pour moi : il
faudra que tu la connaisses, n
Mais Sophie ne tenait pas à la connaître. A la première lettre
de Lenau, elle avait répondu qu'elle était malade. Puis elle lui
avait demandé de venir à Ischl. Elle sentait que des hommages
réciproques entre un poète et une cantatrice nen resteraient
pas là. Elle voyait se dresser -encore une fois devant elle ce mot
qui l'effrayait déjà dans sa jeunesse et lui inspirait ce une indi-
cible horreur: » l'adieu. Déjà, en effet, Lenau lui avait écrit qu'un
projet de mariage était en train, que Caroline avait même fait
les premières avances, qu'elle voulait le guérir, — elle aussi,
après tant d'autres femmes, — de ses humeurs noires, lui rendre
la paix, le réconcilier avec la vie ; que c'était maintenant à elle,
Sophie, de montrer « de l'humanité, » de ne pas entraver le
bonheur de deux êtres, et peut-être le sien propre. Sophie enga-
gea Lenau à remettre le mariage au temps oti Caroline serait libé-
rée de ses engagemens avec le théâtre, — pouvait-il, en effet,
être le miari d'une comédienne? — ensuite à vérifier sa propre situa^
tion financière, car il ne voudrait sans doute pas vivre aux dé-
pens de sa femme. C'était gagner du temps. Dans l'intervalle, on
fouilla dans la vie de la diva; on glosa même sur son âge. « Elle
avoue trente-cinq ans, est-il dit dans les Notices de Max Lœvtren-
thal; des gens bien informés lui en donnent trente-huit, d'autres
même quarante. » Caroline disait vrai : elle n'avait que trente-
cinq ans, étant née en 1805. Lenau se détacha peu à peu, ou se
laissa détacher. Frankl raconte que, le 14 juillet 1840, il se pré-
cipita, sans se faire annoncer, dans l'appartement de Caroline,
et lui redemanda, avec des gestes forcenés, ses lettres, qu'elle lui
remit aussitôt, et qu'ensuite il redescendit Tescalier en dansant
et en se félicitant du succès de son inutile stratagème. L'année
suivante, Caroline Unger épousa le littérateur François Sabatier,
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;gr*T
LE MARTYRE d'uN POÈTE. 207
le traducteur du Faust de Gœthe; elle se retira du théâtre, et
passa ses dernières années dans sa villa près de Florence, où elle
mourut en 1877.
Les contemporains de Lenau rapportent qu'il simula plusieurs
fois la folie : c'était un fflcheux symptôme et qui ne manquait
pas d'alarmer ses amis. Il se plaignait de maux de tête et d'in-
sonmies ; il avait de brusques changemens d'humeur, des explo-
sions de joie, suivies de lassitudes muettes; une marche pro-
longée lui coûtait. C'est en cet état qu'il essaya de saisir une
dernière fois le bonheur qui lui avait toujours échappé. Au mois
de juin 4844, il avait accompagné les Reinbeckaux eaux de Bade.
Or, un jour, il se trouva placé par hasard, à table d'hôte, à côté
de deux dames venant de Francfort : c'étaient Marie Behrends
et sa tante. On lia conversation, et trois semaines après Lenau et
Marie étaient fiancés. Marie avait trente-deux ans et demi ; elle
appartenait à une famille distinguée; son père, qui était mort
l'année précédente, avait été sénateur et syndic de la ville. Sur
son caractère, il n'y a qu'une voix; elle était sérieuse, intelligentOi
capable de dévouement. Le sentiment qui la déterminait, c'était
à la fois l'admiration pour le poète et une tendresse compatis^
santé pour l'homme, qui semblait malheureux ; elle aussi voulait
« le guérir (1). » Quant à Lenau, l'espérance lui rendait la santé.
« Une paix joyeuse, que je ne croyais plus rencontrer ici-bas,
s'est répandue sur ma vie, » écrivait-il à Emilie de Reinbeck.
Il avait h&té les fiançailles, pensant que Sophie s'inclinerait de-
vant le fait accompli. Lorsque à son retour il entra chez elle, elle
le reçut avec ces mots : « Est-ce vrai ce que les journaux annon-
cent?— Oui, répondit-il; cependant, si vous le désirez, le ma-
riage n'aura pas lieu ; mais je me tuerai ensuite. » Il revint à
Stuttgart, fort ébranlé ; ses amis de Vienne lui avaient représenté
que see ressources n'étaient peut-être pas suffisantes pour fon-
der un ménage ; un traité qu'il venait de conclure avec le libraire
Cotta n'était pas aussi avantageux qu'il aurait dû l'être. Ses lettres
à Marie respiraient toujours la même tendresse. Mais les lettres
de Sophie ne cessaient de le suivre ; elles l'agitaient, le tourmen-
taient, et il finit par demander à ses hôtes de Stuttgart de ne
plus les lui remettre. Voici ce que raconte Emilie de Reinbeck :
m II me chargea d'écrire à cette femme et de l'engager à garder ses
(1) Toyei ima eoiirta aotibe de Marie Behrends sur ses fiançailles, avec les
letlm 4M Lsain loi adrena, dans la D$uê$eKê Bumdêcfutu de décembre 1883.
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SCS HGTUE DES DEUX MONDE».
missives pour elle, aussi longtemps qu'il serait malade. II avait,
disait-il» une peur terrible de ses lettres et une grande répugnance
pour ses déclarations passionnées. Elle avait été dévoyée, ajou-
tait*iK par la lecture habituelle des romans français, qui lui
a>nùent perverti Timagination. Elle entendait le posséder à elle
seule et ne permettre à personne de tenir la moindre place dans
son Cif^ur. Elle ne faisait que critiquer tous ses amis à lui. Je
devais insister auprès d'elle, l'engager à se ressaisir et à reporter
son amour sur ses eîifans. »
On sait le reste. Le 23 septembre, une paralysie faciale se
litWlore. Les jours suivans, l'état s'aggrave. Le malade ne dort
plus, déraisonne, parle de voyager, fait des plans d'avenir, bans
In nuit du 12 au 13 octobre, il brûle les lettres de Sophie, celles
d*Émilie de Reinbeck et d'autres papiers. Le 19, il se précipite
sur Emilie, menace de l'étrangler, puis se jette à ses pieds et
implore son pardon. Trois jours après, le fou étant devenu dan-
gereux, on l'interne au château de Winnenthal. En 1847, conmie
on le trouve incurable, il est transporté à l'asile d'Oberdœbling,
prh de Vienne, où il attend huit années encore que la mort
le délivre. Sophie vient tous les quinze jours à l'asile; on lui
entr'ouvro alors la cellule oti est assis, muet et courbé, son
ancien ami qui ne la reconnaît plus.
IV
Sophie Loàwenthal, au temps de ses relations avec Lenau,
avait déjà ses trois enfans, deux fils et une fille. L'atné des fils,
Krnest, fut tué à la bataille de Sadowa. 11 combattait comme
officier dans Taile droite autrichienne, qui fut prise en flanc par
lu seconde armée prussienne. Zoé Lœwenthal épousa, en 1852,
la baron de Sacken, et mourut dix ans après, âgée de quarante ans.
Le plus jeune des enfans de Sophie, Arthur, est mort le 14 dé-
cembre 1905, après avoir mis ses papiers à la disposition du
professeur Castle, qui en a tiré les deux publications qui font
l'objet de cet article. <« Ce livre, est-il dit dans la préface du pli»
important des deux volumes, ce livre lui appartient, non seule-
ment parce que son nom est inscrit sur le titre, mais parce que
chaque page est marquée de la droiture de ^on caractère, parce
qu'il n'a pas voulu que des réticences craintives ou des arrière-
pensées pusillanimes nuisent à la manifestation delà vérité, m
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LE MARTYRE d'uN POÈTE. 209
Max Lœwenlhal, Tépoux de Sophie, n'a pas conquis la renom-
mée littéraire qull ambitionnait. Ses ouvrages lyriques, épiques,
<lramatiques sont aujourd'hui oubliés, même son drame, sur
Charles XII, qu'il avait pourtant réussi à faire jouer sur le
théâtre de la Hofburg. Mais ses services administratifs ont été
récompensés par le titre de baron, qu'il a légué à ses descen-
dans. Il est mort en 1872.
Sophie, plus sage que son mari, a écrit un seul roman, et,
«près l'avoir écrit, elle l'a mis dans ses archives, où sans doute
11 dormirait encore, sans le souvenir de Lenau, qui continue de
planer sur l'auteur et le protège contre l'oubli.
Ce roman, intitulé Mésallié, est dirigé contre l'esprit de
«aste, plus puissant, parait-il, en Autriche que partout ailleurs.
On est mésallié non seulement lorsque, appartenant à la classe
noble, on se marie dans la bourgeoisie, mais encore lorsqu'on
épouse quelques quartiers de noblesse de moins que les siens.
On est placé à un certain échelon social : en descendre, fût-ca
pour les intérêts les plus sacrés, c'est déshonorer ses ancêtres et
se dégrader soi-^même, c'est imprimer une tache sur son blason.
Et la qualification de mésalliance ne s'applique pas seulement
à celui des deux conjoints qui descend, mais encore à celui qui
s'élève ou semble s'élever. Deux sangs différens ne doivent pas
se mélanger ; lé mélange ne pourrait que les corrompre l'un et
l'autre. Une jeune femme se dit mésalliée, parce qu'elle délaisse
sa condition bourgeoise en épousant un comte. Une autre dit *
« Je suis mésalliée ; la mère de mon mari était une demoiselle
d'origine commune, sa grand'mëre n'a pas de nom, tandis que
de mon c6té on pourrait remonter jusqu'au douzième degré sans
trouver une tache. » Elle oublie que son père, le prince Roedem,
^ épousé une bourgeoise. Le prince Rœdern a pour sa femme
tons les égards d'un parfait gentilhomme, mais il a besoin de
toute sa ténacité et de toute l'autorité de son propre caractère
X>our la faire agréer dans le monde oii il l'a introduite. Ce qui
ajoute à l'effet du récit, c'est que tous les membres de cette
Camille Rœdern sont essentiellement et foncièrement bons, sans
^rpie la bonté de leur nature ait pu détruire en eux la force du
préjugé ; le père lui-même parait par momens chanceler dans
^es principes. Rœdern a deux filles ; toute leur diplomatie con-
siste à empêcher leur frère de suivre l'exemple du père en épou-
sant leur cousine, la bourgeoise Ria, que pourtant elles aiment
Tom XXXVII. — 1907. 14
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210 REVUE DBS DEUX MONDES.
comme une sœur. Telles sont les données primitives du roman;
elles sont intéressantes et caractéristiques ; elles pouvaient don*
ner lieu à d'heureux développemens, si Fauteur avait voulu se
contenter d'une intrigue naturelle, simple et serrée. Mais elle
perd de vue à tout moment son point de départ, et s'égare dan»
des épisodes romanesques. Adalbert Rœdeirn, le fils du prince,
rencontre dans le parc du chflteau, à la nuit tombante, un
iiiconnu qu'il prend pour un rival ; il le frappe dû lourd pom-
meau de sa canne, et lui fait au front une profonde blessure,
qui amène plus tard la folie; il s'ensuit une séance en cour
d'assises, où Ria sauve son cousin par une série de ruses dignes
d'un juge d'instruction. Un banquier dispose de son héritage par
un acte écrit de sa main; après sa mort, où cherche en vain
l'acte parmi ses papiers ; on finit par le trouver en rouvrant le
cercueil, dans une petite cassette qu'une servante avait déposée
sur la poitrine du défunt. Il est probable que l'auteur, si elle
avait dû publier son roman, en aurait élagué ou redressé cer*
tains détails. Tel qu'il nous est donné aujourd'hui, il dénote de
l'observation et contient des traits de mœurs intéressans, mais
le plan en est fort décousu.
Sophie Lœwenthal est morte à Vienne le 9 mai 4889, dans
sa soixante^dix-neuvième année. Elle a occupé la dernière partie
de sa vie à élever les enfans de sa fille Zoé, à soutenir une
salle d'asile à Traunkirchen, enfin et surtout à recueillir et à
conserver tous les souvenirs dc'son poète, à suivre les publica-^
tions qui se faisaient sur lui, et auxquelles elle collaborait par-
fois, soit par les renseignemens qu'elle pouvait fournir, soit par
la communication de pièces inédites. A l'heure actuelle, une
édition complète des œuvres de Lenau, avec les variantes des
premières éditions, les essais de jeunesse et la correspondance,
est encore à faire. Quand elle se fera, Sophie Lœwenthal y aura
contribué pour une bonne part : ce sera son excuse, si elle en a
besoin, auprès de la postérité.
A. BOSSBRT.
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f^^W>^^^
HEVUE SCIENTIFIQUE
LA VARIÉTÉ DES FORMES VIVANTES
ET LA FIXITÉ DU FONDS VITAL
H faut en beaucoup de choses distingaer la tonne et le tond, la
^^^e et la substance, n le faut, en particulier, dans l'ordre des
^^Jets naturels. C'est sous ces deux pohits de vue que l'on a envisagé
^^ animaux et les plantes. On y peut considérer la tonne et la vie : la
^^ <Iiii a pour support une matiàre, la matière vivante avec ses pro-
^^^tés statiques et dynamiques; et, d'autre part, la torme des corps,
p ^^nflguration des édifices animés avec ses traits spéciaux de sur-
^^^ ou d'ossature. Des sciences distinctes se sont établies sur cette
^^^^^ence de points de vue : d'un c6té les sciences morphologiquei^
'^^ que Vanatomiê, la zoologie et la botanique proprement dites,
^^«^hées à la description des tormes, et d'un autre c6té, ]a physiologie
^^^^^aU qui envisage les manifestations de la substance vivante,
r^^t.raction faite des figures qu'elle revêt, qui étudie, en un mot^ le
^*^^ae^ pital.
1^ y a plus de trente ans que ces deux points de vue se sont pré-
^^^^9 comme distincts et séparés, puisque c^est avant 1876 que Claude
^^^^^^ard a Jeté les tondemens de la Physiologie générale, et a établi
^^ ^^^ science sur cette distinction môme. Il fallait, pour cela, démon-
l»^^^^ nettement l'existence d'un fonds commim à tous les êtres vivans,
{^ ^^^s partout reconnaissable et partout conservé, à travers les va-
l.^^'^^és ou les variations morphologiques ; et c'est bien ce qu'a fait 111-
^"^re physiologiste.
Hfut donc entendu et convenu, dés ce moment, que les lois mor-
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212 BEVUE DES DEUX MONDES.
phologiijnes devaient être compatibles avec cette règle fondamenlale
de ronité vitale. La zoologie et la botanique d*an côté, la physiologie
générale, de Tautre, formèrent des domaines distincts, des élats indé-
pendans, mais non point ennemis. Les doctrines, les hypothèses fon-
dées sur la considération des formes, de leurs enchainemens, de leur
succession, ne furent point considérées par les physiologistes comme
contradictoires au principe de leur science. Ceux d'entre eux qui, sor-
tant de leur compartiment professionnel, voulurent se mêler au mou-
vement de leur temps, ont pu être transformistes, évolutionnistes
selon Lamarck, Darwin ou de Yries, partisans de la ségrégation ou
des mutations périodiques, sans renier leur fixisme physiologique,
d'ailleurs relatif conune il sera dit tout à Theure. Et, par réciprocité,
les naturalistes les plus attachés à la doctrine de l'évolution et à ses
différentes f(#. mes ne furent point gênés dans leurs convictions par
l'affirmation d'un fonds vital commun chez des êtres dont les formes
et les degrés de complication structurale les intéressaient seuls.
Les biologistes de profession sont donc fort étonnés de voir aujour-
d'hui des publicistes annoncer la faillite du transformisme. Et pour-
quoi? parce qu'ils redécouvrent la permanence du fonds vital sous le
déguisement des formes changeantes. Des philosophes peuvent être
déçus, si, ayant fait de l'évolution, — et de l'évolution rapide, —
l'unique loi du monde vivant, ils aperçoivent tout à coup un ordre de
phénomènes qui résiste à cette loi ou, plutôt, qui lui obéit plus lente-
ment. Les naturalistes et les physiciens sont plus habitués à ces
restrictions des lois prétendues d'abord universelles. Ils admettent
parfaitement que le transformisme peut consister en une simple va-
riation des formes animales. Ils ont appris jadis, sans étonnement
que « ce qui change, ce qui se transforme, ce qui s'adapte, c'est la
forme, c'est l'ossature, c'est l'apparence extérieure des êtres... » n y
a beaux jours qu'ils ont entendu des formules conune celle-ci : « Le
nombre des formes animales peut être infini, la matière dont elles sont
constituées reste unique... » Avec les restrictions convenables, rien
n'est plus vrai que cette assertion, et rien n'est moins neuf.
La fixité du fonds vital, l'école nouvelle ne l'entend pas conune
nous. Au Heu de lui conserver la base solide des faits sur lesquels
Claude Bernard l'a établie^ eUel'étaye sur des conceptions intéressantes,
mais singulièrement fragiles. Elle en fait. un principe absolu, tandis
que nous la regardons conmie une vérité relative dont il faut mesurer
la portée et tracer les limites avant d'en tirer les conséquences. \
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REVUE SCIENTIFIQUE. 213
Et il résnlte de tout cela (pi'au Heu de faire bon ménage avec Tin-
stabilité des formes anatomiques, la fixité du fonds vital en devient au
contraire la négation. Celle-ci détruit celle-là et subsiste seule comme
règle et comme loi. Le transformisme s'écroule. L'évolution dispa-
raît; elle n'est plus qu'une erreur monumentale de l'esprit himiain.
L'adaptation, exact contre-pied de la réalité, sombre dans le naufrage
universel.
Les physiologistes, les disciples de Claude Bernard, déclinent toute
responsabilité dans la catastrophe philosophique ainsi prophétisée.
Celui qui signe ces lignes, en particulier, se défend d'y avoir aucune
part, bien que l'école nouvelle, qui compte d'ailleurs dans ses rangs
des philosophes et des lettrés de marque, MM. Jean Weber, Jules de
Gaultier, L. Corpechot, Paul Adam, ait fait quelque bruit de sa pré-
tendue conversion. C'est à tort que l'on a interprété dans ce sens une
lecture faite le 25 octobre dernier à la séance annuelle des cinq Aca-
démies.
Cette lecture était consacrée à un sujet plus modeste. Il s'agissait
d'exposer les principes sur lesquels repose la cure par déchloruration,
découverte thérapeutique récente due à M. F. Widal et à ses élèves,
MM. Javal, Achard, Ambart. C'était une matière un peu aride pour le
lieu et pour l'auditoire : l'auteur avait essayé de l'élargir, en terminant
son exposé par quelques réflexions générales. Considérant les. cellules
.vivantes dont l'assemblage constitue les organismes supérieurs, l'au-
teur comparait una fois de plus le corps de l'homme ou de l'animal à
une cité populeuse dont ces cellules seraient les citoyens anatomiques.
« Si, d'un animal à Tautre, ces organites élémentaires sont assemblés
en des formes architecturales différentes, ils vivent pourtant de la
même manière, s'alim^tent, digèrent, respirent, excrètent de même,
détruisent et édifient de la môme façon les principes chimiques im-
médiats. Le f(md$ vital est commun à tous, et presque fixe.
m Au contraire, les assemblages morphologiques en organes,
appareils, formes individuelles, formes spécifiques, sont prodigieu-
sement diversifiés. — Si l'orr met cette unité du fonds vital en regard
de l'infinie variété des formes, des structures, des aspects, on ne
peut s'empêcher de comparer l'œuvre de la nature à celle d'un fon-
deur qui jetterait dans des moules spécifiques, à chaque instant modi-
fiés et adaptés aux besoins du jour ou aux suggestions de l'heure
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r? -,l^
2i4 REVUE DES DEUX MONDES.
présente, un métal toujours le même. Et, ainsi, en face du transfor-
misme illimité, effréné, éperdu des formes zoologiques, se dresse
en un saisissant contraste la fixité relative du fonds physiologique. »
Et, plus loin, résumant sa pensée en une formule plus brère et
déjà employée d'aOleurs dans son livre sur La Vie et la Mort, l'auteur
disait : a Les êtres vivans différent infiniment plus par leur morpho-
logie que par leur physiologie. »
C'est là une doctrine qui n'est point nouvelle. La génération pré-
sente Ta reçue de Claude Bernard, qui lui-même ne l'a pas créée de'
pied*en cap, mais l'a coordonnée, précisée et assise sur un fondement
expérimental solide. Les termes mêmes dans lesquels elle est ici
exprimée se retrouveraient dans les écrits ou dans l'enseignement du
vieux maître disparu. Si cette manière de voir oppose la fixité relative
du fonds vital à la variété des formes vivantes, c'est dans un conU'aste
suggestif et non point dans une contradiction irréductible et dans un
antagonisme imaginaire. Et, puisqu'elle est détournée ici, par des
interprétateurs, de sa véritable signification, il importe de montrer
comment est entendue parles physiologistes cette doctrine de l'Unité
vitale qui prétend à n'être point confondue avec d'autres doctrines
beaucoup plus hasardeuses.
II
n y a donc dans les êtres vivans deux choses, la forme et la vie.
Cest cette formule même « la Forme et la Vie » qu'un naturaliste très
pénétrant, H. F. Houssay, donnait pour titre, il y a quelques années, i
l'ouvrage remarquable dans lequel il a su faire tenir le monde animal
envisagé sous ses divers aspects. La formule résume bien, en effet,
tout l'animal, l'être vivant tout entier. La première notion que noud
ayons des animaux, c'est celle de formes visibles, individuellement
discernables et reconnaissables. Elles sont, de plus, très diversifiées
de l'une à l'autre, du chien à l'oiseau, au poisson, au ver, à l'huître.
Tout le monde sent en outre, et plus ou moins vaguement, que ces
êtres ont quelque chose en commun par quoi ils se ressemblent entre
eux et diffèrent des objets inanimés; mais il est aussi difficile d'expli-
quer en quoi consiste cet attribut commun qu'il est facile, au contraire,
de décrire la figure, la taille, la couleur, c'est-à-dire les qualités de
la forme visible.
L'histoire naturelle s'est longtemps bornée à cette dernière tâche.
Ellle se contentait de la considération des formes, soit extérieures,
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RSTUE SCIENTIFIQUE. 215
c*e8l-à-dire d'aspect, soit intérieures, c'est-à-dire de structure : Fêtre
vivant était décrit comme un édifice, dont on représente d'abord l'élé-
vation en une sorte de tableau; puis, au moyen des plans et des
coupes, la distribution des parties et l'armature ou charpente. La
zoologie, la botanique ont été surtout des sciences anatomiques ou
morphologiijues, c'est-à-dire attachées exclusivement à la description
des formes.
Ce n'est que plus tard qu'a pu être abordée l'étude des inexpri-
mables qualités dont l'ensemble forme le quid commune^ le fonds
commun de l'animalité : et cette préoccupation répond à la création
d'une science nouvelle, la physiologie générale, avec son annexe,
Tanatoinie générale.
La date de cette rénovation des études biologiques se place vers
le milieu du siôcle dernier. Jusque-là, la considération du fonds vital
fut sacrifiée à ceUe de la forme. Aujourd'hui, nous voyons une exa-
gération contraire. La forme est subordonnée au fond par H. Le
Danteo; les lois morphologiques sont sacrifiées à la loi physiologique
par M. Quinton et ses amis. Ce sont là des excès de l'esprit logique, et
surtout de l'esprit de système. Un profond philosophe, M.E. Boutroux,
voit un défaut de l'esprit français dans cette inaptitude à concevoir
la coexistence des « contraires » ou seulement des « divers. » Ne
pouvant faire vivre en conciliation ces idées, cependant compatibles,
de la diversité extrême des formes vivantes avec la constance
relative du fonds vital, les esprits systématiques ont accordé la préé-
minence tantôt à l'une, tantôt à l'autre. Pour les anciens, pour Aris-
tote, l'être vivant était tout entier dans la forme. Guvier a pensé
de même. Il disait : « La forme des corps vivans leur est plus essen-
tieUe que leur matière. » L'histoire naturelle^ selon lui, devait raconter
et expliquer « les formes extérieures et intérieures des végétaux et des
animaux. »
Mais, d'autre part, et en appliquant le critérium même de Cuvier
et des naturalistes, d'après lequel l'importance d'un caractère s'ap-
précie à sa généralité et à sa constance, ne faudra-t-Il point dire que
le fonds vital relativement permanent et universel doit primer la'
forme toujours mobile et changeante? Ainsi, suivant les temps et les
écoles, c'est le point de vue de l'histoire naturelle que l'on voit
dominer on c'est le point de vue de la physiologie générale. Disons
qu'ils doivent se concilier et non s'exclure.
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216 REVUE DES DEUX MONDES.
III
' Le nom de physiologie générale n'est pas significatif; il exprime
mal la nature d*ane science alternativement statique et dynamique
qui considère également Tactivité et la structure de la matière vivante.
Son objet est l'étude de la vie, de la vie considérée comme l'attribut
universel des animaux et des plantes, sans distinction de règne, d'em-
branchement, de classes, de familles, de genres ni d'espèces; c'est
l'étude de la vie élémentaire, du fonds vital.
Et d'abord, il fallait établir l'existence et la nature de ce fonds
vital, de ce quelque chose de commun que le sentiment instinctif
des honmies a soupçonné et qui est impliqué dans l'appellation
équivoque d'êtres vivans appliquée aux animaux et aux plantes.
Nous avons dit que Claude Bernard, — dont le nom symbolise id
un groupe de savans dont il fut le plus éminent, — l'avait fait. Déjà
avant 1868, « sous les déguisemens des formes vivantes, il avait re-
connu l'existence d'un fonds identique (1) ; » son oreille exercée avait
saisi, « à travers l'instrumentation surchargée de l'œuvre vitale, te
bourdonnement reconnaissable d'un thème constant. » Dès cette
époque, il n'avait plus qu'à suivre les preuves d'une vérité que sdn
intuition et son expérience lui avaient révélée. Pour passer à la dé-
monstration et établir que les plantes et les animaux vivent de la
même manière, il a su pénétrer jusqu'au fond intime des fonctions
vitales, jusqu'aux conditions fondamentales de la nutrition, de la
respiration, de la digestion, et les montrer réalisées d'une manière
identique, partout et toujours, d'un bout à l'autre du règne vivant»
• L'illustre physiologiste a rempli ce programme dans les six années
qui s'écoulèrent de 1869 à 1875, et les résultats de ce travail considé
rable sont exposés dans son livre sur Les phénomènes de la vie com^
mune aux animaux et aux plantes. U est extraordinaire que cette œuvre
grandiose où Cl. Bernard, suivant une marche à la fois ferme et
savante, a déployé tant de ressources, soit inconnue des écrivains
d'aujourd'hui au point qu'ils en prennent les conclusions pour te
pastiche de quelque nouveauté contestable.
n y a donc quelque trente ans qu'ont été fixés les traits nécessaires,
permanens, communs aux êtres vivans. Faire connaître isolément
ces traits et les synthétiser ensuite en un tout, c'est définir la vie
(1) Revue physiologique, mars 1879, p. 299.
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f^W^^^:
REVUE SCIENTIFIQUE. 217
^iéinentttire, le fonds vital universel. Ce n'est pas le lieu d'exposer une
^ois de plus ces notions devenues classiq[ues. Disons seulement pour
tes résumer, que la communauté des phénomènes de la vitalité chez
tes ôtres vîvajis repose sur la communauté de leur structure anato-
^qvie, l'analyse microscopique ayant montré que tous sont résolubles
^ cellules ou organites élémentaires équivalens ; sur la communauté
"ô composition chimiqpie de la matière vivante, l'analyse chimiqpie
^ya.nt révélé l'analogie de composition de tous les protoplasmes; sur
'"^e oommunauté d'évolution qui amène l'être à grandir et à se déve-
°Pl>^r jusqu'à ce qu'il se divise; sur ime propriété de reproduction;
® ^i:ifln, et surtout sur une propriété d'accroissement ou « nutrition »
V^^ oonsiste en une relation d'échanges avec le miUeu ambiant.
IV
. ï-*existence du fonds anatomique universel est affirmée par la doc-
- ^^^ cellulaire. L'animal ni la plante ne. sont des unités indivisibles,
^ ^tres vivans sont, formés d'un organite, d'une cellule (proto-
^^^*"C8 et protophytes) ou d'un assemblage de cellules (métazoaires,
^^^-phytes) groupées suivant un plan qui préserve l'animal ou la
^^^^ tjd de ressembler à une cohue désordonnée.
l^^animal est donc une « multitude, » selon le mot de Goethe, « une
c:fen, » suivant l'expression non moins juste de Hegel; une « cité, »
. *^^^Xî une comparaison chère à Claude Bernard. Les citoyens de cette
^^ ont en eux-mêmes le ressort de leur vie qu'ils n'empruntent ni
^^^utîrent des voisins, ni de l'ensemble. Ces élémens anatomiq[ues
i^^ti,
, ^nt de môme : ils digèrent, respirent, se nourrissent sensiblement
^ ^-^même façon, comme le font tous les hommes ; et c'est là 1q fonds
^'^^^ commun. Mais en outre, chacun a sa tâche particulière, son
^^^t.^er, sa profession, son industrie, ses talens, par lesquels il con-
^^*^xie à la vie sociale et paï* laquelle il en dépend, n est, en même
^, **^l)s qu'un être autonome, un élément de l'ensemble, une pierre de
^ifice municipal ou national. .
Kq acceptant cette assimilation de« l'être organisé à une cité, ce
j^^^-*^"* les citoyens anatomiques, comme nous les ayons appelés, c'est-
^^^^e les habitans, envisagés au point de vue purement zoologique,
^^^ Sont les composans véritablement actifs, les dépositaires réels du
^^s vital. La base de l'alimentation est la même pour tous : il leur
^^ ^e l'eau, dos matériaux azotés et ternaires analogues, les mêmes
^ t^ancos minérales, le même gaz vital, l'oxygène. Il n'est pas moins
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^
t
218 REVUE DES DEUX MONDES.
nécessaire ^e les déchets et les matières usées, très semblables en
tous points, et toujours incommodes, insalubres ou dangereux soient
enlevés et transportés aux décharges et de là hors de l'enceinte.
Et» d'autre part, si l'animal est une ville, la formt typique qui est ^
son trait signalétique par excellence est représentée par la forme exté-
rieure de l'agglomération urbaine et par son organisation, c'est-à^
dire par l'ensemble de ses institutioiïs, de ses moyens de commu-
nication, de ravitaillement^ de ses conduites et de ses décharges. La
configuration de la ville dépend de mille circonstances extérieures,
du cours d'une rivière ou du transit d'une route où s'est établi le
premier fondateur, de la forme de la vallée et de la disposition des
GolUnes et de leur orientation; et quant à l'organisation, elle est sou-
mise à tant de conditions de temps, de lieu, de degré de dvilisalion,
que la variété de tous ces traits est bien propre à donner une idée de
la variété et de la mutabilité des formes animales en contraste avec
rinvariabilité relative du fonds vital commun à ses habitans.
Mais les comparaisons de ce genre, si elles ont l'avantage de don-
ner une expression concrète à nos conceptions, ont aussi leur danger.
L'image que l'on substitue à l'objet réel ne lui est jamais exactement
superposable et risque d'en donner une idée fausse. Ici, par exemple, ^^ .,
il n'est pas certain que le&élémens anatomiques, les cellules oonsti- — ^.
tuantes du corps animal soient aussi indépendantes les unes des ^^^^
autres que peuvent l'être les citoyens d'une ville. L'animal composé, ,^ ^,
le métazoaire, n'est ni quant à sa forme, ni quant à sa vie, une simple ^=^ 4a
agglomération de cellules contiguës. Certains naturalistes, comme ^^.me
Sedgwick en 1895, ont prétendu que le corps animal était non pas un ^"■^-«n
agrégat, mais un réseau dont les cellules, au lieu de rester indépen-
dantes, se rattachaient les unes aux autres par de grêles prolonge-
mens, par des ponts protoplasmiques. Et, de fait, on trouve une
disposition de ce genre dans les cellules sous-épidermiques et en ^m^k^u
général dans les élémens du mésenchyme anastomosés en réseau : le ^^M^ le
S]Fstème nerveux, lui-^méme, envisagé dans sa totalité, ne serait autre ^^ -*^®
chose, d'après les adversaires de la doctrine du neurone, E. Pflûger, « "'^■^•ï*»
0. Schmlz et d'autres, qu'une masse unique, une sorte d'amide gigan
tesque. Toutefois, ces restrictions à la doctrine cellulaire ne peuvent ^'^^^^t
avoir qu'une répercussion insignifiante sur la conception du fonds ^Mda
vital universel prouvé par l'unité anatomique des êtres vivans.
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REVUE SaENTlFlQUB. 219
L'unité ddndqm des êtres yiyaas n'est pas douteuse. On peut résu-
mer ToBuvre de la chimie physiologique depuis trois quarts de siècle
en disant qu'elle a établi la très grande analogie de composition de
leur substance fondam^dtale. Cette identité essentielle de composition
des corps organisés est le meilleur soutien de la conception d'un
fonds vital universel. Historiquement, elle en a, d'ailleurs, fourni la
première expression.
n y a donc une matière vivcmte : Buffon Ta déclaré le premier ;
Biais il s'en faisait une idée fausse, n croyait à une sorte de « corps
simple » dépositaire d'un rudiment de vie» exclusif aux animaux et
aux plantes. Ce n'est pas cela; ce n'est pas davantage uil principe
immédiat, une substance chimiquement définie : c'est un complexe,
caractérisé à la fois par uu arrangement physique colloïdal encore
inconnu et par un mélange en proportions variables de certaines
matières protéiques : c'est une sorte de constellation dont l'analyse
chimique ne sait recueillir que les débris.
Cette matière vivante, nommée protoplasme par la plupart des ana-
tcmiistes , peut être considérée, dans one première approximation,
comme une substance unique, sans forme dominante, identique dans
lee animaux et dans les plantes ; c'est en elle que s'incaxne la vie dans
ce qu'elle a de simple, d'universel et de permanent, la vie à l'état de
nudité, dépouillée de tout attribut accessoire. Huxley en faisait « la
(hase physique de la vie. » lies organismes vivans, « leurs divers
rouages, les cellules, nous représentent seulement des moulages dilTé-
rens de cette matière unique (1). — Jetée dans différons moules,
entourée d'une enveloppe, munie d'un noyau, la matière protoplas-
jnique constitue la base de toute oi^aLlsation animale ou végé-
tale. »
n ne faut voir dans ces formules de Claude Bernard qu'une pre-
mière approximation de la vérité réelle. Le protoplasme n'est point, en
effet, une substance unique, mais une catégorie de substances qui
pouvait être distinguées et sériées et qui se caractérisent précisément
par leur instabilité, n n'y a point un seul protoplasme ; fl y en a une
infinité, autant qu'il y a d'individus distincts et, peut-être, de parties
distinctes dans l'individu. Mais cette variété ne repose certainement
(1) Ce sont les phrases textueUes dans lesquelles se traduisait la pensée de Claude
Bernard. Bêoum philosophique de 1879, p. 305 et 407.
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220 REVUE DES DEUX MONDES.
que sur des dififérences extrômement faibles. Tous ces protoplasmes
ont une composition très analogue. Et en négligeant les minimes
variations individuelles, spécifiques, génériques et ordinales il est
permis de parler « au singulier » du protoplasme et de la matière
vivante. La ressemblance chimique fondamentale de tous les proto-
plasmes est certaine, et c'est ce qui autorise à décrire leur composi-
tion typique qui se ramène à un mélange de matières protéiquesà
noyau hexonique ou de polypeptides. M. Le Dantec a insisté avec
raison sur la diversité des protoplasmes. Suivant ce biologiste, le
protoplasme serait, en effet, individuel. Pour parler conmie lui, il
faudrait dire que la substance chimique de Pierre est non seulement
de la « substance d'honmie, » mais, en tous lieux du corps, dans
toutes ses cellules constituantes, l'exclusif protoplasma de Pierre,
différent de celui de Paul.
Si Ton pousse les choses à ce degré, si l'on ferme les yeux aux
analogies pour ne s'attacher qu'aux différences, si l'on se refuse à
abstraire et à généraliser, on se trouvera donc conduit à admettre une
variété dans les protoplasmes, c'est-à-dire dans la matière vivante, qui
correspondra à la variété dans les formes vivantes. Et ainsi, s'éva-.
nouirait, sur ce terrain spécial, l'opposition ou le contraste que nous
ne cessons de signaler depuis le début de cette étude entre l'unité du;
fonds vital et la multiplicité des formes vivantes. »
Mais ce serait un abus de raisonner de cette façon. L'œuvre de la
science consiste à abstraire le détail. Et M. Le Danteo lui-même
pour arriver à la notion du protoplasme individuel a dû opérer une
abstraction de ce genre : il a négligé la diversité des protoplasmes
des divers organes.
L'expérience, d'ailleurs, a prononcé sur ce point. On a comparé
les protoplasmes d'êtres très inférieurs, d'organismes monocellulaires
de champignons myxomycètes (asthalium), de globules de levure aux
protoplasmes de cellules libres (leucocytes) d'animaux très élevés tels
que les mammifères. La nature des composans protéiques libérés par
la désagrégation du protoplasme a été trouvée la même dans les
deux cas par Reinke et Rodewald. On y a reconnu également les
mêmes hydrates de carbone, les mêmes graisses, les mêmes sels mi-
néraux, les mêmes fermens. On a cependant trouvé une différence :
mais elle est d'ordre secondaire. Elle porte non sur la nature des sub-
stances, mais sur leur nombre. En passant de la cellule œuf à l'orga-
nisme adulte, ou de l'organisme inférieur à un organisme plus élevé
le nombre des substances protéiques augmente par suite de modiûca-
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nEVUE SCIKNTIFIQUE. 221
'dons dans les rapports (juantitatifs de composés chimiques d'ailleurs S
identiques. '
En résumé, la variation du fonds vital est minime par rapport à ^
^îelle des formes; et, si Ton est transformiste, on dira que l'évolution
^ti protoplasma est lente en regard de celle des espèces. Mais on ne
J>eut douter qu'A y ait eu évolution progressive, si traînante qu'elle ait '
étt, et une véritable adaptation du protoplasma aux contingences
extérieures, depuis le temps où le premier protozoaire est apparu au
sein des mers.
La fixité du fonds vital a été déduite encore d'un autre ordre de
considérations relatives à la composition de ce ({ue l'on a appelé plus
ou moins exactement le « milieu vital. » Ce serait un nouveau chapitré
ï^i'îl faudrait ajouter à cette étude. Nous ne nous refusons point à le
faire. Mais ce n'est pas ici le lieu.' Il s'agit, en effet, de doctrines trop
controversées, d'interprétations trop combattues, pour qu'il y ait
intérêt k les développer devant le grand public. Il suffit d'avoir rap-
pelé aujourd'hui que la question de la fixité du fonds vital a été portée
depuis bien longtemps devant les physiologistes et les naturalistes, et
<^la par des voies fort différentes de celles par lesquelles on l'y
ramène aujourd'hui.
A. Dasthe.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Hdéoeiiilm.
Les éyénemens se sont précipités depuis quelques jours très rapide-
ment ; mais ils ont compliqué la situation plus qu'ils ne l'ont sim-
plifiée. Le gouvernement a expulsé Mgr M ontagnini et a mis la main
sur ses archives, qui comprenaient celles de Fancienne nonciature.
U a fait voter au pas de course par la Chambre une loi nouvelle,
qui n^est qu'une improvisation incohérente et, sur le point le plus
important, celui qui se rapporte aux édifices religieux, inquiétante et
obscure, n a procédé à la reprise des palais épiscopaux et des presby-
tères. Enim mot, il a changé brusquement de politique, et a remplacé
la modération, ou, si Ton veut, la temporisation dont il avait paru
faire le principe de sa conduite, par une hâte fiévreuse de procéder à
des mesures d'exécution. On a alssisté à Paris, et un peu partout, à des
scènes infiniment pénibles : des prêtres &gés et infirmes ont été expulsés
de leurs demeures où ils avaient cru, d'après des déclarations anté*
rieures, pouvoir séjourner pendant quelque temps encore. L'Ëglise,
naturellement, s'est émue. En signe de deuil sans doute, la messe d»
minuit n'a pas eu lieu cette année, le jour de Noël, dans on grand
nombre de diocèses. Et pourquoi tout cela? Parce que des instructions
venues de Rome ont interdit aux membres du clergé de faire, pour
réunir les fidèles dans les églises, la déclaration prescrite par la loi
de 1881. Aussitôt le gouvernement a perdu la tête, n s'est écrié qull
y avait là une violation formelle de la loi, chose intolérable et qui.
exigeait des représailles immédiates. Autant il s'était montré conci'-
liant, autant il allait se montrer dur, et implacable. Et il s'ès^
montré, en effet, tout cela. Mais il y a mis une grande maladressa.
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(ppgç-'rr
REVUS. — CHHONIQUB. 223
k moins ^*il n'ait voulu changer, non seulement de moyens, mais
^ but. Son but avoué était hier l'apaisement : on se dexpande ce
^11 est désormais.
n faut ici admirer le singulier illogisme des choses humaines 1
Pendant plusieurs mois, on a entendu le gouvernement dire très haut
qu'il appliquerait la loi de 1905, rien que cette loi, toute cette loi. Elle
«vait tout prévu; elle suffisait à tout ; et, quoi qu'on pût faire ou dire
i Rome ou ailleurs, aucime force humaine ne l'en ferait dévier. Il y
^<zrait eu quelque grandeur dans cette attitude, si le gouvernement
^'y était maintenu, n aurait fait preuve d'une belle possession de lui*
Oftôxne, si, en dépit de tout ce qui pouvait advenir, il était resté à la
auteur où il s'était placé, laissant les orages se former au-dessous
^^'^B qu'aucune perturbation inférieure ne remontât jusqu'à lui et ne
^^t troubler sa sérénité. On a pu croire, peudant quelques semaines,
V^'£l en serait ainsi. M. Briand répondait avec beaucoup de sang-froid
^^^ «icycliques du Saint-Père; il donnait à la loi des interpréta-
^oi^s souples et ingénieuses qui permettaient de l'adapter à toutes
1^8 circonstances; on reconnaissait en lui quelques-unes des qna-
^^s d'un homme de gouvernement; ses adversaires eux-mêmes ren*
^^ex^t justice à la convenance de son langage et à la modération de
ses a«t6B. Tout d'un coup, changement complet I M. Briand annonce
^^"^ s'était trompé ; que la loi de 1905 ne suffit plus à une situation
Profondément modifiée, et qu'il se voit obligé de procéder à des
''^sxires de rigueur. Sa parole même devient embarrassée, hésitante,
^^^fois violente. Que s'est-il donc passé de si considérable? Nous
^^ons dit : le Pape s'est prononcé contre la déclaration. Mais qu'est-
^ ^onc que la déclaration? Est-ce un de ces actes essentiels, impor-
^^3, indispensables, à l'exécution desquels le maintien de la paix
^Y^ olique est attaché ? Non, c'est une formalité qui tend de plus en
^^ à tomber en désuétude, dont on se passe dans beaucoup de
#• • * «
'^^i^^^
et qui, dans l'espèce, est pratiquement indifférente. Elle ne peut
% ni bien ni mal. On comprend que le gouvernement l'impose,
^^^me U loi l'y convie, lorsqu'il s'agit d'une réunion publique exi-
^^^t^t de «sa part certaines mesures de précaution. Mais en est-il ainsi
f ^^^^=^^ les réunions des fidèles dans une église? Les mœurs sont id plus
y _^^^^s que tout, et elles apportent avec elles la meilleure des garanties.
^T^ gouvernement le sentait fort bien lui-même lorsqu'il se contentait
^^^^^^^e déclaration annuelle. Cette déclaration n'avait plus qu'un carac-
^/^"'^ symbolique. Alors, demandera-t-on, pourquoi le Pape l'a-t-il
^Vasée? Ce n'est pas à nous de le dire, et nous aurions beaucoup de
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224 REVUE DES DEUX MONDES.
peine à le faire. Si la déclaration n'a aucune importance pour TËtat,
elle ne semble pas en avoir davantage pour TËglise. Le refus du Pape
a causé à peu près partout une surprise extrême. Et c'est précisément
parce que la rupture définitive s'est produite à propos d'un fait insi-
gnifiant en soi (ju'on a de la peine à s'explicpier ce qu'a eu d'impé-
rieux l'exigence de l'Ëtat et d'absolu l'intransigeance de l'Église. Il
est bien difficile de s'entendre, lorsqu'on est si loin môme de se com-
prendre.
Parmi les actes auxquels le gouvernement s'est laissé emporter, il
n'en est pas de plus condamnable, nous ne disons pas que l'expulsion
de Mgr Montagnini, mais que la mainmise sur les archives dont il
était le gardien. L'expulsion est une mesure brutale qui se rattache à
la série de brutalités par leEquelles M. Combes avait procédé à la rup-
ture avec le Saint-Siège. Son moindre défaut est d'ailleurs d'être inu-
tile. S'il est vrai que Mgr Montagnini servait d'intermédiaire entre le
Vatican et le clergé français, on en trouvera aisément un autre qui,
pour être moins apparent, n'en sera ni moins actif, ni moins efficace.
Le gouvernement ne l'ignore pas, mais il a voulu répondre par une
offense directe et personnelle à l'interdiction du Pape relative à la
déclaration. C'est de là déplorable poUtique : eUe aggrave les choses,
au lieu d'en atténuer l'acuité. Toutefois, si le gouvernement s'était
contenté d'expulser Mgr Montagnini, on aurait pu croire qu'il avait
voulu donner satisfaction à la violence de quelques-uns de ses amis,
et peut-être se dispenser de faire davantage : mais alors il aurait dû
mettre, en présence du prélat italien, les scellés sur les archives de la
nonciature et montrer par là sa ferme volonté de les respecter. Il a
fait le contraire, il s'est emparé des archives. Nous savons bien qu'il a
protesté de son intention de ne conserver et de n'utiliser de tous ces
documens que la partie postérieure à la rupture avec le Vatican. Il y
cherchera sans doute les élémens d'un complot contre les lois du
pays, et il en trouvera certainement d'aussi sérieux que ceux sur
lesquels, à la veille des élections législatives, il a éohafaudé un autre
complot dont il n'a plus été question depuis. Quant à la partie des
archives antérieure à la rupture, le gouvernement déclare qu'elle est
sacrée pour lui; il n'y touchera pas; il n'y jettera pas les yeux. On nous
pardonnera de ne pas dire ce que nous pensons de ces belles assu-
rances : une sorte de pudeur nous retient à l'égard de Tétranger. Des
magistrats sont chargés de faire le triage des dossiers :ils sont assistés
par un diplomate dont on se demande si sa présence est une garantie,
ou le contraire. A quoi bon insister? Tout est fâcheux dans cei inci-
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REVUE. — CHRONIQUE. 225
dent, le fond et la forme, n est gratuitement blessant pour le gouver-
ne fxient pontifical ; il est peu glorieux pour le gouvernement de la
RéjpnMque j et nous ne croyons pas qu'il soit destiné à faire faire des
pr^ogrès au droit des gens.
l^^e ministère ne s'en est pas tenu là : il a déposé un projet de loi
do lit l'objet apparent, et peut-être sincère, est de donner à l'Église de
Fr^Lnee le droit commun qui a été à maintes reprises revendiqué pour
dUo, et aussi de régler la question des édifices du culte. De ce double
bvity il est à craindre que le premier n'ait pas été atteint; quant au
s^ciond, il a été certainement manqué. Le projet de loi nous en a
élox^iQé au lieu de nous en rapprocher. Sauf sur un point, la reprise
i^^ïïx^diate et la dévolution faite aux communes des biens ecclésias-
^^ï>xes, ce projet est d'ailleurs inutile et le gouvernement pouvait
sép^uguer la peine de le rédiger : il est vrai qu'il ne s'en est pas
^orijrx^ beaucoup pour cela.
L« droit commun pour l'Église, que de fois ne Va-t-onpas entendu
^^^'ïf^^nder I M . Briand a eu cependant tort de due à M. RibolJqu'D avait
ét^ X'^clamé par lui et par ses amis. Rien n'est plus inexact. C'est sur-
^^* è droite qu*on a revendiqué le droit commun, sans se rendre assez
ï^ett.^naent compte de ce qu'il était. Nous avons, ici môme, prédit
^^^^^ catholiques qju'ils y trouveraient une déception : et comment pour-
^^^^^il en être autrement dans un pays de Concordat séculaire, où pas
^^^ seule loi jusqu'ici n'a été faite en vue de s'adapter à la séparation
^ ^^ Eglise et de l'État ? On s'en est aperçu tout de suite lorsque le gou-
^^'^Xement, puisant dans le droit commun, en a retiré la loi de 1881
^^^t^ve aux réunions publiques, et a essayé de la mettre en harmo-
r^^ avec les conditions indispensables à l'exercice du culte. Il a
*A^, — pourquoi ne pas le dire ? — donner à cette loi une double en-
^^ ^^«, en supprimant la formalité du bureau et en décidant qu'au lieu
^^^^^^^e déclaration pour chaque réunion publique, on se contenterait
. ^^^e seule pour toutes les réunions d'une môme année. On Ta fait à
^^ bonne intention, certes ! mais avec un complet insuccès. 11 y
j ^Xt là une part de fiction, à notre avis innocente : malheureusement,
ï^ape n'a pas voulu s'y prêter. Et les catholiques n'avaient pas tort,
•^^^ avoir examiné la loi de 1881 en elle-même, de dire qu'elle
^^^alt pas été faite pour eux. Rien de plus juste : seulement, ce qu'ils
^'^ dit de cette loi, les catholiques pourront le dire de toutes les
^^^^l^s. Ce serait, par exemple, un vrai miracle si la loi de 1901 sur
^ associations assurait d'une manière satisfaisante l'exercice du
^^te : elle a été faite par M. Waldeck- Rousseau qui s'est bien gardé
TOME iixvii. — 1907. iS
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226 REVUE DES DEUX MONDES.
de la destiner à cet usage, car il était tout autant que nous partisan du
Concordat et adversaire de la séparation. La loi de 1901 est, à quel-
ques égards, plus élastique et plus souple que celle de 1905. Elle
permet au clergé de faire des associations qui ne seront composées
que de deux personnes, et dont l'action ne sera pas enfermée dans les
anciennes circonscriptions ecclésiastiques. Elle lui permet en outre
de ne faire de déclaration que si l'association veut acquérir la per-
sonnalité juridique. Elle lui permet enfin d'échapper, pour Tadminis-
tration de ses biens, au contrôle de TËtat que la loi de 1905 avait
organisé d'une manière fort tracassière. Mais quels seront ces biens ?
La loi de 1905 les a si étroitement limités qu'ils semblent condamnés
à être insuffisans. Quoi qu'il en soit, voilà le droit commun : ce sont
les lois de 1881 et de 1901. Le gouvernement, après avoir bien cher-
ché, n'a pas trouvé autre chose. La loi qu'il a présentée aux Chambres
a mis très généreusement, mais peut-être ironiquement, tout ce droit
commun à la disposition des catholiques. Y trouveront-ils les res-
sources dont ils ont besoin pour vivre ? Nous en doutons.
Un député, M. Guieysse, a demandé qu'à cette nomenclature des
lois de droit commun on ajoutât celle de 1 905, ce qui a été fait. Quoique
cette ^oi ne soit pas bonne, c'est encore à notre avis la moins mau-
vaise de toutes, pour la simple raison que ce n'est pas une loi de droit
commun et qu'elle a été faite en vue d'un objet particulier, l'exercice
du culte. ËUe s'y adapte mal, mais elle s'y adapte. Le malheur est
qu'elle perdra, par le vote de la loi nouvelle, une grande partie des
avantages qu'elle présentait. Elle opérait, en effet, entre les mains des
associations cultueUes la dévolution des biens ecclésiastiques dans
des conditions précises. Les édifices du culte, les églises, suivaient le
sort de ces biens, non pas en ce qui concerne leur propriété qui^res-
tait à l'Ëtat, aux départemens et aux communes, mais pour tout ce
qui se rapporte aux conditions de leur jouissance. De toutes ces dis-
positions de la loi de 1905, il ne restera rien avec la nouvelle loi. 11
est difficile de sonder les dispositions véritables du gouverne meUt. On
sait que M. Briand avait fait un grand et heureux effort pour laisser
provisoirement le sort des biens ecclésiastiques en suspens; mais il a
été débordé et entratné par un mouvement dont il n'était plus le
maître. Ce n'est pas sans beaucoup de peine qu'il était parvenu à arra-
cher pendant ime année encore les biens des fabriques et des menses
épiscopales à l'impatience et à la rapacité des radicaux-socialistes ; il
avait pour cela joué son portefeuille ; mais il l'aurait perdu, — et Dieu
sait quelles mains en auraient hérité ! — si, après le refus de déclara-
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REVUE. — CHRONIQUE. 227
lioa fait par le Pape, U avait persisté dans la même voie. Le nou-
reau projet décide donc que les biens de TÉglise iront tout de suite
aux communes. Ce sera d'ailleurs pour elles, dans beaucoup de cas,
on triste cadeau de jour de Tan I Les déclarations antérieures faites
à ce sujet par M. Briand restent vraies. Les biens ecclésiastiques sont
encombrés, alourdis de charges nombreuses que les communes
devront remplir, et, si eUes ne le font pas, on tremble à la pensée de
tous les procès auxquels elles seront exposées ! Ce sont des « nids de
vipères, » disait il y a quelques jours h peine M. Briand, en parlant de
ces biens équivoques. Ils n'ont pas changé de caractère parce que
le gouvernement s'est cru obligé de changer de politique, et les
communes éprouveront bientôt autant de regrets de les avoir reçus
que les paroisses de les avoir perdus. ,
Mais les radicaux-sodalistes n'ont pas vu autre chose dans lé projet
de loi. Tout ce qui se rapporte à l'organisation de l'Ëglise leur a semblé
indifférent, et peut-être n'avaient-ils pas tout à fait tort. Que les catho-
liques s'organisent suivant la loi de 1881, ou suivant celle de 1901, ou
encore suivant celle de 1905 quand cette dernière sera allégée des
biens ecclésiastiques, que leur importe? Ce que nous venons de dire
nous-môme ne nous éloigne pas beaucoup de la même conclusion. Les
biens seuls intéressaient les radicaux : ils voulaient les prendre com-
plètement, immédiatement! Ils ont même songé à disjoindre cette
partie du projet de tout le reste pour la voter toute seule, et il a fallu
au gouvernement un effort énergique pour s'y opposer. Des intrigues
très actives s'ourdissaient déjà dans l'ombre contre lui. M. Clemenceau
y a coupé coiu*t, au moins pour le moment, par la manière brusque
dont il a pris à partie M. Pelletan à la tribune, et dont il a fait sentir
à la Chambre elle-même les lanières de son éloquence sèche et tran-
chante. Mais on n'a pas pu empêcher la Commission de renverser
l'ordre des articles de la loi, et de mettre au commencement tout ce
qui se rapportait aux biens ecclésiastiques, avec l'arrière-pensée per-
^tante que, ces dispositions une fois votées, la suite deviendrait ce
qu'elle pourrait. Ce calcul a d'ailleurs été déjoué : la loi a été votée
tout entière.
La discussion a été courte, et, la droite ayant annoncé l'intention de
s'en désintéresser après avoir protesté, il n'y en aurait pour ainsi dire
pas eu si M. Ribot, dans un discours bref, pressant, éloquent, n'avait
pas éclairé le point le plus mal venu de cette loi de circonstance,
dont on ne saurait dire, comme on Ta fait de la loi de 1905, qu'elle se
suffit à elle-même. Elle sera certainement suivie de plusieurs autres
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228 REVUE DES DEUX MONDES.
destinées à la corriger ou à la compléter. On peut se résigner à la
perte des biens ecclésiastiques : quelle que soit son étendue, c'est
un malheur matériel. Mais qu'adnendra-t-il des églises? Le gou-
vernement de la République ayant renoncé à négocier directement
et ouvertement avec le Papç, les deux puissances emploient ce
que M. Briand a appelé le « maximum de négociations indirectes : »
c'est-à-dire que M. Briand fait des discours et que le Pape fait des
encycliques. Mais encore faudrait-il se lire et tenir quelque compte
de ce qu'on dit de part et d'autre. On ne le fait malheureusement
ni à Paris, ni à Rome, ce qui donne à croire une fois de plus que
cette manière de négocier est la pire de toutes.
Le Pape, dans sa dernière encyclique, s'est prononcé contre les
associations cultuelle^, « tant qu'il ne constera pas, d'une façon cer-
taine et légale, que la divine constitution de l'Ëglise, les droits im-
muables du pontife romain et des évéques comme leur autorité sur les
biens nécessaires à l'Église, particulièrement sur les édifices sacrés,
seront irrévocablement, dans lesdites associations, en pleine sécu-
rité. » Or, que deviennent les édifices sacrés avec la loi nouvelle ? Dans
la loi de 1905, ils devaient, comme les biens ecclésiastiques, être remis
aux associations cultuelles qui se seraient formées conformément aux
règles générales du culte, c'est-à-dire à la hiérarchie ecclésiastique.
Désormais, rien de pareil. Les églises sont remises à la disposition de
leurs propriétaires qui, dans l'immense majorité des cas, sont les
communes. Elles resteront, il est vrai, affectées au culte, jusqu'au mo-
ment où leur désaffectation aura été prononcée régulièrement : mais où
est la garantie que les choses se passeront ainsi? Avec la loi de 1905,
la garantie était dans l'article 4 : cet article n'existant plus dans la loi
nouvelle, elle n'est nulle part. Le maire attribuera l'église à un curé
quelconque, celui qui lui conviendra, en vertu d'un acte administratif
dont le caractère et les conditions restent indéterminées. Et quoi
de plus fragile que cette attribution qui pourra être toujours révo-
cable? Il suffira que le curé cesse de plaire à la municipalité pour
qu'on lui enlève son église. On fera tous les quatre ans les élec-
tions municipales sur cette question, qui sera^ dans quelques-unes de
nos communes rurales, une cause perpétuelle d'agitation. Le danger
de schisme, que l'article 4 de la loi de 1905 avait à peu près conjuré,
redeviendra très menaçant. Si le Pape, à tort ou à raison, n'a pas
trouvé dans la loi de 1905 une sécurité suffisante pour l'usage des
édifices du culte, on se demande comment il la trouverait dans la loi qui
lui succède. M. Ribot a projeté sur toutes ces difficultés une lumière
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pl^^^p^"^*^-
REVUE. — CHRONIQUE. 229
aveuglante : la réponse de M. Briand a été inintelligible. — Vous de-
maixdez, a-t-il dit, ce qu'il y aura à faire a s'il se forme une association
de g^ens qui ont une arrière-pensée et si le curé désigné par lé maire
est un faux curé! Dans ce cas, U y a les affectataires, il y a les catho-
liq^ues, qui pourront faire ce qui est permis à tous les citoyens dont
les droits sont lésés : se pourvoir devant les tribunaux et plaider leur
ca.ij.se. » — M. Briand a l'habitude d*énoncer clairement ce qu'il conçoit
l>ieri : on ne saurait dire que, cette fois, il ait parlé clairement. À ce
mol d' « affectataires, » M. Ribot a demandé : « Qu'est-ce que c'est que
cela.? » et M. Briand a répondu : « C'est un terme de droit. » Peut-
être ; mais, s'il a un sens, ce terme de droit désigne les personnes à
qrii xm objet a été affecté^ et on ne voit pas comment ces personnes
poixiraient se plaindre de cette affectation. Quant aux catholiques,
adlmettons que l'un d'entre eux puisse faire un procès à un affectataire
qni n'avait pas qualité pour recevoir : sur quel article de loi s'appuie-
ra-t-il? Il n'y en a plus un seul qui impose au maire la moindre con-
dition pour l'attribution de l'église. Plus d article 4! Plus môme
^'article 81 M. Ribot a rappelé dans son discours que M. Clemenceau,
adversaire de l'article 4, l'avait attaqué au Sénat. M. Clemenceau avait
^t pourtant au sujet des églises : « On les attribuera de bonne foi aux
^tholiques. » De bonne foi, c'est un mot dont on aurait peut-être
P^ se contenter; mais, après l'avoir prononcé au Sénat, M. Clémen-
^^u l'a laissé dans son discours, U ne l'a pas mis dans son projet de
1^^- On ne voit donc, dans ce projet, ni quels sont ceux qui pourraient
^froduire un recours devant les tribunaux contre une attribution illé-
^^, ni même comment cette attribution pourrait jamais être illé-
^1^, puisque la loi n'y met d'autre condition que le bon plaisir du
^^re. N'aurait-il pas mieux valu, puisqu'on voulait attribuer tout de
^Wte les biens ecclésiastiques aux communes, borner à cela l'effet de
^ loi nouvelle et laisser tout le reste en l'état? Les églises demeurent
^"^ertes. Les services religieux peuvent y être célébrés en vertu d'une
^^laration que le gouvernement fait faire par deux personnes, les
P^^ttiières venues : c'est le biais qu'il a trouvé pour tourner la diffi-
^l^é qu'il s'était créée à lui-même, et rien ne montre mieux le cas
^'il convient de faire de l'inutilité de la déclaration. Pourquoi n'en être
^^^ resté là? Pourquoi avoir apporté à la situation des complications
*^oxi\elles? Les choses s'arrangent mieux toutes seules qu'elles ne le
^^t sous l'inspiration, le plus souvent malencontreuse, de ce qu'oa
^Pï^Ue le législateur.
^t nous en revenons à la question que nous nous sommes déjèr
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'^-^
230 REVUE DES DEUX MONDES.
posée : le gouyemement cherche- t-il une solution véritahle? Se
propose-t-il pour but l'apaisement? Dans ce cas, il s'est trompé une
fois de plus. La dernière loi qu'il a imaginée ne dénouera pas toutes
nos difficultés. On se fait, on continuera sans doute de se faire de part
et d'autre beaucoup de mal, et il en sera ainsi jusqu'à ce que la
fatigue générale, l'abattement, l'épuisement, amènent des dispositions
plus conciliantes, n est fâcheux de devoir à de pareilles causes le
règlement de nos conflits, plutôt qu'à l'esprit de tolérance et à la
raison, n est fâcheux aussi de voir le gouvernement se départir de la
fermeté tranquille qu'il avait montrée jusqu'ici, pour céder aux exi-
gences de ses amis avancés : cela peut le conduire loin! Nous termi-
nons mal l'année; nous commencerons mal l'année prochaine; et,
quoique la date de cette chronique nous y porte, nous n'avons pas le
courage de faire des vœux qui auraient peu de chance d'ôtre réalisés.
Que dire du travail législatif? La dernière crise ministérielle y a
sans doute apporté quelque retard ; mais ce n'est pas la seule cause
qui ait agi sur lui, tantôt pour le ralentir, tantôt pour le précipiter,
toujours pour le troubler. Jamais il ne s'est poursuivi avec moins de
méthode. On a vu, à la Chambre, la discussion du budget, ou du
moins de certains budgets spéciaux, commencer et môme s'achever
avant que les rapports aient été distribués. Les rapporteurs avaient
voulu faire des monumens pour la postérité : la Chambre s'en mo-
quait et s'en passait. Malgré cette hâte, — car la discussion a été
menée tambour battant, — le budget ne sera pas voté à la fin di
l'année, et il faudra au moins un douzième provisoire : mauvais
début pour une législature, n est vrai que la Chambre s'est donné
quelques distractions, d'ailleurs courtes. Elle a discuté et voté en
deux séances, avec un dédain absolu des études et des enquêtes préa-
albles les plus nécessaires, l'importante question du rachatdes chemins
de fer de l'Ouest, avant-coureur d'autres opérations du même genre,
n n'y a guère, dans l'ordre économique, de résolution plus impor-
tante : la Chambre l'a prise sans savoir pourquoi, par suite d'une de
ces suggestions confuses, mais violentes qui s'emparent quelquefois
d'une foule. Le Sénat, heureusement, semble vouloir procéder avec
plus de réflexion, et M. le ministre des Travaux publics a perdu son
temps auprès de la commission des chemins de fer, lorsqu'il a voulu
hn expliquer qu'on pourrait, en bâclant l'affaire avant le 31 décembre,
frustrer la Compagnie des avantages plus considérables auxquels lui
donneraient droit les plus-values de l'année courante, si elles ser-
vaient à établir les annuités qui lui seraient dues. S'il y a des raisons^
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REVUE. — CHRONIQUE. 231
il y a aussi des raisonnemens d'Etat : ils prendraient un autre nom
•chez des particuliers. La commission du Sénat est restée insensible à
l'intérêt qu'on lui présentait : elle a voulu étudier, consulter, enquêter,
^vant de conclure. L'exemple d'une loi sur les sociétés d'assurances
qui lui a été aussi renvoyée par là Chambre ne l'encourage pas à tout
accepter de celle-ci les yeux fermés. Il n'y a qu'un cri aujourd'hui
contre un projet qui écrase les sociétés françaises au profit des sociétés
-étrangères et qui a besoin d'être profondément remanié. On avait
compté sur la complaisance du Sénat pour consentir à tout. Il le fait
trop souvent lorsqu'il s'agit de lois politiques, mais il y regarde de
plus près lorsqu'il s'agit de lois économiques et financières : il rem-
plit scrupuleusement cette partie de son devoir. Quoi qu'il en soit,
le rendement législatif se réduit pour le quart d'heure & peu de chose.
Rien n'est voté définitivement, pas môme le budget. Une Chambre
encore toute jeune et inexpérimeptée a des excuses : mais elle ne
pourra pas les invoquer bien longtemps.
A l'étranger, l'événement le plus important de ces derniers jours
est la dissolution du Reichstag allemand. Bien que des discussions
ardentes, violentes même, eussent déjà eu lieu dans l'assemblée impé-
riale à l'occasion des affaires coloniales, on ne s'attendait généralement
pas à l'orage qui y a éclaté le 13 décembre ni au coup de tonnerre qui
l'a terminé. Faut-il voir dans ce grave événement une conséquence
de Tétat général de malaise où est l'Allemagne? Faut-il en res-
treindre les causes au mécontentement causé par la médiocre gestion
des affaires coloniales? Il serait téméraire de le décider : peut-être y
a-t-il eu de l'un et de l'autre.
Le dénouement s'est produit à l'occasion d'un crédit supplémen-
taire demandé pour continuer les opérations militaires engagées
dans l'Afrique occidentale, crédit relativement élevé, il est vrai, car il
était d'environ 30 millions, tandis que le crédit principal, rapidement
absorbé en moins de huit mois, était de 27. Le gouvernement esti-
mait indispensable d'entretenir en Afrique un corps de 8 000 hommes :
îl y allait à ses yeux de l'intérêt et de l'honneur du pays. Malheureu-
sement, de mauvais bruits avaient couru sur l'administration colo-
niale. Ils avaient été portés au Reichstag, et il en était résulté des
discussions très pénibles. Il avait fallu qu'un nouveau ministre des
Colonies, M. Bernard Dernburg, vînt tenir tête aux critiques qui se
produisaient de plus en plus acerbes; mais ce choix même avait été
-critiqué, et M. Dernburg avait eu beaucoup à faire pour combattre
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232 REVUE DES DEUX MONDES.
une opposition qui grossissait chaque jour. Elle grossissait surtout
d'élémens empruntés au Centre catholique. Dans une sorte de corps
à corps qui s'était produit çntre M. Rœren, membre du centre, et
M. Dernburg, ce dernier s'était laissé emporter à des paroles extrôme-
ment vives : il avait même parlé de « chantage, » chantage politique
bien entendu. Mais cette expression, employée pour qualifier l'atti-
tude du centre, n'avait pas, on le pense bien, calmé des esprits déj^
très échauffés. Elle avait agi comme de l'huile sur le feu. Quelques
jours plus tard, la commission du Reichstag ayant pris une résolution
défavorable au crédit demandé, ou au chiffre de ce crédit, l'Empereur
lûi-méme avait écrit une lettre indignée au président de l'Assemblée,
M. Ballèstrem, membre du centre. C'est, en effet, de la défection du
Centre catholique que venait le danger parlementaire. Ce parti, le
plus important de l'Assemblée, car il compte plus de cent membres,
après avoir longtemps soutenu le gouvernement et y avoir trouvé
des profits très appréciables, passait peu à peu à l'opposition, sans
que nous puissions dire avec certitude à quel genre de sentiment
il obéissait. Quoi qu'il en soit à cet égard, le gouvernement a fini par
prendre ombrage de l'importance du Centre et de la manière dont
il en usait. Tous ces symptômes ont été les avant-coureurs de la tem-
pête qui a éclaté subitement. Elle a été courte, mais décisive, car elle a
emporté le Reichstag tout entier.
On a pu voir, dès l'ouverture de la séance du 13 décembre, que la
patience du chancelier était à bout. Il lui aurait été probablement
facile, s'il avait consenti à louvoyer, à faire quelques concessions, à
user de ces ménagemens habiles qui donnent de la séduction à sa
parole, de rallier autour de lui une majorité de quelques voix. Il a
mieux aimé foncer sur l'adversaire, en déclarant, non sans véhé-
mence, qu'une question patriotique était enjeu; qu'il s'agissait de
savoir si l'Allemagne, qui était une grande nation européenne, serait
aussi une grande nation mondiale ; que, pour qu'il en fût ainsi, le gou-
vernement seul pouvait juger des moyens nécessaires; qu'il ne con-
sentirait pas à ce qu'on les lui marchandât; enfin qu'il ne capitulerait
pas. On a compris alors que la partie était fort sérieuse; mais, de part
et d'autre, on s'y trouvait trop engagé pour reculer. C'est du moins ce
qu'a cru la majorité du Centre. Le vote s'est produit au milieu d'une
agitation, d'une émotion extrêmes. Au dépouillement, le gouverne-
ment était battu par une dizaine de voix. Aussitôt, le chancelier a
tiré de sa poche un décret de dissolution dont il a donné lecture sur
on ton irrité. Le sort en était jeté : le gouvernement prenait le pays
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REVUE. — CHRONIQUE. 233
potur juge entre le Reichstag et lui. Les élections doivent avoir lieu
dans les deux mois, et la nouvelle assemblée doit se réunir un mois
plus tard.
L'Allemagne est donc engagée dans une crise politique et électorale
dont; le dénouement sera bientôt connu : en attendant, nous nous
al>stdendron8 de le préjuger. Nous avons déjà beaucoup de peine avoir
clsilx^dans nos propres élections pendant qu'elles se préparent, et nous
noxLs sommes plus d'une fois trompés sur les résultats qu'elles devaient
donner : ce serait s'exposer à des chances d'erreur encore plus grandes
<ra.o d'émettre des prévisions sur des élections étrangères. Il est cer-
tstlTx que le vote du Centre catholique a créé quelque confusion. Le
O^xitre, en effet, s'est trouvé voter avec les socialistes: c'est avec eux,
los Polonais, les Danpis, les Alsaciens-Lorrains, qu'il a fait la majorité.
ï^iax*€ rencontre, sans doute ; il ne saurait y avoir d'alliance véritable
^^ durable entre les catholiques et les socialistes ; en tout cas. il n'y
^^ix svait pas le 13 décembre. Mais cette rencontre est de natureà jeter
dvi trouble dans les esprits, et c'est peut-être sur cela que le gouveme-
^a^oxit acompte. M. de Bulow, dans son discours, s'est effectivement ap-
plicjué à confondre les députés du Centre avec les adversaires de la poli-
^î<iue d'expansion et de grandeur nationales, et le premier cri qui a été
Vaxicé dans l'arène électorale a été : Guerre au Centre et au socialisme.
Mais il y a encore six semaines avant les élections : d'ici là, les choses
pourraient bien se modifier quelque peu. Il est difficile de créer en
Allemagne, c'est-à-dire dans un pays où les intérêts, les idées, les
préjugés locaux conservent une grande force, un courant électoral
tout nouveau. Le Centre n'a d'ailleurs pas voté tout entier contre le
gouvernement: celui-ci doit donc faire des exceptions parmi Jes
«membres du groupe qu'il combat. Enfin le Centre a, dans une partie
du pays, des attaches très puissantes, et les socialistes commencent à
en avoir partout où il y a du mécontentement. L'ordre, le plan de la
bataille pourront se modifier quelque peu avant la fin. Ce serait déjà
^ résultat que d'avoir rendu le Centre plus traitable : peut-être s'en
^ûtentera-t-OD. Mais nous ne sommes qu'au début de cette grande
opération politique, et personne encore n'a une vue bien claiie de ce
^^ Peuvent en être les suites.
Francis Charmes.
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tfis
ESSAIS ET NOTICES
LA VIE ET L'OEUVRE D'HÉRAULT DE SÉCHELLES
Les acteurs du drame révolutionnaire sont certains de ne pas êt^ fe
oubliés : leur mémoire est Fobjet d'un culte public, leur figure
souvent évoquée dans les discours de nos orateurs, et leur vie inspi
de nombreux écrits. Les historiens se plaisent aujourd'hui à reo^:
stituer l'existence que Ton menait sous la Terreur, et il seml:^ — -*e
que leur curiosité soit tout particulièrement attirée par le sangl^L^^^
couperet de la guillottine. C'est ainsi que nous devons aux rechercl^^^s
de M. Emile Dard une nouvelle biographie d'Hérault de Séchelles ^^^
môme temps qu'une réédition des œuvres littéraires du célèbi
Jacobin (1).
« L'opinion commune lui est sévère, — remarque M. Dard
début de son livre, — les partis l'ont traité tour à tour en adversai^^^
et en transfuge (2). » Si nous examinons^ avei: Tattentioa qu*il mérit--^'
l'ouvrage qui achève de nous renseigner sur le rôle du conventionn^^^
nous verrons que « l'opinion » avait quelque raison d'user de sévér^^^
à l'égard de ce triste personnage.
Hérault de Séchelles n'était âgé que de vingt-cinq ans lorsqu'il i^«t
nommé, le 20 juUlet 1785, avocat général du Parlement, grâce à ^
(1) Un épicurien sous la Teireur. Hérault de Séchelles (1759-1794^, d'après ^^
documens inédits, par M. Emile Dard, 1 vol. in-8«; Perrin. — Hérault de Séche^"^i
Œuvres littéraires^ publiées avec une préface et des notes, 1 vol. in-16; ibid»
(2) Le lecteur voudra bien se rappeler les articles si documentés que M. Er^caesf
Daudet a publiés ici sur le même sujet et qui établissent nettement qu'HérauB^ 'C ^'^
Séchelles fut « un apôtre du terrorisme persécuteur et brutal. » Voyez àorn^s la
Revue des 1*% 15 octobre et 15 novembre 1903 : les Dames de Bellegarde.
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ESSAIS ET NOTICES. 235
protection de la duchesse de Polignac, sa cousine. Une tradition veut
que la Reine broda elle-même la ceinture noire qu'elle offrit au jeune
magistrat. La bonne compagnie venait en foule au Châtelet applaudir
le séduisant orateur qui se réservait les « causes d'éclat » et les sou-
tenait, disent les contemporains, en « homme sensible. » Après avoir
tenu des propos austères à la tribune, M. Tavocat général montait dans
on luxueux carrosse et courait à ses plaisirs. Nous ne le suivrons pas
dans son boudoir de la rue Basse-du-Rempart, — dont le mobilier trop
confortable a été consciencieusement inventorié par les biographes,
— et nous irons le retrouver de préférence dans son cabinet de tra-
vail, an milieu de ses quatre mille volumes. « Les orateurs grecs et
latins, dans leur texte et dans les traductions de Tabbé Auger, avoisi-
naient les grands écrivains du dernier siècle, quatre-vingt-douze vo-
lumes de Voltaire,... trente-quatre de Jean-Jacques et cinquante-six de
Buffon. »
HérauH avait une envie extrême àfi connaître Thistorien de la
nature dont il relisait sans cesse les ouvrages. Il arriva à Montbard le
30 octobre 1785, y passa deux jours, et pénétra dans le fameux sanc-
tuaire qu'on a appelé « le berceau de Thistoire naturelle. » Il nota
ses impressions dans un petit opuscule, qui parut à la fin de
l'année 1785, sans nom d'auteur, sous le titre : Vistte à Buffon. « C'est
le premier modèle d'un genre qui a fait fortune, — dit M. Dard, — l'in-
terview irrévérencieuse des hommes célèbres. » Bufîon aurait donné
à son hête la définition du génie. — Le visiteur est frappé par l'attitude
religieuse du châtelain qui assiste tous les dimanches à la grand'messe.
« Je tiens de M. de Buffon, — écrit-il, — qu'il a pour principe de res-
pecter la religion ; qu'il en faut une au peuple ; que dans les petites
villes on est observé de tout le monde, et qu'il ne faut choquer per-
sonne. » Le savant lui montre des lettres de l'impératrice Catherine
en s'applaudissant « d'avoir été plus entendu par une femme que par
ime Académie. » Ici le jeune homme paraît sensible à la gloire « per-
sonnifiée » par le vieillard : « Dans cette haute correspondance de la
puissance et du génie, mais où le génie exerçait la véritable puis-
sance, je sentais mon âme attendrie, élevée. » — Mais cette émotion
est de courte durée. A vrai dire, les pages que nous avons sous les
yeux témoignent de moins d'enthousiasme que d'ironie et justifient
pleinement la sévérité de Sainte-Beuve, qui a traité l'auteur d' c espion
léger, infidèle et moqueur (1). »
(1) CauMerïes eu Lundi, t. IV.
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236 REVUE DES DEUX MONDES.
L'ouvrage qui succède à cet écrit, et qui est postérieur de trois ans,
nous fera pénétrer plus avant dans le caractère d'Hérault de Séchelles.
Durant Tété de 1788, Hérault donna l'hospitalité, au château d'Épone,
à un étrange personnage qui jouissait alors de quelque célébrité dans
les cénacles littéraires. Antoine de Lassalle avait conçu au cours de
ses voyages une ingénieuse théorie qui reposait sur le système des
compensations. Il voulait prouver que l'univers était un immense
pendule qui oscillait entre deux infinis. « Tout oscille, disait-il,
tout balance, tout est alternativement vainqueur et vaincu... Notre
âme est une rude escarpolettelmenée par deux nègres vigoureux, n
La théorie était exposée dans un livre intitulé : La Balance natu-
relle^ ou Essai sur une loi universelle appliquée aux sciences, arts et
métiers et aux moindres détails de la vie commune. — Le livre était
dédié à Hérault de Séchelles, l'homme harmonieusement balancé, en
qui Lassalle avait trouvé « l'emblème vivant » de son ouvrage.
Les idées matérialistes dont était rempli ce traité donnèrent lieu
à de nombreuses discussions qui retentirent sous les voûtes du
château d'Épone. L'avocat Bellart rapporte qu'Hérault, Ysabeau son
secrétaire et Lassalle tenaient des propositions « à faire dresser les
cheveux sur la tète... Le maître de la maison se reposait des impiétés
avec des obscénités. » Bellart constate qu'Hérault était « matérialiste
au plus haut degré; » il quitta précipitamment le château, y ayant fait
ime découverte qui le choqua fort : M. Dard nous laisse malicieuse-
ment entendre qu'il s'agissait d'intrigues amoureuses au dénouement
trop rapide.
Quoi qu'il en soit, c'est au sortir de ces discussions qu'Hérault ré-
digea un petit cahier qui fut imprimé dans les dernières semaines de
l'année 1788. Le Codicille politique et pratique d'un jeune habitant
d'Épone est un recueil de pensées qui traite de l'art de parvenir et du
culte du moi. L'art de parvenir consistera à bien observer et à calculer
exactement : Qui bene définit et dividit tanquam Deus, Mais pour
atteindre le but, il ne faudra pas craindre de s'affranchir des préjugés
et des lois. Le cynisme qui perçait dans [cet écrit effraya la famille,
de l'auteur; l'avocat général, soucieux encore de sa réputation
consentit à ce que l'édition fût anéantie avant que le public n'ait eu le
temps de crier au scandale. La date où l'opuscule fut composé en
constitue l'hitérét : le Codicille nous renseigne sur les méditations du
jeune patricien quelques mois avant la chute de l'ancien régime.
L'ouvrage n'est pas autre chose qu'une « Théorie de l'ambition, » et
c'est môme sous ce titre qu'il fut réimprimé, — d'une manière très
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mm^^^^-^1%1
ESSAIS ET NOTICES. 237
f3Xitive du reste, — en 1802 (1). Quelques citations donneront une
iciée plus exacte de ces maximes que n'importe quel commentaire :
« L'homme n'est grand qu'en proportion de l'estime continue qu'il
a. i>our lui-môme (IV-xix). »
« 11 ne s'agit pas d'être modeste, mais d'être le premier ( Vl-ii). »
» Envelopper les fourbes dans leurs propres filets, ne ruser que
dans la forme, tenir registre des ruses qui auront réussi (VI-x). »
*< Se consoler des malheurs réels par un bonheur idéal; se ré-
fugier de son cœur dans sa tête (Vl-xxv). »
« Faire dire par les autres le mal qu'on pense de ses ennemis, en les
iouant des qualités voisines de leurs défauts et de leurs vices (VII-vi). »
« Donner toujours, et surtout aux femmes, une haute idée de soi
par des mots fiers (X-vii). »
« Louer ceux de nos émules que nous avons surpassés (X-xn). »
On le voit, il suffit d'ouvrir ce testament philosophique pour se
rendre compte qu'il ne contient pas une morale nouvelle : on y re-
troxiAre les commandemens du catéchisme machiavélique transportés
^ l'époque des Liaisons dangereuses.
I.«es œuvres d'Hérault de Séchelles comprennent encore des
^^ flexions sur la Déclamation, des Remarques Sur la conversation, les
^ét dits sur la Société d'Olten (1790), — récit humoristique d'un voyage
6ïi Suisse, — VÊloge d'Athanase Auger (lu à la séance publique de la
Société des Neuf Sœurs, le 25 mars 1792), — éloquent hommage
ï>Bn.du à la mémoire du traducteur de Démosthène, — et des Pensées
^^ anecdotes qui renferment quelques raisonnemeus frappans par leur
J^ist^sse.
^'écrivain pénétrant, qui se vantait d'être un homme libre et de
'^^Priser les esclaves, allait être amené tout naturellement à ressentir
^ premiers effets de l'ivresse révolutionnaire : il fut arraché à ses
^^Vatm ou à ses plaisirs par les clameurs de la foule qui se ruait vers
bastille et il pi'it part à l'émeute d'une façon tout à fait scanda-
^^^e^ L'espace nous manque pour retracer en détail la carrière
j.^érault de Séchelles; nous chercherons pourtant une querelle à*
^^torien qui trace du personnage un portrait par trop flatté : il
c^^^) Les titres des chapitres indiquent les divisions du traité : Chapitre I. Pré-
pç^^% généraux pour avoir du génie. — II. Choix de moyens et de circonstances
^^/^ «xalter les facultés intellectuelles, soit toutes ensemble, soit les unes aux
ho^?*^» des autres. — II L Lecture. — IV. Caractère. — V. Connaissance des
l^^^*i[ies. — VI. Plan d'action. — VIT. Conversation. — VIIl. Forme des livres. —
X|' ^^yle des livres et des discours publics. — X. Théorie du charlatanisme. —
V -«-«^que des contractifs.
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238 REVUE DES DEUX MONDES.
semble qu*il ait des trésors d'indulgence pour a TAlcibiade de la
Montagne » et qu'il soit constamment sous le charme de la beauté, du
savoir et de l'éloquence du cet ambitieux politicien ; nous ne nous
laisserons pas entraîner de la sorte, et nous examinerons plus froi-
dement les chefs d'accusation qui pèsent si lourdement sur la mé-
moire du cynique Jacobin.
Ëlu député à l'Assemblée législative le 16 septembre 17^1, Hérault
ne tarda pas à descendre la pente glissante qui conduisait des Feuil-
lans à la Gironde et de la Gironde à la Montagne. Un an après, le
1'' septembre 1792, il fut porté au fauteuil présidentiel. Les prisons
vont se remplir d'innocens, les massacres vont ensanglanter la rue, et
celui qui est alors le premier magistrat de France ne fera que de loin
en loin le geste de calmer les assassins. Le î novembre, l'ancien
Girondin fut élu par la Montagne président de la Convention : il
témoignait sa reconnaissance en défendant Robespierre contre Louvet
et Barbaroux. — Hérault jugea prudent de s'éloigner avant que le
procès de Louis XYI ne conmiençàt : il se fit donner avec Philibert
Simond une mission en Savoie, pour gagner ce pays aux idées révolu-
tionnaires, u Quelques semaines après leur arrivée, — dit M. Ernest
Daudet, — les citoyens commissaires étaient exécrés autant que re-
doutés... Absens de Paris, les représentans du peuple en mission
auraient pu se dispenser de s'associer au vote de la Convention qui
prononçait la mort du Roi. Mais ils revendiquèrent leur part de res-
ponsabilité et 's'associèrent à ce crime, en écrivant de Chambéry :
<c que leur vœu^ était pour la condamnation de Louis Capet sans appel
au peuple. »
Le plus beau jour de TAlcibiade de la Montagne fut, au dire de
M. Dard, le 1 0 août 1793. Hérault, qui venait de donner une Constitution
à la France, célébra le culte de là Nature sur la place de la Bastille. La
Bibliothèque nationale possède une estampe qui permet de se repré-
senter les scènes de folie auxquelles donna lieu cette fête déma-
gogique. « Étrange fête, écrit Taine à ce sujet, et qui exprime bien
Tesprit du temps : c'est une sorte d'opéra que les autorités pu-
bliques jouent dans la rue, avec des chars de triomphe, des encen-
soirs, des autels, une arche d'alliance, des urnes mortuaires et le
reste des oripeaux classiques. » Quelques jours après, Hérault appre-
nait que son grand-oncle, M. Magon de la Balue, âgé de quatre-
vingts ans, avait été incarcéré à la Force. Nicolas Berryer, qui était lié
avec la famille, supplie le président de l'Assemblée, membre du
Comité de Salut] public, d'intervenir. Hérault répond « qu'il se compro-
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i\
ESSAIS ET NOTICES. 239
mettraitlui-mémô en sollicitant pour son oncle; qu'il ne sauverait pas ri
celui-ci pour lequel il ne pouvait]]rien. » Berryer demeura confondu
d'une telle impassibilité. , ';;
Une des plus lourdes charges qui pèsent 'sur le conventionnel ' ^
est d'avoir été l'ami de Carrier ; M. Dard constate qu'Hérault fut au ;,^
Comité de Salut public le correspondant préféré du terrible proconsul.
« J'ai lu tes lettres au Comité, écrit-il, le 20 septembre, à Carrier. Elles
sont pleines de vigueur et d'énergie. Continue,\brave collègue, c'est
en poursuivant ainsi les coquins et les honmies douteux, c'est en
dém^geant cette engeance que tu sauves la République. » On sait le j}
moyen que Carrier employa dans}la| suite pour,«c déménager » rapide- jj
ment l'engeance des hommes douteux. Dans une autre lettre, Hérault
donne à son] correspondant le conseil de « frapper en passant de
grands coups et d'«i laisser la responsabilité à ceux qui sont chargés
de i'exécater. » M. Dard retrouve avec raison dans cette recomman-
dation hypocrite la théorie dul charlatanisme] qui [fait l'objet d'un
chapitre du Codicille.
À partir de ce moment, les argumens manquent à l'historien pour
disculper le féroce Montagnard. H nous le montre, menacé par l'hosti-
lité de Robespierre et en proie à son tour à la terreur. « Hérault était
devenu, comme Hébert, implacable par peur. » C'est par lâcheté qu'il
change la Reine sa bienfaitrice qu'un mois auparavant il avait eu
l'intention de sauver. Au cours de sa mission dans le Haut-Rhin, s'il n'a
pas « semé quelques guillotines » sur sa route, — comme le lui fait
dire FeUer, dans la Biographie universelle, — il n'en a pas moins
q>pliqué à outrance les pires lois révolutionnaires : il pressentait qu'il
allait être sacrifié avec Danton à la haine de Robespierre et de Saint-
Jost. Mallet du Pan notait 'dans un rapport qu'Hérault u marchait
sur la lame d'un rasoir. » Le suspect cherchait en vain des consola-
tions auprès de sa belle amie, M""** de Morency, qu'il emmenait souper
à(Cha01ot, « dans un petit pavillon nommé l'Amitié. » Mais il ne
réussissait pas à lui cacher ses alarmes : «^C'est plutôt pour se tuer,
écrivait-elle, qu'il prend du|plaisir ;à l'excès que pour se rendre heu-
reux. » Le 16 mars 1794, le « ci-devant noble » Hérault de Séchelles
retrouvait à la prison du] Luxembourg la bonne compagnie qu'il
avait [désertée. Notre historien constate avec satisfaction que l'on
fit au cousin de la duchesse de Polignac « la réception de l'enfant
prodigue. '» Le 2 avril, il comparut devant le tribunal où il rappela
en pure perte les services qu'il avait rendus à la nation. Trois jours
après, il montaMans la même charrette que Danton et Fabre d*£glan-
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1
240 REVUE DES DEUX MONDES.
tme. Son attitude fut celle de Tindifférence, au témoignage de Taca-
démiden Ârnault, qui rencontra le lugubre cortège : « Il [Hérault]
paraissait enfin détaché de la vie dont il avait acheté la conservation
par tant de lâchetés et d'atrocités. L'aspect de cet égoïste étonnait
tout le monde. »
M. Dard mentionne qu'Hérault relisait son Codicille en prison et y
apportait des corrections. Nous regrettons de ne pas posséda* ces
retouches. C'eût été un document curieux que celui qui nous eût] ren-
seignés eur les dernières pensées de l'épicurien qui venait de par-
courir une si rapide et si triste carrière : cet ironiste eut soin, même
au bord dej'abime, de ne rien livrer de son âme et de ne donner
aucune marque de repentir qui pût modifier, en quoi que ce fût,
son attitude de comédien. Hérault de Séchelles mérite d'être traité
avec la môme rigueur que son complice Danton, dont on a pu dire :
u Si nous étions condamnés à l'admirer ou seulement à l'absoudre, il
faudrait déchirer tous les codes, jeter au feu tous les livres de morale,
retourner à l'état sauvage, avec l'innocence de moins et la corrup-
tion de plus. »
Nous souhaitons que cette courte nc^ice suffise à montrer le réel
intérêt du livre de M. Dard. On ne saurait trop louer la bonne mé-
thode employée, qui consiste à situer le document dans un tableau
pittoresque et à dissimuler ainsi Teffort que la recherche a coûté.
Soyons donc reconnaissans à l'historien de nous avoir fait pénétrer
dans l'intimité d'un des personnages les plus singuliers qui aient
figuré sur la scène de la Hévolution, et félicitons-le d'avoir réussi à
fixer les traits de l'écrivain et de l'orateur dans un portrait d'uue
touche fine, élégante et légère.
R. V.
Le Secrétaire de la Rédaction^ gérant ^
Joseph Bertrand.
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LE CAHIER ROUGE
DE
BENJAMIN CONSTANT
MA VIE (1767-1787)
11(1)
Ce fui à cette époque [1787] que je fis connaissance avec la
première femme d'un esprit supérieur que j'aie connue, et l'une
de celles qui en avait le plus que j'aie jamais rencontrée. Elle se
nommait M""* de Charriëre. C'était une Hollandaise d'une des
premières familles de ce pays, et qui, dans sa jeunesse, avait fait
beaucoup de bmiit par son esprit et la bizarrerie de son caractère.
A trente ans passés, après beaucoup de passions, dont quelques-
unes avaient été assez malheureuses, elle avait épousé, malgré sa
famille, le précepteur de ses frères, homme d'esprit, d'un carac-
tère délicat et noble, mais le plus froid et le plus flegmatique
que l'on puisse imaginer. Durant les premières années de son
mariage, sa femme l'avait beaucoup tourmenté pour lui im-
primer un mouvement égal au sien ; et le chagrin de n'y par-
venir que par momens avait bien vite détruit le bonheur qu'elle
s'était promis dans cette union à quelques égards dispropor-
tionnée. Un homme beaucoup plus jeune qu'elle, d'un esprit
très médiocre, mais d'une belle figure, lui avait inspiré un goût
(i) Voyez la Home du î" janvier.
TOXB zzxvik — i907. 16
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242 REVUE DES DEUX MONDES.
très vif. Je n'ai jamais su tous les détails de cette passion : mais
ce qu'elle m'en a dit et ce qui m'a été raconté d'ailleurs a suffi
pour m'apprendre qu'elle en avait été tort agitée et fort malheu-
reuse, que le mécontentement de son mari avait troublé l'inté-
rieur de sa vie, et qu'enfin le jeune homme qui en était l'objet
l'ayant abandonnée pour une autre femme qu'il a épousée, elle
avait passé quelque temps dans le plus affreux désespoir. Ce
désespoir a tourné à bien pour sa réputation littéraire, car il lui
a inspiré le plus joli des ouvrages qu'elle ait faits : il est intitulé
CalistCy et fait partie d'un roman qui a été publié sous le titre
de Lettres écrites de Lausanne. Elle était occupée à faire im-
primer ce livre quand je fis connaissance avec elle. Son esprit
m'enchanta. Nous passâmes des jours et des nuits à causer en-
semble. Elle était très sévère dans ses jugemens sur tous ceux
qu'elle voyait. J'étais très moqueur de ma nature. Nous nous
convînmes parfaitement. Mais nous nous trouvâmes bientôt l'un
avec l'autre des rapports plus intimes et plus essentiels. M""' de
Charrière avait une manière si originale et si animée de consi-
dérer la vie, un tel mépris pour les préjugés, tant de force dans
ses pensées, et une supériorité si vigoureuse, et si dédaigneuse
sur le commun des hommes, que dans ma disposition, à vingt
ans, bizarre et dédaigneux que j'étais aussi, sa conversation
m'était une jouissance jusqu'alors inconnue. Je m'y livrai avec
transport. Son mari, qui était un très honnête homme, et qui
avait de l'affection et de la reconnaissance pour elle, ne l'avait
menée à Paris que pour la distraire de la tristesse où l'avait jetée
l'abandon de l'homme qu'elle avait aimé. Elle avait vingt-sept ans
de plus que moi, de sorte que notre liaison ne pouvait l'inquiéter.
Il en fut charmé et l'encouragea de toutes ses forces. Je me sou-
viens encore avec émotion des jours et des nuits que nous pas-
sâmes ensemble à boire du thé et à causer sur tous les sujets
avec une ardeur inépuisable. Cette nouvelle passion n'absorbait
pas néanmoins tout mon temps. Il m'en restait malheureusement
assez pour faire beaucoup de sottises et beaucoup de dettes. Une
femme qui de Paris correspondait avec mon père l'avertit de ma
conduite, mais lui écrivit en même temps que je pourrais tout
réparer si je parvenais à épouser une jeune personne qui était de
la société dans laquelle je vivais habituellement et qui devait avoir
90 000 francs de rente. Cette idée séduisit beaucoup mon père,
ce qui était fort naturel. Il me la communiqua dans une lettre
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LE CAHIER ROUOB DE BENJAMIN CONSTANT. 243
qui contenait d'ailleurs beaucoup et de très justes reproches, et
où il finissait par me déclarer qu'il ne consentirait à la prolon-*
gatronde mon séjour à Paris que si j'essayais de réaliser ce pro-
jet avantageux et si je croyais avoir quelque chance de réussir.
La personne dont il s'agissait avait seize ans et était très jolie.
Sa mère m'avait reçu depuis mon arrivée avec beaucoup d'amitié.
Je me voyais placé entre la nécessité de tenter au moins une
chose dont le résultat m'aurait fort convenu, ou celle de quitter
une ville où je m'amusais beaucoup pour aller rejoindre mon
père qui m'annonçait un grand mécontentement. Je n'hésitai pas
& risquer la chose. Je^commençai, suivant l'usage, par écrire à la
mère pour lui deipander la fnain de sa fille. Elle me répondit
fort amicalement, mais par un refus motivé sur ce que sa fille
était déjà promise à un homme qui devait l'épouser dans quelques
mois. Cependant, je ne crois point qu'elle considérât elle-même
ce refus comme irrévocable ; car, d'un côté, j'ai su depuis qu'elle
avait fait prendre en Suisse des informations sur ma fortune, et
de l'autre, elle me donnait toutes les occasions qu'elle pouvait de
parler tètè à t^te avec sa fille. Mais je me conduisis en vrai foui
A.U lieu de profiter de la bienveillance de la mère qui, tout en
^^ refusant, m'avait témoigné de l'amitié, je voulus commencer
^^ foman avec la fille, et je le commençai de la manière la plus
^surde. Je n'essayai point de lui plaire ; je ne lui dis pas même
^^ mot de mon sentiment. Je continuai à causer le plus timide*
^^Ti\ du monde avec elle quand je la trouvais seule. Mais je lui
^^^ivis une belle lettre comme à une personne que ses parens
^^^laient marier malgré elle à un homme qu'elle n'aimait pas,
je lui proposai de l'enlever. Sa mère, à qui sans doute elle
^litra cette étrange lettre, eut pour moi l'indulgence de laisser
^ ûlle me répondre comme si elle ne l'en avait pas instruite.
Ar^* Pourras (1 ), — elle s'appelait ainsi, — m'écrivit que c'était
^^s parens à décider de son sort, et qu'il ne lui convenait pas de
^c^Yoir des lettres — d'un homme. Je ne me le tins pas pour
^* et je recommençai de plus belle mes propositions d'enlève-
^^Xàt, de délivrance, de protection contre le mariage qu'on vou-
o ^ Je me liai beaucoup avec mon cousin. Il prit du go&t pour M»* Pourras.
y^ *^ père aurait voulu qu'il nt un riche mariage. Cette demoiseUe avait une grande
^ /'^^^iJie et aurait volontiers accepté Benjamin, mais M-* Pourras avait l'ambition
lll^^re de sa fille une femme titrée. » Journal de Charles de Constant. M. a C
^^Hothèque de Genève.
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1
2ii REVUE DES DEUX MONDES.
lait la forcer à contracter. On eût dit que j'écrivais à une vic-
time qui avait imploré mon secours, et à une personne qui avait
pour moi toute la passion que je croyais ressentir pour elle : et
dans le fait, toutes mes épitres chevaleresques étaient adressées à
une petite personne très raisonnable qui ne m'aimait pas du
tout, qui n'avait aucune répugnance pour l'homme qu'on lui
avait proposé, et qili ne m'avait donné ni l'occasion ni le droit
de lui écrire de la sorte. Mais j'avais enfilé cette route et pour
le diable je n'en voulais pas sortir. Ce qu'il y avait de plus inex-
plicable c'est qufe, lorsque je voyais M"' Pourras, je ne lui disais
pas un mot qui eût du rapport avec mes lettres. Sa mère me
laissait toujours seul avec elle, malgré mes extravagantes pro-
positions dont sûrement elle avait connaissance, et, c'est ce qui
me confirme dans l'idée que j'aurais pu encore réussir. Mais,
loin de profiter de ces occasions, je devenais, dès que je me
trouvais seul avec M"' Pourras, d'une timidité extrême. Je ne
lui parlais que de choses insignifiantes et je ne faisais pas même
une allusion aux lettres que je lui écrivais chaque jour, ni au
sentiment qui me dictait ces lettres. Enfin, une circonstance dans
laquelle je n'étais pour rien, amena une crise qui termina tout.
M"' Pourras, qui avait été galante toute sa vie, avait encore un
amant en titre. Depuis que je lui avais demandé sa fille, elle
avait continué à me traiter avec amitié, avait toujours paru
ignorer mon absurde correspondance et, pendant cpie j'écrivais
tous les jours à la fille pour lui proposer de Tenlever, je pre-
nais la mère pour confidente de mon sentiment et de mon
malheur : le tout, je dois le dire, sans aucune réflexion et sans la
moindre mauvaise foi. Mais j'avais enfilé cette route avec l'une
et avec l'autre. J'avais donc avec M°' Pourras de longues conver-
sations, tète à tète. Son amant en prit ombrage. Il y eut des
scènes violentes, etM""* Pourras qui, ayant près de cinquante ans,
ne voulait pas perdre cet amant qui pouvait être le dernier,
résolut de le rassurer: Je ne me doutais de rien et j'étais un jour
à faire à M""* Pourras mes lamentations habituelles, lorsque M. de
Sainte-Croix, — c'était le nom de l'amant, — parut tout à coup et
montra beaucoup d'humeur. M°* Pourras me prit par la main,
me mena' vers lui, et me demanda de lui déclarer solennellement
si ce n'était pas de sa fille que j'étais amoureux, si ce n'était pas
sa fille que j'avais demandée en mariage, et si elle n'était pas
tout à fait étrangère à mes assiduités dans sa maison. Elle n'avait
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LE CAHIBR ROUGE DE BE?}JAMIN CONSTANT. 245
VU dans la déclaration exigée de moi qu'un moyen de mettre fin
aii3L ombrages de M. de Sainte-Croix. J'envisageai la chose sous
lira autre point de vue, je me vis traîné devant un étranger pour
lui avouer, que j'étais un amant malheureux, un homme repoussé
pcLi- la mère et par la fille. Mon amour-propre blessé me jeta
cla.rrs un vrai délire. Par hasard, j'avais emporté dans ma poche
^^M^e petite bouteille d'opium que je trimballais avec moi depuis
q^^elque temps. C'était ensuite de ma liaison avec M"* de Char-
rîère, qui prenant beaucoup d'opium dans sa maladie, m'avait
donné Tidée d'en avoir, et dont la conversation, toujours abon-
daxàte, vigoureuse, mais très bizarre, me tenait dans une espèce
d'iv^resse spirituelle, qui n'a pas peu contribué à toutes les sot-
tises que j'ai faites à cette époque.
Je répétais sans cesse que je voulais me tuer, et à force de le
dii-e je parvenais presque à le croire, quoique dans le fond je
ix^exi eusse pas la moindre envie. Ayant donc mon opium en
poche au moment où je me vis traduit en spectacle devant
M. de Sainte-Croix, j'éprouvai une espèce d'embarras dont il me
pajrut plus facile de me tirer par une scène que par une conver-
sa-tîon tranquille. Je prévoyais que M. de Sainte-Croix me ferait
des questions, me témoignerait de l'intérêt, et comme je me
Pouvais humilié, ces questions, cet intérêt, tout ce qui pouvait
Pi'olonger la situation m'était insupportable. J'étais sûr qu'en
avalant mon opium je ferais diversion à tout cela ; ensuite, j'avais
^^puis longtemps dans la tête, que de vouloir se tuer pour une
'^naoïe, c'était un moyen de lui plaire. Cette idée n'est pas exac-
^nxent vraie. Quand on plaît déjà à une femme et qu'elle ne
^^lUande qu'à se rendre, il est bon de la menacer de se tuer
P?^ce qu'on lui fournit un prétexte décisif, rapide et honorcd)le.
^is quand on n'est point aimé, ni la menace ni la chose ne
P'^^duisent aucun effet. Dans toute mon aventure avec M"' Pour-
^> il y avait une erreur fondamentale, c'est que je jouais le
. ^*^an à moi tout seul. Lors donc que M"** Pourras eut fini son
^ïrogatoire, je lui dis que je la remerciais de m'avoir mis dans
^t^^ situation qui ne me laissait plus qu'un parti à prendre, et je
^^î ma petite fiole que je portai à mes lèvres. Je me souviens
^*^^,dans le très court instant qui s'écoula pendant que je fis
J^llç opération, je me faisais un dilemme qui acheva de me
^^^ider.
«Si j'en meurs, me dis-je, tout sera fini ; et si Ton me sauve,
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246 REVUE DES DEUX MONDES.
il est impossible que M*^* Pourras ne s'attendrisse pas pour un
homme qui aura voulu se tuer pour elle. J'avalai donc mon
opium. Je ne crois pas qu'il y en eût assez pour me faire grand
mal et comme M. de Sainte-Croix se jeta sur moi, j'en répandis
plus de la moitié par terre. On fut fort effrayé. On me fit
prendre des acides pour détruire Tefifet de l'opium. Je fis ce
qu'on voulut avec une docilité parfaite, non que j'eusse peur,
mais parce que l'on aurait insisté, et que j'aurais trouvé en-
nuyeux de me débattre. Quand je dis que je n'avais pas peur,
ce n'est pas que je susse combien il y avait peu de danger. Je ne
connaissais point les effets que l'opium produit, et je les croyais
beaucoup plus terribles. Mais d'après mon dilemme, j'étais tout
à fait indifférent au résultat. Cependant, ma complaisance à me
laisser donner tout ce qui pouvait empêcher l'effet de ce que je
venais de faire dut persuader les spectateurs qu'il n'y avait rien
de sérieux dans toute cette tragédie.
Ce n'est pas la seule fois dans ma vie qu'après une action
d'éclat, je me suis soudainement ennuyé de la solennité qui
aurait été nécessaire pour la soutenir et que, d'ennui, j'ai défait
mon propre ouvrage. Après qu'on m'eut administré tous les
remèdes qu'on crut utiles, on me fit un petit sermon d'un air
moitié compatissant, moitié doctoral, que j'écoutai d'un air tra-
gique ; M^^' Pourras entra, car elle n'y était pas pendant que je
faisais toutes mes folies pour elle, et j'eus l'inconséquente déli-
catesse de seconder la mère dans ses efforts pour que la fille ne
s'aperçût de rien. M"* Pourras arriva, toute parée pour aller à
l'Opéra où l'on donnait le Tarare de Beaumarchais pour la pre-
mière fois. M"* Pourras me proposa de m'y mener, j'acceptai :
et mon empoisonnement finit, pour que tout fût tragi-comique
dans cette affaire, par une soirée à l'Opéra. J'y fus môme d'one
gaieté folle, soit que l'opium eût produit sur moi cet effet, soit,
ce qui me paraît plus probable, que je m'ennuyasse de tout ce
qui s'était passé de lugubre, et que j'eusse besoin de m'amuser.
Le lendemain, M"' Pourras, qui vit la nécessité de mettre
un terme à mes extravagances, prit pour prétexte mes lettres à
sa fille, dont elle feignit n'avoir été instruite que le jour môme,
et m'écrivit que j'avais abusé de sa confiance en proposant à sa
fille de l'enlever pendant que j'étais reçu chez elle. En consé-
quence, elle me déclara qu'elle ne me recevrait plus, et pour
m'ôter tout espoir et tout moyen de continuer mes tentatives,
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LE CABIER ROUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 247
elle fit venir M. de Charrière qu'elle pria d'interroger lui-même
, sa fille sur ses sentimens pour moi. M"* Pourras répondit très
nettement à M. de Charrière que je ne lui avais jamais parlé
d'amour, qu'elle avait été fort étonnée de mes lettres, qu'elle
n'avait jamais rien fait et ne m'avait jamais rien dit qui pût
m'autoriser à des propositions pareilles, qu'elle ne m'aimait
point, qu'elle était très contente du mariage que ses parens pro-
jetaient pour elle, et qu'elle se réunissait très librement à sa
mère dans ses déterminations à mon égard. M. de Charrière me
rendit compte de cette conversation, en ajoutant que, s'il eût
aperçu dans la jeune personne la moindre inclination pour moi»
il eût essayé de déterminer la mère en ma faveur.
Ainsi se termina l'aventure. Je ne puis dire que j'en éprou-
vasse une grande peine. Ma tête s'était bien montée de temps à
autre ; Tirritation de Tobstacle m'avait inspiré une espèce d'achar-
nement; la crainte d'être obligé de retourner vers mon père
m'avait fait persévérer dans une tentative désespérée ; ma mau-
vaise tête m'avait fait choisir les plus absurdes moyens que ma
timidité avait rendus encore plus absurdes. Mais il n'y avait, je
crois, jamais eu d'amour au fond de mon cœur. Ce qu il y a de
sûr, c'est que le lendemain du jour où il fallut renoncer à ce
projet, je fus complètement consolé. La personne qui, même
pendant que je faisais toutes ces enrageries, occupait, véritable-
ment ma tête et mon cœur, c'était M""* de Charrière. Au milieu
de toute lagitation de mes lettres romanesques, de mes proposi-
tions d'enlèvement, de mes menaces de suicide et de mon empoi-
sonnement théâtral, je passai des heures, des nuits entières à
causer avec M"** de Charrière, et pendant ces conversations, j'ou-
bliai mes inquiétudes, mon père, mes dettes, M"* Pourras et le
n^onde entier. Je suis convaincu que, sans ces conversations, ma
conduite eût été beaucoup moins folle. Toutes les opinions de
M** de Charrière reposaient sur le mépris de toutes les conve-
nances et de tous les usages. Nous nous moquions à qui mieux
mieux de tous ceux que nous voyions : nous nous engouions
de nos plaisanteries et de notre mépris de l'espèce humaine, et
il résultait de tout cela que j'agissais comme j'avais parlé, riant
quelquefois comme un fou une demi-heure après de ce qu«
j'avais fait de très bonne foi dans le désespoir une demi-heure
avant. La fin de tous mes projets sur M"' Pourras me réunit
plus étroitement encore avec M"*' de Charrière : elle était la seule
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248 REVUE DBS DEUX MONDES.
personne avec qui je causasse en liberté; parce qu'elle était
la seule qui ne m'ennuyât pas de conseils et de représentations
sur ma conduite.
Des autres femmes de la société où je vivais, les unes s'in té-
ressaut à moi par amitié me prêchaient dès qu'elles en trouvaient
l'occasion, le^ autres auraient eu quelque envie, je crois, de se
charger de faire l'éducation d'un jeune homme qui paraissait si
passionné, et me le faisaient entendre d'une manière assez claire.
M°" Suard avait conçu le dessein de me marier. Elle voulait
me faire épouser une jeune fille de seize ans assez spirituelle,
fort affectée, point jolie, et qui devait être riche, après la mort
d'un oncle âgé. Par parenthèse, au moment où j'écris en 1811,
Toncle \it encore. La jeune personne, qui s'est mariée depuis à
M. Pastoretf célèbre dans la Révolution, par sa niaiserie, a eu
quelques aventures, a voulu divorcer pour épouser un homme
que j^ai beaucoup connu, dont je parlerai dans la suite, et dont
elle a eu un enfant, a fait quelques folies pour arriver à ce but,
puis, layant manqué, s'est jetée avec beaucoup d'art dans la pru-
derie, et est aujourd'hui l'ime des femmes les plus considérées
de Paris. A l'époque où M"* Suard me la proposa, elle avait une
envie extrême d'avoir un mari, et elle le disait de très bonne foi
à tout le monde. Mais ni les projets de M"' Suard, ni les avances
de quelques vieilles femmes ni les sermons de quelques autres,
ne produisaient d'effet sur moi. Comme mariage, je ne voulais
que M-^' Pourras. Comme figure, c'était encore M"* Pourras que
je préférais. Comme esprit, je ne voyais, n'entendais, ne chéris-
sais que SI"" de Charrière. Ce n'est pas que je ne profitasse du
peu d'heures où nous étions séparés, pour faire encore d'autres
sottises. Je ue sais qui me présenta chez une fille qui se faisait
appeler la comtesse de Linières. Elle était de Lausanne où son
père était boucher. Un jeune Anglais l'avait enlevée, en mettant
le feu à la maison où elle demeurait, où elle avait continué, après
avoir étt* qui t lue par ce premier amant, à faire un métier que sa
jolie figure rendait lucratif. Ayant amassé quelque argent, elle
s était fait épouser par un M. de Linières qui était mort, et deve-
nue veuve et comtesse, elle tenait une maison de jeu. Elle avait
bien quarante-cinq ans, mais pour ne pas renoncer entièrement
à son premier état, elle avait fait venir une jeune sœur d'environ
vingt ans, grande, fraîche, bien faite et hôte à faire plaisir. Il y
venait en hommes quelques gens comme il faut, et beaucoup
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LE CAHIER ROUGB DE BENJAMIN CONSTANT. 249
d'escrocs. On y tomba sur moi à qui mieux mieux. Je passais la
rooitié des nuits à y perdre mon argent: puis, j'allais causer avec
M"*' de Charrière qui ne se couchait qu'à six heures du matin, et
Je dormais la moitié du jour. Je ne sais si ce beau genre de vie
parvint aux oreilles de mon père, ou si la seule nouvelle de mon
peu de succès auprès de M"* Pourras le décida à me faire quit-
ter Paris. Mais au moment où je m'y attendais le moins, je vis
3,rriver chez moi un M. Benay, lieutenant dans son régiment,
obctrgé de me conduire auprès de lui à Bois-le-Duc. J'avais le
gentiment que je méritais beaucoup de reproches; et l'espèce de
^liaos d'idées où la conversation de M"* de Charrière m'avait jeté
-gX^^ rendait d'avance tout ce que je me croyais destiné à entendre
i,:^siippor table. Je me résignai cependant et l'idée de ne pas obéir
^ mon père ne me vint pas. Mais une difficulté de voiture retarda
^O^otre départ. Mon père m'avait laissé à Paris une vieille voiture
cf^ns laquelle nous étions venus, et, dans mes embarras d'argent,
J ''avais trouvé bon de la vendre. M. Benay, comptant sur cette
^^oiture, était venu dans un petit cabriolet à une place. Nous
essayâmes de trouver une chaise de poste chez le sellier qui
Ma 'avait acheté celle de mon père : mais il n'en avait point ou ne
youlut pas nous en prêter. Cette difficulté nous arrêta tout un
jour. Pendant cette journée, ma tête continua à fermenter, et la
coi^^ersation de M"* de Charrière ne contribua pas peu à cette
'^«•cnentation. Elle ne prévoyait sûrement pas l'effet qu'elle pro-
diiîiait sur moi. Mais en m'entre tenant sans cesse de la bêtise de
* espèce humaine, de l'absurdité des préjugés, en partageant
^^on admiration pour tout ce qui était bizarre, extraordinaire,
or-îginal, elle finit par m'inspirer une soif véritable de me trou-
Vô:»- aussi moi-même hors de la loi commune. Je ne formai pour-
^^-^^t point de projets, mais je ne sais dans quelle idée confuse,
î ^ïupruntai à tout hasard à M"** de Charrière une trentaine de
ioviis. Le lendemain M. Benay vint délibérer avec moi sur la
^^^^nière dont nous cheminerions, et nous convînmes que nous
^oiiî5 suivrions dans des voitures à une place en nous y arran-
^^ut du mieux que nous pourrions. Comme il n'avait jamais vu
f ^^}^i je lui proposai de ne partir que le soir, et il y consentit
^^'lement. Je n'avais aucun motif bien déterminé dans cette pro-
ÇP^Uion, mais elle retardait d'autant un instant que je craignais.
^Vdis mes trente louis dans ma poche et je sentais une espèce
^ t^laisir à me dire que j'étais encore le maître de faire ce que
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2S0 REVUE DES DEUX MONDES.
je voudrais. Nous allâmes dîner au Palais-Royal. Le hasard fit
qu'à côté de moi se trouva un homme que j'avais vu quelque-
fods chez M"* de Bourbonne et avec lequel j'avais causé volon-
tiers parce qu'il avait assez d'esprit. Je me souviens encore de
son nom que la circonstance où je l'ai vu pour la dernière fois
(c'était ce jour-là, le 24 juin 1787) a gravé dans ma mémoire. Il
s'appelait le chevalier de la Roche Saint- André, grand chimiste,
homme de talent, jouant gros jeu et très recherché. Je l'abordai,
et, plein que j'étais de ma situation, je le pris à part et je lui en
parlai à cœur ouvert. Il m'écouta probablement avec assez de
distraction comme je l'aurais fait à sa place. Dans le cours de ma
harangue je lui dis que j'avais quelquefois envie d'en finir en me
sauvant : « Et où donc? me dit-il assez négligemment. — Mais en
Angleterre, répondis-je. — Mais oui, reprit-il, c'est un beau pays,
et on y est bien libre. — Tout serait arrangé, lui dis-je, quand je re-
viendrais. — Sûrement, répliqua-t-il, avec le temps tout s'arrange. »
M. Benay s'approcha, et je retournai finir avec lui le dîner que
j'avais commencé. Mais ma conversation avec M. de la Roche
Saint-André iavait agi sur moi de deux manières : 1** en me mon-
trant que les autres attacheraient très peu d'importance à une
escapade qui jusqu'alors m'avait paru la chose la plus terrible ;
2^ en me faisant penser à l'Angleterre, ce qui donnait une direc-
tion à ma course, si je m'échappais. Sans doute cela ne faisait
pas que j'eusse le moindre motif pour aller en Angleterre plutôt
qu'ailleurs, ou que je pusse y espérer la moindre ressource:
mais enfin, mon imagination était dirigée vers un pays plus que
vers un autre. Cependant, je n'éprouvai d'abord qu'une sorte d'im-
patience de ce que le moment où ma décision était encore en mon
pouvoir allait expirer ou plutôt de ce que ce moment était passé ;
car nous devions monter en voiture d'abord après dîner, et il était
probable que M. Benay ne me quitterait plus jusque-là. Comme
nous sortions de table, jje rencontrai le chevalier de la Roche,
qui me dit en riant: « Eh bien! vous n'êtes pas encore parti? »
Ce mot redoubla mon regret de n'être plus libre de le faire. Nous
rentrâmes, nous fîmes nos paquets, la voiture vint, nous y mon-
tâmes. Je soupirai en me disant que pour cette fois tout était
décidé, et je pressai avec humeur mes inutiles trente louis dans
ma poche. Nous étions horriblement serrés dans le petit cabriolet
aune place. J'étais dans le fond, etM. Benay, qui était assez grand -
et surtout fort gros, était assis sur une petite chaise, entre mess
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LE CAHIBR ROUGE DB BENJAMIN CONSTANT. 251
îambeSy secoué et perdant l'équilibre à chaque cahot pour donner
de la tête à droite ou à gauche. Nous avions à. peine fait dix pas
qu'il commença à se plaindre. Je renchéris sur ses plaintes, parce
que ridée me vint que, si nous retournions à la maison/ je me
retrouverais en liberté de faire de nouveau ce que je voudrais.
En efifet, nous n'étions pas encore hors de la barrière, qu'il
déclara qu'il lui était impossible d'y tenir, et me demanda de
renvoyer au lendemain et de chercher une autre manière de
voyager. J'y consentis, je le ramenai à son hôtel, et me voili
chez moi à onze heures du soir, ayant dix ou douze heures pour
délibérer. Je n en mis pas autant à me décider à une folie beau*
coup plus grave et beaucoup plus coupable qu'aucune de celles
9^® j'avais encore faites. Je ne l'envisageai pas ainsi. J'avais la
*^te tournée et par la crainte de revoir mon père et par tous les
^phismes que j'avais répétés et entendu répéter sur l'indépen-»
"^nce. Je me promenai une demi-heure dans ma chambre, puis
pj'enant une chemise et mes trente louis, je descendis l'escalier,
J® demandai le cordon, la porte s'ouvrit, je sautai dans la rue,
® i^e savais point encore ce que je voulais faire. En général, ce
^vlx jjp^'j^ ig pl^g ^jj^ ^j^jjg ^^ ^Jq ^ prendre des partis très
^^Urdes, mais qui semblaient du moins supposer ime grande
^^ision de caractère, c'est précisément l'absence complète de
. ^*te décision, et le sentiment que j'ai toujours eu, que ce que
*^ faisais n'était rien moins qu'irrévocable dans mon esprit. De la
^^te, rassuré par mon incertitude môme sur les conséquences
y^xxe folie que je me disais que je ne ferais peut-être pas, j'ai
^^* im pas après l'autre et la folie s'est trouvée faite.
Cette fois, ce fut absolument de cette manière que je me lais*
f^^ entraîner à ma ridicule évasion. Je réfléchis quelques inslans
" 'îxsile que je choisirais pour la nuit, et j allai demander l'hos-
*^*^^lité à une personne de vertu moyenne que j'avais connue au
/^^•^mencement de l'hiver. Elle me reçut avec toute la ten-
^^^se de son état. Mais je lui dis qu'il ne s'agissait point de ses
^^.Tines, que j'avais une course de quelques jours à faire, à une
^^■^quantaine de lieues de Paris et qu'il fallait qu'elle me pror
P^^^^t une chaise de poste à louer pour le lendemain, d aussi
^^Xàne heure qu'elle le pourrait. En attendant, comme j'étais fort
^^Tiblé, je voulus prendre des forces, et j'en demandai au vin de
«Campagne dont quelques verres m'ôlèrent le peu qui me restait
^^ ia faculté de réfléchir. Je m'endormis ensuite d'un sommeil
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252 REVUE DES DEUX MONDES.
assez agité, et quand je me réveillai, je trouvai un sellier q^^^jjr
me livra une chaise à tant par jour, sans prendre d'informé ^«:::^5
tions sur ma route, et en se bornant à me faire signer ui;;3ir^i
reconnaissance que je signai d'un nom en Tair, étant bien d^^f^^i
cidé à lui renvoyer sa voiture de Calais. Ma demoiselle m'ava^^ -^»g
aussi commandé des chevaux de poste. Je la payai convenabU ^^/^
ment et je me trouvai allant ventre à terre en Angleterre av -^^^-^.ç^
vingt-sept louis dans ma poche, sans avoir eu le temps de re^^^e^.
trer en moi-même un seul instant. En vingt-deux heures, jq
fus à Calais. Je chargeai M. Dessin de renvoyer ma chais^^se k
Paris et je m'informai d'un paquebot. Il en partait un à Thei ire
même. Je n'avais point de passeport, mais dans cet heurenz^ux
temps, il n'y avait point toutes les difficultés dont chaque démar(=rhe
a été hérissée, depuis que les Français, en essayant d'être libc — es,
ont établi l'esclavage chez eux et chez les autres. Un valet de
louage se chargea pour six francs de remplir les formalités nécr ^s-
saires, et, trois quarts d'heure après mon arrivée à Cal^a-îs,
j'étais embarqué.
J'arrivai le soir à Douvres, je trouvai un compagnoa ^e
voyage qui voulait se rendre à Londres, et le matin du jo"«Jr
suivant, je me trouvai dans cette immense ville, sans un ôt^e
que j'y connusse, sans un but quelconque, et avec quinze loi:*^ is
pour tout bien. Je voulais d'abord aller loger dans une mais^==^n
où j'avais demeuré quelques jours à mon dernier passage i
Londres. J'éprouvais le besoin de voir un visage connu. Il ï=^y
avait pas de place : mais on m'en procura une autre assez pr^^-
Mon premier soin, une fois logé, fut d'écrire à mon père. -^^
lui demandai pardon de mon étrange escapade, que j'excu-^^i
du mieux que je pus ; je lui dis que j'avais horriblenci^ï^^
souffert à Paris, que j'étais surtout excédé des hommes; je ^^
quelques phrases philosophiques sur la fatigue de la société ^*
sur le besoin de la solitude. Je lui demandai la permission ^®
passer trois mois en Angleterre dans une retraite absolue, e* j®
finis par une transition vraiment comique, sans que je m'en af^^**'
çusse, par lui parler de mon désir de me marier et de vi"^^^
tranquille avec ma femme auprès de lui.
Le fait est que je ne savais trop qu'écrire, que j'avais ^^^
effet un besoin véritable de me reposer de six mois d'agitatî^^
morale et physique, et que, me trouvant pour la première ^^^^
complètement seul et complètement libre, je brûlais de joui:»^
<le
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•
LE CARŒB nnCGE DE BENJAMIN COÎîSTAKT. 233
cette positioo inconnue, à laquelle j'aspirais depuis si longtemps.
Je n avais aucune inquiétude sur Targent ; car de mes quinze
louis, j'en employai deux lout de suite pour acheter deux chiens
et un singe. Je ramenai au logis ces belles emplettes. Mais je
me brouillai tout de suite avec le sioge. Je voulus le battre pour
le corriger. Il s'en fâcha tellement que, quoiqu'il fût très pelit, je
ne pus en rester maître, et Je le rapportai a la boutique d'ani-
maux oti je Tavais pris, où Ton me donna un troisième chien à
sa place. Je me dégoûtai pourtant bientôt de celle méuagerie, et
je revendis deux de mes bêtes pour le quart de ce qu'elles
avaient coûté. Mon troisième chien s'attacha à moi avec une
vraie passion, et fut mon compagnon fidèle dans les pérégrina-
tions que j entrepris bientôt après. Ma vie à Londres, si ije fais
abstraction de Tinquietude que me donnait Tignorance de ta dis-
position de mon père, n'était ni dispendieuse ni désagréable (i).
Je payais une demi-gui née par semaine pour mon logement, je
dépensais environ trois shillings par jour pour ma nourriture
el environ trois encore pour des dépenses accidentelles, de sorte
que je voyais dans mes treize louis de quoi subsister pendant
presque un mots. Mais au bout de deux jours, je conçus le projet
de faire le lour de rAnglelerre, et je m'occupai des moyens d'y
subvenir. Je me rappelai Tadresse du banquier de mon père. 11
m'avança vingt-cinq louis; je découvris aussi la demeure d'un
jeune homme que j'avais connu et auquel j avais fait beaucoup
d'honnêtetés à Lausanne, quand je vivais dans la société de
M"** Trevor. J'allai le voir. C'était un très beau garçon, le plus
entiché de sa figure que j'aie jamais vu; il passait trois heures à
se faire coiffer, tenant un miroir en main, pour diriger lui-même
la disposition de chaque cheveu. Du reste, il ne manquait pu*?
d'esprit, et avait, en littérature ancienne, assez de connaissances,
comme presque tous les jeunes Anglais du premier rang. Sa
fortune était très considérable, el sa naissance distinguée.
(1) n Aimei*row, malgré nie? folies. Je suis un b^nîiiiibtc n\y fond. EKcu5ei-moi
prts de M. de Charrière* Ne vous inquiéieï ab=oJiimeût pas de ma situation. Moi
le m>n amuse comme si c'était celle d'un autre. Je ris penJaut de<i beures ûe cette
cotûpUcaUoQ d^eitravagancei et quand je me rcf^arde dans le miroir, je me dis,
non paa * Atï l James Boacoeîll lallusioa à un ancien prétendoDt de W*' de Ctiar-
fitre) mais i Ahl Benjamin, Benjamin Constant! Ma famille me grooderait bien
d'^TO if oublié le rfe el le Rebe^que ; mm^^ je les vendrais à présent ihret ji&fi€e a
pitce. » Lettre à M" de Cbarriêre. M'* de Chûtriére tl ses aituSj par l'b. Ggdet^
tomt h P' 355* Juilifia, Gea&vëi lâû&.
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254
REVUE DES DEUX MONDES.
Il s'appelait Edmund Lascelles; il a été membre, mais asseï
obscur, du Parlement. J'allai donc le voir :il me reçut avec poli-
tesse, mais sans paraître avoir conservé le moindre souvenir de
notre liaison précédente. Cependant, comme dans le cours de
notre conservation il me fit quelques offres de service, et que
j'avais toujours en tête mon voyage dans les provinces de l'An-
gleterre, je lui proposai de me prêter cinquante louis. Il me re-
fusa en s'excusant tant bien que mal sur Tabsence de son ban-
quier, et sur je ne sais quels autres prétextes. Son valet de
chambre, honnête Suisse qui connaissait ma famille, m'écrivit
pour m'offrir quarante guinées. Mais sa lettre, remise chez moi
pendant une course que je fis hors de Londres, ne me parvint
que longtemps après et lorsqu'il avait déjà disposé de son aident
d'une autre manière. Il se trouva que dans la maison à côté de
celle que j'habitais, logeait un de mes anciens amis d'Edimbourg
nommé John Mackay, qui avait je ne sais quel emploi assez
subalterne à Londres. Nous fûmes enchantés de nous revoir. Je
le fus de ne plus être dans une solitude aussi absolue : et je passai
plusieurs heures de la journée ^vec lui, quoiqu'il ne fût rien
moins que d'un esprit distingué. Mais il me retraçait d'agréables
souvenirs, et je l'aimais d'ailleurs de notre amitié commune
pour l'homme dont j'ai parlé en rendant compte de ma vie à
Edimbourg, pour ce John Wilde, si remarquable par ses talens
et son caractère, et qui a fini si malheureusement. John Mackay
me procura un second plaisir du même genre en me donnant
l'adresse d'un de nos camarades que j'avais connu à la même
époque* Cela me procura quelques soirées agréables : mais cela
n'avançait en rien mes projets. Il en résulta pourtant pour moi
un nouveau motif de les exécuter, parce que ces rencontres
m'ayant vivement retracé mon séjour en Ecosse, j'écrivis à John
Wilde et j'en reçus une réponse si pleine d'amitié que je me
promis bien de ne pas quitter TAngle terre sans Tavoir revu.
En attendant, je continuai à vivre à Londres, dînant fruga-
lement, allant quelquefois au spectacle et même chez des filles,
dépensant ainsi mon argent de voyage, ne faisant rien, m'en-
nuyant quelquefois, d'autres fois m'inquiétant sur mon père et
m'adressant de graves reproches, mais ayant malgré cela un
indicible sentiment de bien-être de mon entière liberté. Un
jour, au détour d'une rue, je me trouvai nez à nez avec un
autre étudiant d'Edimbourg devenu docteur en médecine et
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PPI|.^.Jf*|JA>"'
LE CAHIER ROUOB DE BENJAMIN CONSTANT. 255
plaoé assez avantageusement à Londres. Il se nommait Richard
Ken.tish et s'est fait connaître depuis par quelques ouvrages
SL&s^z estimés. Nous n'avions pas eu à Edimbourg de liaison fort
étfoite, mais nous nous étions quelquefois amusés ensemble.
Il icoe témoigna une extrême joie de me retrouver, et me mena
'fcoti't de suite chez sa femme que je connaissais d'ancienne date,
pâ.x-ce que, pendant que j'achevais mes études, il était arrivé avec
ell^ pour l'épouser à Gretna Green, comme cela se pratique
cfTiSLud les parens ne veulent pas consentir à un mariage.
I-.^«,3ant épousée, il l'avait conduite à Edimbourg pour la pré-
s^oxàter à ses anciennes connaissances. C'était une petite femme
xo^oigre, sèche, pas jolie, et je crois assez impérieuse. Elle me
T^eçut très bien. Ils partaient le lendemain pour Brighthelms-
ton.e et me pressèrent d'y aller avec eux, en m'y promettant
tovites sortes de plaisirs. C'était précisément la route opposée à
oelleque je voulais entreprendre. En conséquence, je refusai. Mais
je réfléchis deux jours après qu'il valait autant m'amuser là
^ni'ailleurs, et je me mis dans une diligence qui m'y ^conduisit
en un jour, avec une tortue qui allait se faire manger par le
prince de Galles. Arrivé, je m'établis dans une mauvaise petite
chambre, et j'allai ensuite trouver Kentish, m'attendant sur
^^ parole à mener la vie la plus gaie du monde. Mais il ne
^^ïiiiaissait pas un chat, n'était point reçu dans la bonne société
^' employait son temps à soigner quelques malades pour de
^^gent, et à en observer d'autres dans un hôpital pour son in-
struction. Tout cela était fort utile, mais pe répondait pas à
^^s espérances. Je passai pourtant huit à dix jours à Bright-
*^^lïxistone, parce que je n'avais aucune raison d'espérer mieux
ailleurs, et que cette première expérience me décourageait,
^oîque à tort, comme on le verra par la suite, de mes projets
^Ur* Edimbourg. Enfin, m'ennuyant chaque jour plus, je partis
subitement une après-dînée. Ce qui décida mon départ fut la
^encontre d'un homme qui me proposa de faire le voyage à
^^oitié prix jusqu'à Londres. Je laissai un billet d'adieu à Ken-
tish et nous arrivâmes à Londres à minuit. J'avais eu bien peur
^® nous ne fussions volés, car j'avais tout mon argent sur
^*^^i et je n'aurais su que devenir. Aussi tenais-je toujours entre
^^s jambes une petite canne à épée avec la ferme résolution
^^ îxie défendre et de me faire tuer plutôt que de donner mon
^ésor. Mon compagnon de voyage qui, vraisemblablement,
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236
REVUE DES DEUX MONDES.
n'avait point sur lui, comme moi, toute sa fortune, trouvait ma
résolution absurde. Enfin notre route s'acheva sans que j'eusse
occasion de déployer mon courage. De retour à Londres, je
laissai encore plusieurs jours s'écouler sans rien faire. A mon
grand étonnement, mon indépendance commençait à me peser.
Las d'arpenter les rues de cette grande ville où rien ne m'inté-
ressait, et voyant diminuer mes ressources, je pris enfin des che-
vaux de poste et j'allai d'abord à Newmarket. Je ne sais ce qui
me décida pour cet endroit, à moins que ce ne fût le nom qui
me rappelait les courses de chevaux, les paris et le jeu dont
j'n\ais beaucoup entendu parler : mais ce n'était pas la saison. U
n y avait pas une âme. J'y passai deux jours à réfléchir sur ce
que je voulais faire.
J'écrivis bien tendrement à mon père pour l'assurer que je
ne tarderais pas à retourner auprès de lui; je comptai mon
argent que je trouvai réduit à IGguinées, puis, après avoir payé
mon hôte, je m'esquivai à pied, allant toujours droit devant moi,
avec la résolution de me rabattre sur Northampton, près d'où il y
avait un M. Bridges que j'avais connu à Oxford. Je fis le premier
jour 28 milles par une pluie à verse. La nuit me surprit dans
les bruyères très désertes et très tristes du comté de Norfolk : et
je recommençai à craindre que les voleurs ne vinssent mettre un
terme à toutes mes entreprises et à tous mes pèlerinages en me
dépouillant de toutes mes ressources. J'arrivai pourtant heureu-
âement à un petit village nommé Stokes. On me reçut indigne-
ment à l'auberge parce qu'on me vit arriver à pied et qu'il n'y a
en Angleterre que les mendians et la plus mauvaise espèce de
voleurs nommés « Footpads » qui cheminent de cette manière.
On me donna un mauvais lit, dans lequel j'eus beaucoup de
peine à obtenir des draps blancs; j'y dormis cependant très bien,
et à force de me plaindre et de me donner des airs, je parvins le
matin à me faire traiter comme un gentleman et à payer en
conséquence. Ce n'était que pour l'honneur, car je repai'tis à
pied après avoir déjeuné et j'allai à 14 milles de là dîner à Lynn,
petite ville commerçante, où je m'arrêtai de nouveau, parce que
ma manière de voyager commençait à me déplaire. J'avais eu
toute la matinée un soleil brûlant sur la tête, et quand j'arrivai
j'étais épuisé de fatigue et de chaleur. Je commençai par avaler
une grande jatte de négus, qui se trouva prête à l'auberge ;
ensuite je voulus prendre quelques arrangemens pour continuer
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LE CABIER ROUGE DE BENJAMlNS^ÔJfSTANT, / 287
)
ma route. Mais je me trouvai tout d'un coup complètement
ivre, au point de sentir que je ne savais plus ce que je faisais et
^jue je ne pouvais en rien répondre de moi-même. J'eus pourtant
hissez de raison pour être fort effrayé de cet état dans une ville
inconnue, tout seul et avec si peu d'argent dans ma poche. Ce
Tn'était une sensation très singulière que d'être ainsi à la merci
dlu premier venu et privé de tout moyen de répondre, de me
4léfendre et de me diriger. Je fermai ma porte à clef, et m'étant
2Linsi mis à Tabri des autres, je me couchai à terre pour
attendre que les idées me revinssent. Je passai ainsi cinq ou six
lieures, et la bizarrerie de la situation, jointe à l'effet du vin, me
donna des impressions si vives et si étranges que je me les suis
toujours rappelées. Je me voyais à 300 lieues de chez moi, sans
liens ni appui quelconque, ignorant si mon père ne m'avait pas
ilésavoué et ne me repousserait pas pour jamais, n'ayant pas de
quoi vivre quinze jours et m'étant mis dans cette position sans
aucune nécessité et sans aucun but. Mes réflexions dans cet état
d'ivresse étaient beaucoup plus sérieuses et plus raisonnables que
celles que j'avais faites, quand je jouissais de toute ma raisola,
parce qu'alors j'avais formé des projets et que je me sentais
des forces, au lieu que le vin m'avait ôté toute force, et que ma
^ète était trop troublée pour que je pusse m'occuper d aucun
Projet. Peu à peu mes idées revinrent, et je me trouvai assez
Rétabli dans l'usage de mes facultés pour prendre des informa-
"Ous gup \q^ moyens de continuer ma route plus commodément.
^^*l©s ne furent pas satisfaisantes. Je ne possédais pas assez
^ ^^gent pour acheter un vieux cheval dont on me demandait
^^ii^e louis. Je repris une chaise de poste, adoptant ainsi la mé-
^^cie la plus chère de voyager précisément parce que je n'avais
P^^Bque rien, et je fus coucher dans un petit bourg appelé
^'^^^beach. Je rencontrai en chemin un bel équipage qui avait
^'^f^^. Il y avait un monsieur et une dame. Je leur offris de les
^^Hfiuire dans ma voiture. Ils acceptèrent. Je me réjouis de ce
5^^ cette rencontre me faisait passer une soirée moins solitaire.
^^îs à ma grande surprise, en mettant pied à terre, le monsieur
^* ^^ dame me firent une révérence et s'en allèrent sans dire
^^t- J'appris le lendemain qu'il y avait une mauvaise troupe
^ oomédiens ambulans qui jouaient dans une grange: et me
^^ vivant aussi bien là qu'ailleurs, je me décidai à y rester pour
^l^^r au spectacle. Je ne sais plus quelle pièce on représentait.
TOME XXXYII. — 1907. 17
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K^^' '
2Î58
REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin, le jour suivant, je pris encore une chaise de poste et j allai
jusqu'à Thrapston, l'endroit le plus voisin de la cure de Wadenho
où je comptais trouver M. Bridges. Je pris un cheval à l'auberge
et je me rendis tout de suite à Wadenho.
M. Bridges était effectivement curé de ce village, mais il
venait d'en partir et ne devait être de retour que dans trois
semaines. Cette nouvelle dérangeait tous mes plans. Plus de
moyens d'avoir l'argent nécessaire pour aller en Ecosse, aucune
connaissance dans les environs, à peine de quoi retourner à
Londres et y vivre quinze jours, ce qui n'était pas même assez
pour y attendre la réponse de mon père. Il ne fallait pas déli-
bérer longtemps, car chaque dînée et chaque couchée me met-
taient dans une situation plus embarrassante. Je pris mon parti.
Je vis, en calculant bien strictement, que je pouvais arriver jus-
qu'à Edimbourg en allant à cheval ou en cabriolet, seul, et une
fois là, je comptais sur mes amis. Bel effet de la jeunesse, car
certes s'il me fallait aujourd'hui faire cent lieues pour me mettre
à la merci de gens qui ne me devaient rien, et sans une nécessité
qui excusât cette démarche, s'il fallait m'exposer à m'entendre
demander ce que je venais faire et refuser ce dont j'aurais besoin
ou envie, rien sur la terre ne pourrait m'y résoudre. Mais, dans
ma vingtième année, rien ne me paraissait plus simple que de
dire à mes amis de collège : « Je fais trois cents lieues pour souper
avec vous ; j'arrive san* le sou, invitez-moi, caressez-moi, buvons
ensemble, remerciez-moi et prêtez-moi de l'argent pour m'en
retourner. » J'étais convaincu que ce langage devait les charmer.
Je fis donc venir mon hôte, et je lui dis que je voulais profiter de
l'absence de mon ami Bridges pour aller à quelques milles de là
passer quelques jours, et qu'il eût à me procurer un cabriolet. Il
m'amena un homme qui en avait un, avec un très bon cheval.
Malheureusement, le cabriolet était à Stamford, petite ville à dix
milles de là. Il ne fit aucune difficulté pour me le louer. Il me
donna son cheval et son fils pour me conduire, pour retirer le
cabriolet des mains du sellier qui avait dû le raccommoder, et
nous convînmes que je partirais de Stamford pour aller plus
loin. Je me réjouis fort de ce que mon affaire s'était conclue si
facilement, et le lendemain je montai sur le cheval. Le fils de
l'homme à qui il appartenait monta sur une mauvaise petite rosse
que l'hôte de l'auberge lui prêta, et nous arrivâmes très heureu-
sement à Stamford. Mais là m'attendait une grande mésaventure.
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LE CAHIER ROUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 259
%Ji cabriolet ne se trouva pas raccommodé. J'en cherchai un
^utre inutilement. Je voulus engager mon jeune conducteur à
S3ie laisser partir à cheval. Il s*y refusa. Peut-être aurait-îl cédé ;
X^B,\s au premier mot, je me mis dans une colère furieuse et je
l'accablai d'injures. Il se moqua de moi. Je voulus le prendre
"par la douceur. Il me dit que je l'avais trop mal traité, re-
xnonta sur sa béte et me planta là. Mes embarras augmentaient
ainsi à chaque minute. Je couchai à Stamford dans un vrai
désespoir.
Le lendemain je me déterminai à retourner à Thrapston dans
l'espérance d'engager mon hôte à me trouver un autre véhicule.
Quand je lui en reparlai, je l'y trouvai très peu disposé. Une
circonstance assee bizarre et que je n'aurais jamais devinée lui
avait donné très mauvaise opinion de moi. Depuis mon ivresse
°® i-ynn, j'avais une sorte de répugnance pour le vin et de
crainte de l'état où j'avais été pendant quelques heures. En con-
séquence, pendant tout le temps que j'avais passé à l'auberge de
Thrapston, je n'avais bu que de l'eau. Cette abstinence peu usitée
^^ Angleterre avait paru à mon hôte un vrai scandale. Ce ne fut
pas l^i q^i m'apprit la mauvaise impression qu'il en avait -reçue
coutr^ moi, ce fut l'homme qui m'avait précédemment loué un
cabriolet, et que je fis venir pour tâcher de renouer avec lui
celte négociation. Gomme je me plaignis à lui de la conduite
^ ^^xi fils, il me répondit: « Ah! monsieur, on dit de vous des
^*^oses si singulières ! » Cela m'étonna fort et comme je le pres-
?^^^ : « Vous n'avez pas bu une goutte de vin depuis que vous êtes
jci, » répliqua-t-il. Je tombai de mon haut, je fis venir une bou-
^^le de vin tout de suite, mais l'impression était faite, et il me
, ixxipossible de rien obtenir. Pour le coup, il fallut me déci-
^- Je louai de nouveau pour le lendemain un cheval sous pré-
^*^ d'aller à Wadenho voir si M. Bridges n'était pas arrivé. Le
^*Vxeur voulut que, de deux chevaux qu'avait mon hôte, le
^ ^^ mauvais était seul au logis. Je n'eus donc pour monture
r^ ^ïl tout petit cheval blanc, horriblement laid et très vieux.
. partis le lendemain de bonne heure, et j'écrivis de 10 à
^^^Xiilles de là à mon hôte que j'avais rencontré un de mes amis
^^ allait voir les courses de chevaux à Nottingham et qui
. ^Vait engagé à l'accompagner. Je ne savais pas les risques que
•., Courais. La loi en Angleterre considère comme vol l'usage
^^ cheval loué, pour une autre destination que celle qui a été
L
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- -y :
260
REVUE DES DEUX MONDES.
alléguée. Il ne tenait donc qu'au propriétaire du cheval de me
faire poursuivre ou de mettre mon signalement dans les jour-
naux. J'aurais infailliblement été arrêté, traduit en justice, et
peut-être condamné à la déportation dans les Iles; ou tout au
moins, j'aurais subi un procès pour vol, ce qui, même en suppo-
sant que j'eusse été absous, n'en , aurait pas moins été fort
désagréable et, vu mon escapade, aurait produit partout où l'on
en était instruit un effet affreux. Enfin cela n'arriva pas. Le maître
du cheval fut d'abord un peu étonné. Mais il alla alors à
Wadenho où par bonheur il trouva M. Bridges qui arrivait, et
qui, sur un mot que je lui avais adressé, répondit de mon retour.
Quant à moi, ne me doutant de rien, je fis le premier jour
une vingtaine de milles, et je couchai à Kettering, petit village
du Leicestershire, autant qu'il m'en souvient. Ce fut alors que
commença vraiment et pour la première fois le bonheur d'indé-
pendance et de solitude que je m'étais promis si souvent. Jus-
qu'alors, je n'avais fait qu'errer sans plan fixe, et mécontent d'un
vagabondage que je trouvais avec raison ridicule et sans but.
Maintenant j'avais un but, bien peu important, si l'on veut, car
il ne s'agissait que d'aller faire à des amis de collège une visite
(Jie quinze jours. Mais enfin, c'était une direction fixe, et je respi-
rais de savoir quelle était ma volonté. J'ai oublié les différentes
stations que je fis en route, sur mon mauvais petit cheval blanc;
mais ce dont je me souviens, c'est que toute la route fut déli-
cieuse.. Le pays que je traversai était un jardin. Je passai par
Leicester, par Derby, par Buxton, par Shortley, par Kendall, par
Carlisle. De là j'entrai en Ecosse et je parvins à Edimbourg.
J'ai eu trop de plaisir dans ce voyage, pour ne pas chercher à
m'en retracer les moindres circonstances. Je faisais de trente à
cinquante milles par jour. Les deux premières journées j'avais
un peu de timidité dans les auberges. Ma monture était si ché-
tive que je trouvais que je n'avais pas l'air plus riche, ni plus
gentlemanlike que lorsque je voyageais à pied, et je me sou-
venais de la mauvaise réception que j'avais éprouvée en chemi-
nant de la sorte. Mais je découvris bientôt qu'il y avait pour
Topinion une immense différence entre un voyageur à pied et
un voyageur à cheval. Les maisons de commerce en Angleterre
ont des commis qui parcourent ainsi tout le royaume pour vi-
siter leurs correspondans. Ces commis vivent très bien et font
beaucoup de dépense dans les auberges, en sorte qu'ils y sont
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LE CAHIER nOUGE DE BENJAMIN CONSTANT,
261
reçus avec empressement. Le prix de la dîiiée et de la coucWe
est fixé, parce que les aubergistes s'en dédommagent sur le vin.
J'étais partout considéré comme un de ces commis^ et en consé-
quence reçu à merveille. Il y en avait toujours sept ou huit
avec lesquels je causais, et qui, lorsqu'ils découvraient que
j'étais d'une classe plus relevée que la leur, ne m'en traitaient
que mieux. L'Angleterre est le pays où, d'un côté les droits de
chacun sont le mieux garantis, et, où de l'autre les différences
de rang sont le plus respectées : je voyageais presque pour rien.
Toute ma dépense et celle de mon cheval ne «e montaient pas à
une demi-guinée par jour. La beauté du pays, celle de la saison,
celle des routes, la propreté des auberges, l'air de bonheur, de
raison et de régularité des habitans, sont, pour tout voyageur
qui observe, une source de jouissances perpétuelles. Je savais la
langue de manière à être toujours pris pour un Anglais, ou
plutôt pour un Écossais, car j'avais conservé l'accent écossais de
ma première éducation en Ecosse. J'arrivai enfin à Edimbourg
le 12 août, à six heures du soir, avec environ neuf à dix shil-
lings en poche. Je m'empressai de chercher mon ami Wilde, et,
deux heures après mon arrivée, j'étais au milieu de toutes celleu
de mes connaissances qui se trouvaient encore en ville, la saison
ayant éloigné les plus riches, qui étaient dans leurs terres. Il
en restait cependant encore assez pour que notre réunion fiU
nombreuse, et tous me reçurent avec de véritables transports
de joie. Ils me savaient 'gré de la singularité de mon expédition,
chose qui a toujours de l'attrait pour les Anglais. Notre vie à
tous pendant les quinze jours que je passai à Edimbourg fut un
festin continuel. Mes amis me régalèrent à qui mieux mieux, et
toutes nos soirées et nos nuits se passaient ensemble. Le pauvre
Wilde surtout avait à me fêter un plaisir qu'il me témoignait de
la manière la plus naïve et la plus touchante. Qui m'eût dit
que sept ans après il serait enchaîné sur un grabat (1) ! KoHn^ il
fallut penser au retour. Ce fut à Wilde que je m'adressai. Il me
trouva avec quelque peine, mais de la meilleure grâce du moudo,
10 guinées. Je remontai sur ma bête, et je repartis. J'avais été
(1) a De tous les amis que j'ai eus, les neuf dixièmes au moîQ^ ou sodI morU,
ou sont devenus fous ou ont tourné détestablement. On croirait que je les a^i
choisis à plaisir, pour pouvoir, en faisant beaucoup de sottises, conserver l'avau- '
tage d'être encore le plus sage de la compagnie. » Lettre à Rosalie de Cunstint
(Lettres de B.C, àsafamille^ publiées par Jean H. Menos. Paris, Savine^ lS8tJU
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363
REVUE DES DEUX MONDES.
voir à Niddin, ces Wauchope qui m'avaient si bien accueilli,
quand j'étudiais, et j'avais appris que la sœur ainée était dans
un« petite ville, un bain, si je ne me trompe, appelé Moffat.
Quoique je n'eusse pas trop de quoi prendre un détour, je voulus
pourtant Taller voir, je ne sais pourquoi, car c'était une per-
sonne fort peu agréable, de trente à trente-cinq ans, laide,
rouge, aigre et capricieuse au dernier point. Mais j'étais en si
bonne disposition, et si content de la réception qu'on m'avait
faite, que je ne voulaiô pas manquer une occasion de voir encore
quelques-uns de ces bons Écossais que j'allais quitter pour un
temps illimité. En effet je ne les ai pas revus depuis. Je trouvai
M*^* Wauchope, établie solitairement comme il convenait à
»on caractère. Elle fut sensible à ma visite et me proposa de
retourner à Londres par les comtés de Cumberland et de West-
moreland. Un pauvre homme qu'elle protégeait 3e joignit à nous,
et nous fîmes une course assez agréaile. J'y gagnai de voir cette
partie de l'Angleterre, que je n'aurais pas vue sans cela. Car j'ai
une telle paresse et une si grande absence de curiosité que je
uai jamais de moi-même été voir ni un monument, ni une
contrée, ni un homme célèbre. Je reste où le sort me jette jus-
qu'à ce que je fasse un bond qui me place de nouveau dans une
tout autre sphère. Mais ce n'est ni le goût de l'amusement, ni
lennui, aucun des motifs qui, d'ordinaire, décident les hommes
clans l'habitude de la vie qui me font agir. Il faut qu'une passion
me saisisse pour qu'une idée dominante s'empare de moi et de-
vienne une passion. C'est ce qui me donne l'air assez raison^
nable, aux yeux des autres qui me voient, dans les intervalles
des passions qui me saisissent, me contenter de la vie la moins
attrayante, et ne chercher aucune distraction*
Le Westmoreland et le Cumberland dans sa belle partie, car
il y en a une qui est horrible, ressemblent en petit à la Suisse.
Ce sont d'assez hautes montagnes dont la cime est enveloppée
de brouillards au lieu d'être couverte de neige, des lacs semés
tilles verdoyantes, de beaux arbres, de jolis bourgs, deux ou
trois petites villes propres et soignées. Ajoutez à cela cette lir
berté complète d'aller et de venir sans qu'âme qui vive s'occupe
de vous, et sans que rien rappelle cette police dont les cou-
pables sont le prétexte, et les innocens le but. Tout cela rend
toutes les courses en Angleterre une véritable jouissance. Je vis
h Keswick, dans une espèce de musée, une copie de la sentence
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LE CAHIER ROUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 263
ie Charles !•' avec les signatures exactement imitées de tous
s^s juges, et je regardai avec curiosité celle de Cromwell, qui,
Jtascf-u^au commencement de ce siècle, a pu passer pour un auda-
^^^^X3et habile usurpateur, mais qui ne mérite pas de nos jours
"l^c>'nneur d'être nommé.
^prèsm'avoir accompagné, je crois jusqu'à Carlisle, M"'Wau-
cno jje me quitta, en me donnant pour dernier conseil de ùe
P'^*s jfaire de folies pareilles à l'escapade qui lui avait valu le
pla^îsir de me revoir. De là je continuai ma route* ayant précisé-
'^^^^O.t de quoi arriver chez M. Bridges, oîi j'espérais trouver de
'^P'*^ Telles ressources, et toujours plus satisfait de mon genre de
^^ > dans lequel, je m'en souviens, je ne regrettais qu'une chose,
^ ^t^t (ju'il pût arriver un moment où la vieillesse m'empêcherait
^ A^oyager ainsi tout seul achevai. Mais je me consolais en me
I^'^^^xnettant de continuer cette manière de vivre le plus longtemps
^^*^ je pourrais. J'arrivai enfin à Wadenho où je trouvai tout
P^^paré pour ma réception. M. Bridges était absent, mais revint
^ lendemain. C'était un ficellent homme, d'une dévotion presque
^^X^tique, mais tout cœur pour moi qu'il s'était persuadé, sans
T^^ je le lui dise, être venu tout exprès de Paris pour le voir. Il
'^^^ retint chez lui plusieurs jours, me mena dans le voisinage, et
^^ï^mit mes affaires à flot. Parmi les gens auxquels il me présenta,
J^ xie me souviens que d'une lady Charlotte Wentworth, d'envi-
•*^^^*:fc- soixant-dix ans, que je contemplai avec une vénération toute
P^-'K^ticulière, parce qu'elle était sœur du marquis de Rockingham,
^* <yie ma politique écossaise m'avait inspiré un grand enthou-
^^^^-^me pour l'administration des Whigs dont il avait été le
Pour répondre à toutes les amitiés de M. Bridges, je me pliai
^^^1^ entiers à ses habitudes religieuses, quoiqu'elles fussent assez
^^ fiferentes des miennes. Il rassemblait tous les soirs quelques
J^^xnes gens dont il soignait l'éducation, deux ou trois servantes
^^^*il avait chez lui, des paysans, valets d'écurie et autres, leur
^*s^it quelques morceaux de la Bible, puis nous faisait tous
^^^ttre à genoux et prononçait de ferventes et longues prières.
^^^vent il se roulait littéralement par terre, frappait le plancher
^ Son front et se frappait la poitrine à coups redoublés. La
^'^^îndre distraction pendant ces exercices, qui duraient souvent
P^'Us d'une heure, le jetait dans un véritable désespoir. Je me
^^^is volontiers pourtant résigné à rester indéfiniment chez
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S6i
REVUE DES DEUX MONDES.
M* Bridges, tant je commençais à avoir peur de me présenter
devant mon père ; mais comme il n'y avait plus moyen de pro-
longer, je fixai le jour de mon départ. J'avais rendu au pro-
priétaire le fidèle petit cheval blanc qui m'avait porté durant
tout mon voyage : une passion pour cette manière d'aller me fit
imaginer d'en acheter un sans songer à la difficulté que j aurais
à le sortir d'Angleterre. M. Bridges me servit de caution, et je
me retrouvai sur la route de Londres, beaucoup mieux monté
et fort content de mon projet de retourner de la sorte jusque
choz mon père. J'y arrivai, je ne sais plus quel jour de sep-
tembre, et toutes mes belles espérances se dissipèrent. J'avais
pu très bien expliquer à M. Bridges pourquoi je me trouvais sans
argent chez lui. Mais je ne l'avais pas mis dans la confidence
que je serais tout aussi embarrassé à Londres. Il croyait au con-
traire qu'une fois rendu là, les banquiers auxquels mon père
avait dû m'adresser me fourniraient les fonds dont j'aurais be-
soin. Il ne m'avait donc prêté en argent comptant que ce qu'il
me fallait pour y arriver. Le plus raisonnable eût été de vendre
mon cheval, de me mettre dans une diligence et de retourner
ainsi le plus obscurément et le moins chèrement que j'aurais pa
au lieu où il fallait enfin que je me rendisse. Mais je tenais au
mode de voyager que j'avais adopté, et je m'occupai à trouver
d autres ressources. Kentish me revint à l'esprit; j'allai le voir,
il me promit de me tirer d'embarras, et sur cette promesse, je
ne m'occupai plus que de profiter du peu de temps pendant
lequel je jouissais encore d'une indépendance que je devais
reperdre si tôt. Je dépensai de diverses manières le peu qui me
restait, et je me vis enfin sans le sol. Des lettres de mon père,
qui me parvinrent en même temps, réveillèrent en moi des
remords que les désagrémens de la situation ne laissaient pas
que d'accroître. Il s'exprimait avec un profond désespoir sur
toute ma conduite, sur la prolongation de mon absence, et
me déclarait que, pour me forcer à le rejoindre, il avait dé-
fondu à ses banquiers de subvenir à aucune de mes dépenses.
Je parlai enfin & Kentish qui, changeant de langage, me dit que
j'aurais dû ne pas me mettre dans cette position au lieu
de me plaindre d'y être. Je me souviens encore de l'impression
que cette réponse produisit sur moi. Pour la première fois je me
voyais à la merci d'un autre qui me le faisait sentir. Ce n'est pas
que Kentish voulût précisément m'abandonner, mais il ne me
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LE cànmn hfiUGE de benjamin co>stant.
263
cachait, en m offrant encore ses secours, ni sa désapprobation de
ma conduite, ni la pitié qui le décidait à me secourir, et son
assistance était revt^lue des formes les plus blessantes. Pour se
dispenser de tne prêter un sol, il me proposa de venir dîner cbez
lui tous les jours et pour me faire sentir qu'il ne me regardait
paa comme un ami qu'on invite, mais comme un pauvre qu'on
nourri tj il affechi de n'avoir à dîner, pendant cinq ou six jours,
que ce qu'il fallait pour sa femme et pour lui, en répétant que
son ménage n'était arrangé que pour deux personnes. Je suppor-
tai cette insolence, parce que j^avais écrit aux banquiers, malgré
la défense de mon pOre^et que j'espérais me retrouver en état de
faire sentir à mon prétendu bienfaiteur ce que ses procédés
nViûspiraient, Mais ces malheureux banquiers étant, ou se disant
à la campagne, me firent attendre leur réponse toute une
semaine. Celte réponse vint enfin et fut un refus formeL II
fallut donc nr expliquer une dernière fois avec Kentish, et il me
prescrivit de vendre mon cheval et d'aller, avec ce que j*en reti-
rerais p comme je pourrais, où je voudrais. Le seul service qu41
moffrit fut de me mener chez un marchand de chevaux qui me
l'achèterait tout de suite. Je n'avais pas d'autre parti à prendre;
et après une scène attendrie où je me serais brouillé tout à fait
avec lui s'il ne s'était pas montré aussi insensible à mes re-
proches qu'il Tavait été à mes prières, nous allâmes ensemble
chez rhomme dont il m'avait parlé. 11 m'oiïrit quatre louis de
€8 cheval qui m'en avait coûté quinze. J'étais dans une telle
fureur qu'au premier mot je traitai in dignement cet homme qui
au fond ne taisait que son métier, et je faillis être assommé par
lui et ses gens. L'affaire ayant manqué de hi sorte, Kentish, qui
commençait à avoir autant d'envie d'en finir que moi, m'offrit de
me prêter dix guinéesà condition que je lui donnerais une lettre
de change pour cette somme, et que de plus je lui laisserais ce
cheval qu'il promit de vendre comme il le pourrait à mon profit.
Je n*étais le mnître de rieu refuser.
J'acceptai donc, et je partis, me promettant bien de ne plus
faire d'équipée semblable. Par un reste de goût pour les expédi-
tions chevaleresques j je voulus aller à franc étrier jusqu'à
Douvres. C'est une manière de voyager qui n'est pas d'usage en
Angleterre, où Ton va aussi vite et à meilleur marché en chaise
de poste. Mais je croyais indigne de moi de n avoir pas un che-
val entre les jambes. Le pauvre chien qui m'avait fidèlement
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266
RBYUB DES DEUX MONDES.
accompflgiié dans toutes mes courses fut la victinie de cette deP'
ni ère folie. Quand je dis dernière, je parle de celles que je fis en
Angleterre d'où je partis le lendemain. Il succomba k la fatigue
h quelques milles de Douvres. Je le confiai presque mourant à
un postillon avec un billet pour Kentish, dans lequel je lui
disais que, comme il traitait ses amis comme des cbiens, je me
jQattais qu'il traiterait ce chien comme un ami. J'ai appris plu-
sieurs années après que le postillon s'était acquitté de ma com-
mission et que Kentish montrait le chien à un de mes cousins
/|ui voyageait en Angleterre, en lui disant que c'était un gage de
ramUié intime et tendre qui le réunissait pour toujours à moi.
En 1794, ce Kentish s'est avisé de m'écrire sur le môme ton, en
me rappelant les délicieuses journées que nous avions passées
ensemble en 1787. Je lui ai répondu assez sèchement, et je n'en
ai plus entendu parler.
Au moment où je mettais pied à terre à Douvres, un paque-
bot allait partir pour Calais. J'y fus reçu et. le !•' octobre, je
me retrouvai en France. C'est la dernière fois jusqu'à présent
que j'ai vu cette Angleterre, asile de tout ce qui est noble,
séjour de bonheur, de sagesse et de liberté, mais où il ne faut
pas compter sans réserve sur les promesses de ses amis de col-
lège. Du reste, je suis un ingrat. J'en ai trouvé vingt bons pour
un seul mauvais. A Calais nouvel embarras. Je calculai que je
n'avais aucun moyen d'arriver à Bois-le-Duc, où était mon père,
avec le reste de mes dix guinées. Je sondai M. Dessin, mais il
était trop accoutumé à des propositions pareilles de la part de
tous les a\ enturiers allant en Angleterre ou en revenant pour
ôtra très disposé à m'entendre. Je m'adressai enfin à un domes-
tique rie Tau berge qui, sur une montre qui valait dix louis,
m'en prôta trois, ce qui n'assurait pas encore mon arrivée. Puis
je me remis à cheval pour aller nuit et jour, jusqu'à l'endroit
où je n'avais à attendre que du mécontentement et des re-
proches. En passant à Bruges, je tombai entre les mains d'un
vieux maître de poste qui, sur ma mine, avisa avec assez de péné-
tration qu'il pourrait me prendre pour dupe. U commença par
nie dire qu'il n'avait pas de chevaux et qu'il n'en aurait pas de
plusieurs jours, mais il offrit de m'en procurer à un prix exces-
sif. Le marulié fait, il me dit que le maître des chevaux n'avait
pas de voiture. C'était un nouveau marché à faire ou l'ancien à
payer. Je pris le premier parti. Mais quand je croyais tout
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LE CAHIER ROUGE DE BE»JAMlK CONSTANT.
261
arrangé, il ne se trouva pas de posLîllon pour me conduire et
je n'en obtins un qu'à des conditions tout aussi exorbitantes.
J'étais tellement dévoré au fond du cœur do pensées tristes, et
sur le désespoir dans lequel je me figurais mon père, dont les
dernières lettres avaient été décbiranleSj et sur la réception que
j'allais éprouver, et sur la dépendance qui m*at tendait et dont
j'avais perdu l'habitude, que je n'avais la force de me fâcher ni
de disputer sur rien. Je me soumis donc à toutes les friponne-
ries du coqpiin de maître de poste, el enfiii je me remis en
route, mais je n'étais pas destiné à aller vile. Il était environ dix
heures quand je partis de Bruges abîmé de fatigue. Je m'endor-
mis presque tout de suite. Après un assez long somme, je me
réveillai, ma chaise était arrêtée, et mon postillon avait disparu.
Après m'ôtre frotté les yeux, avoir appeb.% crié, juré, j'entendis
à quelques pas de moi un violon. C'était dans un cabaret oii
des paysans dansaient et mon postillon avec eux de toutes ses
forces.
A la poste avant Anvers, je me trouvais, grâce à mon fripon de
Bruges, hors d'état de payer les chevaux qui m avutenl conduit,
et pour cette fois, je ne connaissais personne. Il n'y avait per-
sonne non plus qui parlait français, et mon assez mauvais alle-
mand était presque inintelligible. Je lirai une lettre de ma
poche, et je tâchai dé faire comprendre par signes au maîtrede
poste que c'était une lettre de crédit sur Anvers. Comme heu-
reusement personne ne pouvait la lire» on me crut, et j'obtins
qu'on me conduirait jusque-là, en promettant, toujours par
signes, de payer tout ce que je me trouvais devoir. A Anvers, il
fallut encore que mon postillon me prtMM de l'argent pour
payer un bac, et je me fis conduire à Fiiu berge. J'y avtiis logé
plusieurs foie avec mon père. L'aubergiste me reconnut, paya
ma dette et me prêta de quoi continuer ma route. Mais il
m'avait pris une telle peur de manquer d argent que, pendant
que l'on mettait les chevaux, je courus cliez un négociant que
j'avais vu à Bruxelles, et que je me fis donner encore quelques
louis, quoique, selon toutes les probabilités^ ils dussent nTêtre
fort inutiles. Enfin le lendemain, j'arrivai ù Bois-le-Duc, J'étais
dans la plus horrible angoisse, et je restai quelque temps sans
avoir la force de me faire conduire au logement que mon père
habitait. Il fallut pourtant prendre mon courage à deux mains et
iïi'y rendre. Pendant que je suivais le guide qu'un m'avait donné^
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268 REVUE DES DEUX MONDES.
je frémissais et des justes reproches qui pourraient m'être adres-
séSy et plus encore de la douleur et peut-être de Tétat de maladie
causé par cette douleur dans lequel je pourrais trouver mon père.
Ses dernières lettres m'avaient déchiré le cœur. Il m'avait
mandé qu'il était malade du chagrin que je lui faisais, et que si
je prolongeais mon absence, j'aurais sa mort à me reprocher.
J'entrai dans sa chambre. Il jouait au whist avec trois officiers
de son régiment. « Ah! vous voilà? me dit-il. Comment êtes-
vous venu? «Je lui disque j'avais voyagé moitié h cheval, moitié
en voiture, et jour et nuit. Il continua sa partie. Je m'attendais
à voir éclater sa colère quand nous serions seuls. Tout le monde
nous quitta. «Vous devez être fatigué, me dit-il, allez vous cou-
cher. » Il m'accompagna dans ma chambre. Comme je marchais
devant lui, il vit que mon habit était déchiré. « Voilà tou-
jours, dit-il, ce que j'avais craint de cette course. » Il m'embrassa,
me dit le bonsoir et je me couchai. Je restai tout abasourdi de
cette réception qui n'était ni ce que j'avais craint, ni ce que
j'avais espéré. Au milieu de ma crainte d'être traité avec une
sévérité que je sentais méritée, j'aurais eu un vrai besoin, au
risque de quelques reproches, d'une explication franche avec
mon père. Mon affection s'était augmentée de la peine que je
lui avais faite. J'aurais eu besoin de lui demander pardon, de
causer avec lui de ma vie future. J'avais soif de regagner sa
confiance et d'en avoir en lui. J'espérais, avec un mélange de
crainte, que nous nous parlerions le lendemain plus à cœur
ouvert.
Mais le lendemain n'apporta aucun changement à sa ma'
nière, et quelques tentatives que je fis pour amener une con-
versation à ce sujet, quelques assurances de regret que je ha-
sardai avec embarras, n'avaient obtenu aucune réponse ; il ne
fut, pendant les trois jours que je passai à Bois-le-Duc, ques-
tion de rien entre nous. Je sens que j'aurais dû rompre la glace.
Ce silence, qui m'affligeait de la part de mon père, le blessait
probablement de la mienne.
Il l'attribuait à une insouciance très blâmable après une aussi
inexcusable conduite : et ce que je prenais pour de l'indifférence
était peut-être un ressentiment caché. Mais dans cette occasion
comme dans mille autres de ma vie, j'étais arrêté par une timidité
que je n'ai jamais pu vaincre, et mes paroles expiraient sur mes
lèvres, dès que je ne me voyais pas encouragé à continuer. Mon
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LE CABIER nOUGE DE eEMA>[l> CONSTANT,
269
arrangea donc mon départ avec un jeune Barnois, officier
son régiment (1),
l ne nae parla que de ce qui se rapportait \k mon voyage, et
onlai en voiture sans une parole un peu claire sur Te'quipée
je venais de faire ou le repentir que j*ea eus et saas que
père m^ût dit un mot qui montrAL qu*îl en eût été triste où
^nteot. Le Bernois avec qui je faisais route était d^ln0 des
les aristocratiques de Berne. Mon père avait ce gouverne-
en horreur et m'avait élevé dans ces principes. Ni lui ni
ne savions alors que presque tons les vieux gouverne mens
doux parce qu'ils sont vieux et tous les nouveaux gouverne-
\ durs, parce qu*ils sont nouveaux. J'excepte pourtant le
)tisme absolu comme celui de Turquie ou de Russie parce
ûut dépend d*un homme seul, qui devient fou de pouvoir^
>rs les înconvéniens de la nouveauté qui ne sont pas dans
i tu lion, sont dans Thomme. Mon père passait sa vie à décla-
îontre Taris tocratie bernoise, et je répétais ses déclamations.
ne réfli^chîssions pas que nos déclamations mêmes, par
^eul qu'elles étaient sans inconvéniens pour nous, se démon-
it fausses; elles ne le furent pourtant pas toujours sans
ivénient* A force d'accuser dlnjuslice et de tyrannie les
rques qui n'étaient coupables que de monopole et d'inso-
, mon père les rendit injustes pour lui, et il lui en coûta
sa place, la fortune et le repos des vingt-cinq dernières
^s de sa vie (2). Rempli de toute sa haine contre le gouver-
nt de Berne, je me trouvai à peine dans une chaise de poste
un Bernois que je commençai à répéter tous les argumens
js contre la politique, contre tes droits enlevés au peuple,
D Tautorité héréditaire, etc., ne manquant pas de promettre
1 compagnon de voyage que, si jamais Toecasion s offrait, je
^erais le pays de Vaud de loppression où le tenaient ses
atriotes. L'occasion s'est oiïerte, onze ans après. Mais
s devant les yeux lexpérience de la France où j'avais été
tn marge du manuscrit se trouve ici la mentfon « argent renvoyé et
* U s'agil sans doute des sommes que !uï avaient avancé** ses amis en
rrre,
tl. Juste de Couâtaat eut un Jong procts à soutenir contre les autorités
es des Pays-Bas, procès dans lequel Leurs Exnpllences do Brrne soute-
ses ennemis. 11 eomnient;a pat* Je perdre, mais le jujL,^emenî fut annulé eu
on le rétablit dans ses grades. Benjamin durait ce temps ne tressa de faire
>rts pour la défense de âon père.
k.
270
BBVUK DES DEUX MONDES.
M
témoin de ce qu'est une révolution, et acteur assez impuissan
dans le sens d'une liberté fondée sur la justice, et je me su
bien gardé de révolutionner la Suisse. Ce qui me frappe, quan
je me retrace ma conversation avec ce Bernois, c'est le peu d'in
portance qu'on attachait alors à renonciation de toutes les opi
nions, et la tolérance qui distinguait cette époque.
Si Ton tenait aujourd'hui le quart d'un propos semblable
on ne serait pas une heure en sûreté. Nous arrivâmes à Beri
où je laissai mon compagnon de voyage, et pris la diligem
jusqu'à Ncuchâtel; jû me rendis le soir môme chez M""' d
Charrière. J'y fus reçu par elle avec des transports de joie, <
nous recommençâmes nos conversations de Paris. J'y passi
deux jourSj et j'eus la fantaisie de retourner à pied à LausaniK
W"^* de Charrière trouva lldée charmante, parce que cela cadrai
disaît-elle, avec toute mon expédition d'Angleterre. C'eût été, ra
sonnablement parlant, une raison de ne pas faire ce qui pouva
la rappeler, et d^éviler ce qui me faisait ressembler à Tenfai
prodigue. Enfin, me voilà dans la maison de mon père et sai
autre perspective que d'y vivre paisiblement. Sa maltresse, qi
je ne connaissais pas alors pour telle, tâcha de m'y arranger
mieux du monda (i). Ma famille fut très bien pour moi. Mais j
étais à peine depuis quinze jours que mon père me manda qu
avait obtenu du duc de Brunswick, qui était alors à la tête c
l'armée prussienne en Hollande, une place à sa Cour, et que ,
devais faire mes préparatifs pour aller à Brunswick dans le coi
rant Je décembre. J envisageai ce voyage comme un moyen (
, vi\Te plus indépendant que je ne l'aurais pu en Suisse, et je i
fis aucune objection. Mais je ne voulais pas partir sans pass(
quelques jours chez M""" de Charrière, et je montai à chcv
pour lui faire une visîiL\ Outre le chien que j'avais été oblij
d'abandonner sur la route de Londres à Douvres, j'avais ramer
une petite chienne à laquoUe j'étais fort attaché : je la pris av<
moi. Dans un bois qui est près d'Yverdon, entre Lausainne
Ncuchâtel, je me trompai de chemin, et j'arrivai dans un vîllaf
à la porte d'un vieux château. Deux hommes en sortaient préc
sèment avé^ des chiens de chasse. Ces chiens se jetèrent sur n
petite bête, non pour lui faire du mal, mais au contraire p(
(i) Marianne ïtariaj méDa^ëre de M. Juste de Constant, que celui-ci épousa p
Ja suite lorsqu'il sUa s'établir h Brévans près Uôle.
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ki^
LE CAHIER ROUGE DE BENJAMIN CONSTANT. 271
galanterie. Je n'appréciai pas bien leur motif, et je les chassai à
grands coups de fouet. L'un des deux hommes m'apostropha assez
grossièrement. Je lui répondis de même, et lui demandai son
nom. Il me dit, en continuant les injures, qu'il s'appelait le che-
valier Duplessis d'Épendes, et après nous être querellés encore
quelques minutes, nous convînmes que je me rendrais chez lui
le lendemain pour nous battre. Je retournai à Lausanne, et je
lacontai mon aventure à un de mes cousins en le priant de
:ni'accompagner. Il me le promit, mais en me faisant la réflexion
^'en allant moi-môme chez mon adversaire, je me donnais l'ap-
parence d'être l'agresseur, qu'il était possible que quelque
domestique ou garde-chasse eût pris le nom de son maître, et
qu'il valait mieux envoyer à Épendes, avec une lettre pour m'as-
su rer de l'identité du personnage, et dans ce cas fixer un autre
iieci de rendez-vous. Je suivis ce conseil. Mon messager me
'■apporta une réponse qui certifiait que j'avais bien eu affaire
avec M. Duplessis, capitaine au service de France, et qui d'ail-
Ip^rs était remplie d'insinuations désobligeantes sur ce que
J avais pris des informations, au lieu de me rendre moi-même
*^ lieu et au jour qui étaient fixés. M. Duplessis indiquait un
autre jour sur territoire neuchàtelois.
^ous partîmes, mon cousin et moi, et pendant la route nous
^^^es d'une gaieté folle. Ce qui me suggère cette remarque,
^st que tout à coup mon cousin me dit : « Il faut avouer que '
^<^Us y allons bien gaiement. » Je ne pus m'empêcher de rire de
7^ <ïxi'il s'en faisait un mérite à lui qui ne devait être que spec-
^^Vir. Quant à moi, je ne m'en fais pas un non plus. Je ne
^ donne pas pour plus courageux qu'un autre, mais un des
^^^43tères que la nature m'a donnés, c'est un grand mépris
*^^^^* la vie, et même une envie secrète d'en sortir pour éviter
..^ ^iii peut encore m'arriver de fâcheux. Je suis assez suscep-
^*^ d'être effrayé par une chose inattendue qui agit sur mes
^^^J's. Mais dès que j'ai un quart d'heure de réflexion, je de-
^^s sur le danger d'une indifférence complète. Nous cou-
/^^ïnes en route et nous étions le lendemain à cinq heures
^ matin à la place indiquée. Nous y trouvâmes le second
j ^^ ^. Duplessis, un M. Pillichody d'Yverdon, officier conmie
^ en France, et qui avait toutes les manières et toute l'élé-
^^^ce d'une garnison. Nous déjeunâmes ensemble: les heures
passaient, et M. Duplessis ne paraissait pas. Nous l'atten-
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272
REVUE DBS DEUX MONDES.
dîmes ainsi inutilement toute la journée (1). M. Pillichod}^ était en
fureur et s'épuisait en protestations que jamais il ne reconnaî-
trait pour son ami un homme qui manquait k un rendez-vous
de cette espèce. « J'ai eu, me disait-il, mille affaires pareilles sur
le dos, et j'ai toujours été le premier au lieu indiqué. Si Duplea-
si s n'est pas mort, je le renie, et s'il ose m'appeler encore son
ami; il ne mourra que de ma main. » Il s'exprimait ainsi dans
son désespoir chevaleresque, lorsque arriva subitement un de mes
oncles, père du cousin qui m'avait accompagné. Il venait m'arra-
cher aux périls qui me menaçaient et fut tout étonné de me
trouver causant avec le second de mon adversaire sans que cet
adversaire se fût présenté. Après avoir ainsi attendu encore,
nous prîmes le parti de nous en retourner. M. Pillichody nous
devança, et comme nous passions devant la campagne qu'habi-
tait M. Duplessis, nous trouvâmes toute la famille sur le grand
chemin, qui venait me faire des excuses (2}.
i't'
r-
(i) Le duel avec M. Duplessis finit par avoir lieu, car il se trouve mectîontii
dans le Journal intime en ces termes : « 11 y a seize ans aujourd'hui (la date man*
que) que je me suis battu & Colombier et très bien battu, avec M. Duplessis. >
Journal intime de Benjamin Constant et lettres & sa famille et à ses nmla, pré-
cédés d'une introduction par D. Melegari. Paris, OUendorff, 1895.
(2) Le Cahier Rouge se termine au milieu du récit de ce duel manqué. Il rcsie
dans le manuscrit plusieurs pages vides qui font supposer que ce journal n*&
point été continué. Benjamin Constant a d'ailleurs passé en voyage presqiie toute
l'année 1811. Quittant Paris en janvier, ses lettres sont datées successivement de
Melun, Lausanne, Lyon, BÂie, Strasbourg, Francfort, Cassel, et enfin depuis la Ga
d*août du ch&teau du Ilardenberg, où il fit un séjour assez prolonge avec sa
femme dans la famille do celle-ci. II est possible qu'il ait employé les loistns de
cette villégiature pour rédiger ces notes devant servir à l'histoire de sa vie.
Il y a lieu de supposer que c'est le Cahier Rouge dont Benjamin Constant fit
présent à son secrétaire peu de jours avant sa mort, ne pouvant autrement
rémunérer ses services. Les traees de ce journal qui devait servir à la rédaction de
ses Mémoires, et dont font mention I.oôve Weimars et Sainte-Beuve* se sont per-
dues ; il est probable qu'il a été racheté par M. Auguste de Constant d'Hermen-
ches.
Le fils de ce dernier, M. Adrien de Constant, qui transcrivit en lettres latines la
Journal intime, écrit en caractères grecs, et qui y pratiqua les [coupure» néces-
saires & sa publication, fait mention, dans une notice sur Benjamin Constant, d'un
autre journal rédigé par lui dans sa jeunesse. U y serait question def débuts de
son intimité avec M"* de Staêl, et ce diarium comblerait donc l'intervalle entre la
fin du Cahier Rouge en 1787, et le commencement du Journal intime, datant de
1804. Ce manuscrit, si tant est qu'il existe encore, doit se trouver entre les mains
des descendans de M. Adrien de Constant.
Voyez pour ces détails rintrodaction du Journal intime, par D. Melegari, p. vu,
VIII, IX, OUendorff, Paris, 1895.
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HONNEUR MIUTAIRE
i.(i)
GUERRE DITALIE (1859)
Oo De sait bien qu'on aime que loraqu'on
le quitte, qu'on ett abnent ou qu'on te revoit.
(NapolAon au prince BuokxB.)
I
C*était au printemps de 1859. Après une vie heureiuse, auroi^e très
PïJre d*un jour d'orage, de dures épreuves commencèrent.
Nous étions cinq : un père intelligent et ferme, une mère aimable,
^y^pni judicieux, de cœur parfait; trois enfans dont deux fils,
*®ii doués. Jean, notre aîné, sorti de Saint-Cyr en 1857, faisait ses
^i>uts dans on régiment d'Afrique, et Robert, le plus jeune de
^^^8, achevait à Brest sa seconde année d'études maritimes sur le
^sseau-école le Borda. Je restais donc seule au foyer avec mes
tA ^ ^®*^ époque ma famille habitait le Havre, que nous devions bien-
^ <Juitter, car mon père, officier supérieur, venait d'être appelé à l'un
^ (^) Sous ce titre qui semble bien le seui qui ieur convienne, nous avons
iw^^i les lettres écrites pendant les campagnes d'Italie, de Cochinchine et la
I ^^e de 4870-1871, par trois vailians officiers, le père et les deux fils. Nous devons
^ .^^uimunication de cette correspondance, jusqu'ici inédite, à la seule personne
^ri ^<>it restée de cette famille militaire. Elle a voulu que ces lettres fussent enfin
^^liées, en souvenir des siens dont on ne donne ici que les prénoms, et pour té-
,l^*6ncr aussi de l'esprit d'abnégation, d'héroïsme et de foi qui animèrent les sol-
^ d'une armée trop souvent mal Jugée, sinon calomniée.
TOMB xxivii.- — 1907. 13
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274 HEVUE ÛB8 DEUX M0N0E8.
des forts de Paris. Il s'y rendît aussitôt et nous allions le rejoindre
lorsque la guerre d'Italie fut déclarée.
Cette résolution de Napoléon III, qui devait avoir de si graves con-
séquences, nous atteignait déjà en nous dispersant. C'est alors qa(
s'ouvrit la correspondance qui est la trame de ce récit et son principal
intérêt.
M^^ Le Brieux à M. Robert Le BrieuXy à Brest.
24 avril 1859.
Notre père est arrivé hier soir à huit heures pour nous cher
cher, mais les bruits de guerre nous avaient donné une telle in
' quiétude que ce retour fut sans joie. Cependant il nous rassun
par sa tranquillité et nous causâmes de bien des choses, de to
surtout.
A minuit, on lui apporta une dépèche. En la lisant, il devin
très pâle et nous dit brièvement: « Je vais en Italie, sous le
ordres du maréchal Baraguay d'Hilliers qui commande le 1" corp
d'armée. Je pars à six heures avec mes hommes. »
C'était la foudre tombant sur notre tète : à six heures, toutd
suite I... Nous n'osions pas lui parler, ni pleurer; il ne l'aurai
pas permis. Avec une surprenante netteté de vues, il décida c
qui nous concernait, prévoyant tout. Ni ma mère ni moi nesem
blions l'entendre, le comprendre, restant debout en face de loi
inertes, les bras tombés : a Résignez-vous, dit-il, comme je m
soumets moi-môme ; vous ne voudriez peut-être pas m'empêche
d'aller & mon devoir? » Non, sans être femmes romaines, ceti
pensée ne nous vint pas.
L'heure s'avançait; il fallait pourvoir aux préparatifs d
départ, mais, à chaque instant, on s'interrompait pour lui d(
mander un conseil, lui dire un mot ou simplement le regarder.
A Taube, nous descendons avec lui sans savoir où il alla
et, inconscientes comme des somnambules, nous le suivons
l'église déserte où il entra en nous faisant signe : il avait é1
convenu avec Tofficier porteur de la fatale dépêche qu'une mesî
serait dite à quatre heures. Ce jour-là, c'était la fête de Pâques !.
L'église était ouverte. M. l'abbé Billard, depuis évêque d
Carcassonne, montait à l'autel. A quelques pas, M. G. de Lo.
capitaine adjudant-major, était agenouillé à côté de sa jeun
femme, tous deux saisis de douleur, mais pleins de foi. Jamai
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nONMCUR MILITAIHÊ»
27S
Bravions autant senti le besoin du secours divin. Après la
«, nous rentrons k la maison pour le dernier adieu. Je ne
dis rien.,. A la gare, une bousculade. Tous à la fois les
its se précipitaient dans les wagons, gais, criant, chantaiiti
Très graves^ les officiers montent ensuite. Sans rien diro,
père nous serra dans ses bras. Le train s éloigne, se perd
le lointain et notre force se perd aussi. Sur le quai déserl,
étions seules^ mornes, regardant Thorizon, ce grand vide
'avait dérobé. Au revoir, lorsque j*aurai l'adresse de noire
je te renverrai afin que tu lui écrives.
s jours qui suivirent, nous les avons passés^ ma mère et moi,
une morne tristesse, mais qui n'était pas encore rangoisse. Nous
s au bord de la mer dont rimmensité s^harmouisait avec nos
es. Le temps était beau, le ciel sans nuages et dans cet aspect
aille des choses, je me plaisais à voir de favorables présages,
restions là» des journées presque entières, dans un grand
e. Que nous serions-nous dit? Il semblait néanmoins que la paix
eure pénétrait notre cœur lui-même et, avec une sorte d'espé-
, de rinfini de Tespace noua allions à Tinflui de Dieu,
le semaine après ledépai't de mon père nous quiUons le Ha\Te
it tendre dans notre famille et suivre auprès d'amis très sûrs la
le des événemens. Ainsi qu'on le sait, ces événemens se succë-
t avec promptitude et si cette guerre éveilla les préoccupa-
de quelques-uns, elle était populaire et l'intérêt général fut
f.
s le début, nous apprîmes que mon frère aîné s'embarquait pour
L Aujourd'hui que le temps a réalisé le. malheur qui devait le
et nous frapper, il me semble que nous n'avons compris alors
ï seulo chose ; son avancement, et nous étions satisfaites de le
3 joindre son père à qui ma mère écrivit aussitôt : « Tu auras
l'un à toi, ï>
Jean Le Briintx à M"^ Le Brieux.
Très chère mère,
Oraa, 4 nm 1839.
m régiment est désigné pour prendre part îï la pierre*
eu sommes fiers, non seulement en vue de ravancement,
w les divers sentimens qui nous aninu'ut.
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276
KEVUE DES DEUX MONDES.
J'en suis heureux tout le premier et je ressens une joli
très vive, celle de retrouver mon bien cher père.
Je réfléchis que le devoir est un composé, un ensembh
sublime d'abnégation, de sacrifice, c'est donc très noble. Â c(
devoir, je suis prêt. Soyez certaines que je l'accomplirai tou
entier, quel qu'il soit.
Malgré les marches rapides, mon père supportait bien la vie dei
camps; plein de sollicitude pour celles qui vivaient de sa pensée, i
nous écrivait aussi souvent que possible, et je m'empressais de com
muniquer à mon frère les lettres que nous recevions.
A M. Robert Le BrieuXj au ii Borda. »
7 mai 1859.
La santé de notre père ne semble pas souffrir et son mora
est bon...
Voici ce qu'il écrit : « Nous sommes partis de Cassano pou
venir camper & Galiana. Là, mon fils (1) est venu me voir c
j'ai été bien heureux de l'embrasser. [1 est resté avec moi un
partie de la journée. C'est une nature loyale, brave, un cœu
chaud, excellent. Nous sommes heureux dans nos enfans, et j
sens que mon second fils ne me démentira pas; qu'il soit pou
vous deux affectueux et déférant, qu'il se souvienne du bea
rang dans lequel il est entré au Borda et qu'il n'en descend
pas. »
Certes, le futur aspirant de marine devait justifier cette confianc
On en peut juger par cette lettre, écrite presque en même temps qv
la précédente :
A M. Le Brieux, armée d'Italie^ 1^ corps d'armée.
Brest, 10 mai 1859.
Mon père,
Permets-moi de t'adresser cette lettre qui te portera tout me
amour pour toi.
Mon ambition, — ma volonté plutôt, — est de me montr
(4) Son régiment faisait partie du 2* corps, commandé par le général U
Mabon.
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le de toi, mon cher père. Tu seras toujours content de noais.
Bis» Je sais que mon frère est en Italie, Dieu veuille qu il
te rejoindre pour que vous puissiez ensemble vous entre-
r de nous, de la France.
fe te connais assez, pour savoir que tu ne te laisseras pas
tre.
>epuis que la ^crre est déclarée h TAu triche, il y a dans ma
notion une fermentation inouïe. Peut-ôtre allons-nous avoir
i h guerre avec TAngle terre (i), ce qui serait une bonne
re; pour nous marins, il y aurait du tirage, mais je crois que
i en sortirions vainqueurs. Tu me verras à l'œuvre.
]cris-raoij mon père. Dis-moi tes chagrins, ton espoir, —
nte-moi vos batailles, depeins-moi vos projets, vos marches,
succès.
îourage, espoir, force. La fin viendra bientôt, et la victoire
i- Nous nous retrouverons tous les cinq et, racontant à ma
î, à ma sœur nos périls, nos soullVances, nous les verrons
euses de notre retour, peut-être fières de notre gloire.
près la lecture de ces lettres, nous avions quelques heures relatî-
nt heureuses, moi du moins. Je le répète, nous n'étions qu'au
t delà campagne, et ma confiance en Dieu était absolue : j'atten-
tout de Lui. Un mot fier et patriotique m'eulevait à des sommets
érance incroyable que la première rencontre sur le champ de ba-
devait bientôt renverser^
Borda. ^ Brest, 18 mai i$%0.
Mon cher père,
[a sûBur m*ap prend que notre bien-aimé Jean est auprès de
îUe me dit tout le bonheur que vous avez goûté en vous
uvaut.
u voisj mon excellent et cher père, que Dieu a écouté nos
es, puisqu'il a déjà soulage!^ ton cœur en te rendant un
s fils, avec qui tu puisses parler des tiens et de ta patrie,
ju'un qui te comprend et qui a les mômes afl'ectious que
s souffre de mon inaction; j'appelle les années, le danger,
[|ue tu saches^ mon père, que je marche sur tes traces.
U te sou venait proJt^abJement des bnxiU qui s'éUleat rùpaûduâ m 133S
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Gi
278
REVUE DES DEUX MONDES.
Il paratt que TAngleterre a envoyé son escadre dans la Médi-
terranée avec des plis cachetés. Pourquoi?...
Attendons, et nous verrons peut-être des choses imprévues.
Peut-être, moi aussi, j'irai me battre, on n'est jamais trop jeune
pour cela. Demain j'aurai dix-huit ans. Du reste, c'est Tâme, le
caractère, la résolution, et non Tâge qu'il faut considérer.
A M. Le Brieux, 1*^ corps^ armée d'Italie.
Mon très cher père,
Brest. — Borda, mai 18594
Bientôt je serai aspirant, libre par conséquent. Tu me don-
neras ces conseils que tu sais si bien donner, afin que le
chemin de la vie me soit moins difficile et me mène au vrai but,
au bien.
Que ton expérience me serve. Rends-moi sage par ta sagesse.
Ne crois plus parler à un bambin, ce petit Jean-Bart, comme
vous m'appeliez, mais à ton fils de dix-huit ans, demain officier
de marine. Traite-moi comme un homme, je te comprendrai.
Aime-moi comme ton enfant, je te le rendrai. Oh I oui, père,
de tout mon cœur.
Cette nature qui s'annonçait très solide, ces sentimens vrais devaient
contenter mon père si ferme lui-même, si affectueux. Communiquées
à ma mère, ces lettres devenaient sa seule consolation, et je ne me las-
sais pas de les lui relire. Nous avions un besoin réel de ces éclaircies
dans notre sombre horizon, car notre vie devenait de plus en plus
triste: « Aimer c'est être inquiet, » dit saint Augustin.
« n faut tout me dire — écrivait ma mère. — Le bien, le mal, vos
peines, vos souffrances, vos espoirs. Pour nous, ménagez-vous tous
deux, écrivez-moi, quand vous le pourrez, deux lignes, quelques mots,
ton nom. »
Les jours passaient. Je pensais moins à la victoire qu'au danger et
mon anxiété croissait. Le théâtre de la guerre fixait seul notre atten-
tion. Avec les journaux, les bulletins, la correspondance avec mon
père et mon frère, nous pouvions les suivre, presque jour par jour.
Par quelles alternatives nous passions !
Si nous demeurions en France, nos âmes étaient au loin, de Rivolta
à Castel-Nuovo, au bord de la Servia ou près du Mincîo.
Notre imagination se tourmentait d'un mirage incessant et cruel ;
lorsqu'il se livrait un pombat, nous y assistions, tant cette idée du
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lîONKEtJp MîtTTAlRE.
279
I dêvetiaît intense. Après MontebeUo, ma mère écrivait à son (ils :
tu es blessé» je veux, Je dois le savair. Je partirais. Je serais iléjà
te si ton nom était sur la fatale liste. M"" de LadniirauU m'écrit que
'es pas atteint, peut-être m^épargne-t-elle.,. Oh lia paix, la paix! »
i aos craintes patriotiques s'ajoutaitp cela se comprendi une dou-
ajguëp personneUe^ mais légitiuie. « Mon mari et mon fih, »> répé-
ma mère* Chaque jour, à tous les courriers, elle leur écrivait de
ues leltres, dont les dernières révélaient d'extrêmes alarmes : « Ou
ulgairement qu*il faut faire la part du feu, HÔÎ bien, je la fais,
; recevez tous les deux une blessure, légère, je vais vous soigner,
I emporter et vous ramener ici. Ah! je ne suis plus du tout
aine, — à peine Française 1 — je ne désire que votre retour, pas
le uo retour glorieux. Qu'on me rende mon bien, voilà ce qu'est
nue ma fierté nationale. Que me fait la gloire?.,. Les victoires^
iais elles s'achètent, les nctoires,., w
on mari la préoccupait bien plus que sou fils dont la jeunesse
emblait une sauvegarde. Mon Dieu, que nous étions loin du
A Af ""* Le Brieux.
MoDtebelïo, 24 mai iSS9.
Ma chère femme et toi aussi, ma fille,
foo officier de service est venu hier me réveiller avant le
, me disant que le maréchal Baraguay dllîlliers voulait nie
>r. Je descendis à moitié vêtu.
Vous et vos hommes, — me dit-il, — devez prendre posi-
dans le château de Genestello, vous y établir militairement
organiser la défense.
Je vous préviens que vous serez probablement attaqué dans
urnée par des forces de beaucoup supérieures aux vôtres»
tiendrez jusqu'au bout, Avez-vous bien compris? — jus-
I bouL — Ah î parfaitement, monsieur le maréchaK »
* partis aussitôt Arrivé au château, je fis la reconnaissance
intérieur, de l'extérieur et ce fut avec un vif f^entiment
uoil que je reconnus qu on pouvait y tenir longtemps, La
ion militaire était magnifique^ j entrevoyais déjà un peu de
9 pour mes enfans,
peine avais-je terminé l'occupation ^ que je reçus Tordre rte
er le châleau et de me rendre à Montebello. Voilà comment
>tiri me couduil.,. et m'écunduit.
>l
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REVUE DES DEUX MONDES.
Après un séjour à Montebello, mon père arriva le soir du- 29 mai à
Bussignano; le lendemain, il se trouvait à Valenza, puis à Gasale, à
Yercelli, non loin de Robbio. Il y eut quelques engagemens auxquels
il prit part, sans en être victime. Un mot de lui nous apprenait sea
mouvemens, nous informait de la direction que suivait mon frère, et
chacune de ses lettres se terminait par ces paroles : « être courageuses
et confiantes en Dieu. »
De son côté, le général Mac Mahon ayant jeté des ponts sui le Tes-
sin le passait pour se porter à Turbigo. Il s'approchait de Milan, maû
avant d'y arriver, les armées ennemies devaient se rencontrer i
Magenta.
La gloire de cette journée fut payée par bien des vies. Il faut avoii
subi « la loi d'airain » pour se rendre compte de ce que nous avons
éprouvé aussitôt après cette journée où mon frère combattit. Pendan
quarante-huit heures nous traversâmes toutes les phases de l'angoisse
Enfin cette torture cessa. Sachant sain et sauf celui pour qui noui
avions tremblé, nous retrouvons des forces pour rendre grâces à Dieu
mais si notre bien-aimé Jean sortit vivant de cette lutte, il en conser
vait une étrange amertume.
A ikf"' Le Brieux.
Sous la tente.
Ma mère,
Je suis épargné et ne m'en réjouis que pour toi. Qu'ai-j<
donc fait au ciel pour être jeté dans une carrière où on tue se
semblables, des frères!... Donner la mort à des êtres qu on vou
drait aimer, crois-moi, c'est hors nature.
Non qu'il sentit s'ébranler son courage, mais il ne connut pa
l'enivrement qui transporte et enlève le soldat. Son mérite et s
valeur se révèlent par la conception austère du devoir. « On croi
dans le monde que la bravoure est une chose commime et brutale. Oi
se trompe fort : elle est rare et raisonnée, il n'y a rien de plus brav
qu'un honnête homme (1). »
Inégalement épris de gloire, mais également épris d'honneur, le
yeux levés sur leur drapeau, ils remplirent leur devoir, le remplirei
tout entier, dignement.
En somme, quelle est la source du courage, qu'est-ce qui l'inspire
Est-ce la générosité qui porte l'homme au suprême sacrifice, le don d
sa vie? Est-ce l'ambition, l'enthousiasme, la recherche de la gloire
(1) Le lieutenant-colonel de Maussion en parlant du général Bugeaud.
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HONNEUR MILITAIRE. 281
9fais le courage civique est, dit-on, supérieur à l'autre? Est-ce la con-
science <{ui tend à se grandir dans la plus belle acception du mot?
"^eut-on savoir ce qu'on vaut, devant soi d'abord et devant autrui?
ï^egarder en face le péril, mesurer sa capacité, sa résistance morale,
^on endurance ? Quelle énigme, quel ensemble d'impressions qu'on ne
^explique pas, puissantes, fugitives, mais déterminantes ! Est*-ce une
^piestion d'élan ? Cependant nous voyons des homïnes faits, ayant ces
âJ'deurs, les ayant réelles, très chaudes, très efficaces.
Journal de mon père : Nous partons de San Pietro le 8 juin
& S heures du matin. Arrivée à Milan à 9 heures. Réception fré-
nétique de la part des habitans et surtout des habitantes.
Sapristi, quelles belles têtes! les beaux traits! On pressent le
fc VI. de leur âme à l'éclat superbe de leur regard. Quelques-unes
d'^:i:itre elles se font un passage dans les rangs, — les plus osées
^ï*=^ Irassent les officiers, — qui ne se. dérobent pas. Nous avan-
QO'M^^s lentement, notre chemin est couvert de fleurs, mon cheval
^ XX ne couronne de roses sur la tête, mon épée se trouve aussi
^-■^^«cée; que n'étaient-ce des feuilles de laurier!
Après avoir traversé la ville^ nous devions faire une. halte et
^^^uile camper au delà de Milan. Il n'en fut pas ainsi. L'em-
^^^as causé par les troupes qui encombrent la ville nous oblige
^^ous arrêter une heure et demie dans une grande rue. Nous
^^^^^fîtàmes de ce moment pour faire commander notre déjeuner
^^^ un bon hôtel, où nous devions venir après avoir établi nos
^^^pes au bivouac. Il en fut autrement.
Hn sortant de la ville, un officier d'état-major vint me dire :
J ^Oiis allons marcher à Tennemi qui est à trois lieues d'ici. »
^^ hommes n'avaient rien pris encore et nous fûmes médio-
^^ïrxent satisfaits de cette nouvelle.
^ous partons en maugréant intérieurement. Après une
^^ohe de deux heures, on fit reposer les hommes et nous nous
^^^tmes en route, sous le commandement du maréchal Bara-
?}^^y d'Hilliers. Nous arrivâmes vers cinq heures au village de
^ï^egnano occupé par environ 5 000 Autrichiens ayant derrière
^^^ "une réserve de 10000 hommes.
^ ^ous n'avions ni déjeuné, ni dîné. Il faisait un temps affreux.
^ pluie tombait à torrens, le tonnerre grondait. Cette scène
^^t quelque chose de lugubre.
L'attaque commença à cinq heures par nos tirailleurs, le
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282
REVUE DES DEUX MONDES.
canon se mit bientôt de la partie et le combat s'engagea toui
autour du village qu'il fallut prendre. Je dus mettre pied i
terre, lô terrain étant coupé de rizières et de fossés profonds.
Les Autrichiens firent balayer la plaine par la mitraille. L<
sifQement des projectiles était incessant. En traversant un grani
champ, le général *** me montra du doigt une ferme-redouU
qui faisait tirer sur nous un terrible feu de mousqueterie. J<
partis.
II
A M"** Le Brieux.
12 Juki, Melagnano.
Ma bien chère femme, et toi ma fille,
Je ne veux pas vous laisser plus longtemps sans nouvelle!
de l'exilé.
J'ai bien hâte que cette guerre se termine. Il me semble qu(
je n'aurai de bonheur qu'auprès de vous. Ne craignez pas qu(
ces pensées de regret et d'espoir m'amollissent. J*ai confiance ei
Dieu qui vient de manifester visiblement sa protection, car cett
fois encore, j'ai été divinement préservé.
Une rivière et un vaste champ sillonné par les balles nou
séparaient d'une ferme-redoute (Capuccino) qu'il fallait prendri
et cette ferme surmontait un roc. Nous étions mitraillés. Je mi
jetai & l'eau le premier. Les autres me suivirent, mon cher e
brave L... à mes côtés.
Ensuite nous traversâmes lestement le champ. Littéralement
nous courions sous les balles. Au pied du mamelon j'enleva
mes hommes : « Mes enfans, en avant! » ^
Ils volèrent avec un ensemble admirable, j'ouvris un feu trè
vif sur l'intérieur de la redoute où se trouvaient encore 200 Au
trichiens commandés par plusieurs officiers.
Le combat fut rude. Dès que les Autrichiens nous vîren
couronner la hauteur et pénétrer dans leur redoute, ils jetèren
les armes et se rendirent.
J'eus toutes les peines du monde à faire cesser le feu. M
Voix ne pouvait se faire entendre, et une balle vint frapper 1
commandant autrichien.
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HOKKEUR militaire:.
283
Lorsque jWrivaî dans llntérieurde la ferme j'eus un nffreui
i:tacle. Le sol était couvert de morts et de blessés, borrible-
it mutilés par nos grosses balles.
Mon premier soin fut d'établir une ambulance. La vne de
5 ces malheureux me faisait mal. Parlant impai^ftutement
r langue, je pus cependant leur faire comprendre ce que je
drais entendre, si j'étais ainsi frappé loin de ma patrie.
Les quatre officiers me rendirent leur épée. Je leur serrai la
n, — un prisonnier n'étant plus un ennemi, mais un Infor-
é; — c'est triste, c'est dur, de recevoir Tépée d'un officier*
Lorsque toutes mes dispositions furent prises, mes prison-
rs installés dans une grande chambre, et bien gardés ^ je fis
imer du feu pour nous sécher, apporter du pain et du vin,
nous n'avions encore rien pris, — nos habits souillés de boue,
hirés nous donnaient quelque ressemblance avec des bri*
ds,
Après avoir accompli ce coup de raain,— selon la modeste e3:pres-
i de mon père, — la surlendemain il nous écrivait : ^«L'Empereur
it de me nommer officier de la Légion d'honneur, »
Puis ses lettres devinrent rares et courtes, trac»^es soit pendant
halte, soit sur le pommeau de sa selle : des marches plus rapides,
ordres immédiats, un qui-vîve permanent, an un mot toutes les
ipéUes de la guerre, demain ses deruières horreurs.
M, Lucien de F,..^ aide de camp, à M. Robert Le Brieux,
au « Borda* »
Cher amiral,
£3 Juin lassp
Je viens te parler de ton père. Son intrépidité, sa vaillance
sont dépassées que par sa modestie. Ne souris pas de ce mot^
té tonne pas : c*est une vertu rare dans la vie, au camp
cime ailleurs,
Ta-t'il écrit? Sais- tu, par ta mère ou ta sœur, sa hdle
ion?-,. Si tu rignores encore, il faut que tu saches ce que
vu, c'est un exemple.
ici, on ne s abuse pas sur les gens, on jauge les hommes. J'en
ni quelques-uns, je te réponds que parmi ceux-là, ton père
Tun des plus forts.
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,yG^gl!
281 REVUE DES DEUX MONDES.
Le général de Ladmirauli le fit appeler. Celui-ci, en le voyant
venir, alla au-devant de lui en disant : « Vous n'avez pas à me
remercier d'avoir signalé votre conduite à l'Empereur. C'est à
votre bravoure, à votre autorité de commandement que vous
devez cette distinction.
<c Je n'ai pas quitté le champ de bataille. Je vous ai vu.
« Vous irez loin, mon vaillant ami. »
Il a ouvert ses bras; ton père s'y est abandonné... Tu dois
comprendre ce qu'il éprouvait. C'était la veillée dés armes. Nous
étions silencieux comme on l'est au moment des événemens
définitifs. Mais, bah ! il faut savoir mourir.
Le soir, dîner sous la tente, je rentre en possession de ma
gaîté, de mon entrain. Les autres aussi. Au dîner, on fit sauter
le Champagne, on porta des tôasls... Ton père était en verve.
Cette lettre, nous Tavons lue après la bataille de Solférino... Les
jours passaient interminables; nous demeurions ainsi, inactives dans
l'obsession d'une seule pensée, livrées à nos terreurs sans vouloir nous
les communiquer. Voyez-nous donc dans ces heures d'eflroi où Ton
n'ose ni se parler, ni se regarder dans la crainte d*ajouter au trouble
existant. Et ce n'était pas encore la désolation « au delà des forcés »
dont parle saint Paul.
A M"^ Le Brieux.
23 Juin 1859
Ma chère femme,
En allant à ce village avec mon cher de L... j'ai rencontré le
corps Mac Mahon. J'ai donc revu mon fils. Nous avons passe
ensemble une partie de la journée, et, le soir, il est venu dîner
avec moi. Avant de nous séparer, nous nous sommes tendrement
embrassés dans la prévision d'une bataille prochaine.
J'ai profité de cette circonstance pour causer avec son colo-
nel qui m'en a fait grand éloge.
Il n'y a plus que quelques sous-lieu tenans avant lui. Dans
peu de temps, il sera lieutenant et, si la campagne dure, il ne
serait pas impossible qu'il fût nommé capitaine avant sa rentrée
eta France. Comme il n'a pas encore vingt-deux ans, il aura peu
s^tendu ce grade.
^* Bien que celte campagne se fasse avec une activité incroyable,
je m'ennuie de n'être pas avec ceux que j'aime.
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HONNEUR MILITAIRE. ^ 285
J'en voie à ma fille un bleuet que j ai cueilli auprès de ma
tente, comme une caresse de celui qui soupire après le retour.
La même enveloppe renfermait une lettre de Jean, la dernière que
nous ayons reçue de lui, et se terminant ainsi :
Toi, mère, ma chère Providence sur terre, je t'embrasse de
toute mon âme, te suppliant, te conjurant de ne pas te tour-
ipenter pour nous. Les balles nous épargneront et Dieu nous
réunira bientôt.
Ce qui ne fut jamais.
III
Le 26 juin 1859, dès l'aurore, une grande victoire, celle de Solfé-
''iio, fut proclamée dans la ville.
Cette nouvelle nous fit tressaillir... Toute la journée se passa dans
^Ue anxiété de ne rien savoir et d'avoir tout à redouter. Mais quelle
^uit plus longue et cruelle, écoulée tout entière dans les visions de
^ «niort, impression impossible à rendre, que le silence et Tobscurité
^^^roissaient encore ( l ) .
N^ous restions accoudées au balcon... écoutant sonner les heures...
. ^ous attendions... quoi? la lumière,le rév^il humain? £nse levant,
,t ^^leil sembla nous ranimer, et dans le lointain que nous creusions
, ^^Xà ardent regard, un point indéfini se mouvait. C'était un employé
^^ t^ostes envoyé bien avant la distribution : « Mesdames, mesdames,
^'^^ lettre d'ItaUe! »
. X^^ voilà, cette lettre. Nous la serrions dans nos mains sans pouvoir
^^ cacheter, tant nos doigts tremblaient. Avant ou après? Du père-
^ ^^u fils? Nous avions peur, une mortelle peur. L'écriture n'était ni
^^^ de mon père, ni celle de mon frère,
r
Il ^'^^ Bans la nuit du 24 au 25, mon père écrivit pour ma mère ces dernières
l^'^^s au crayon : « J'allais sur une hauteur d'où l'on étudiait, avec la longue-vue,
1^ ^ *^ouvemens de l'ennemi ; — nous étions plusieurs à tout examiner. 11 est dix
^^^^'^«s, la nuit est pure. Toute l'armée est campée sur le versant de la montagne;
^^^t: un spectacle qui nous émeut tous. Les feux du bivouac sont allumés. Adieu»
^^ ^ Voici l'ordre que nous recevons : Diane à deux heures, repas h 2 heures 1 2f.
^^.^^jrt à 3 heures. Où allons-nous?... Le pres^eatiment d'une grande bataille
^ Weint mais me transporte. A vous tout mon cœur. »
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286
REVUE DES DEUX MONDES.
De l'ambulance de Castiglione, 25 juin 1859.
Je VOUS ai promis de ne rien vous cacher. La vîcloire d'hier,
si glorieuse pour l'armée française, a dû être proclamée dans tout
TEmpire. Je ne vous en parlerai donc pas.
Un infirmier vous écrit sous ma dictée, car je n'ai plus mon
bras droit.
J'ai combattu hier depuis six heures du [matin jusqu'à onze.
Je descendis de cheval k huit heures, et trois heures après je
tombai l'épaule brisée.
On m'a porté dans une chapelle près de Castiglione, un chi-
rurgien a sondé ma plaie et je fus conduit à l'ambulance où le
docteur Larrey (m'a-l-on dit), chirurgien de TEmpereur, vient
de me désarticuler le bras (1).
Ayant été chloroformé je n'ai pas souffert. Je vous demande
en grâce de ne pas trop vous tourmenter, de vous résigner en
pensant que j'ai échappé à la mort.
Ne soyez pas ingrates envers Dieu qui me permet de vivre
encore avec vous. Remerciez-le de sa protection pour nous deux,
car je viens d'apprendre que mon brave et cher enfant est légè-
rement blessé au poignet droit, après avoir combattu toute la
journée.
N'ayez donc pas trop de chagrin. Nous serons bientôt réu-
nis, car la paix va se signer, une belle paix. 0 ma France, com-
bien je t'aime davantage depuis que j'ai versé mon sang pour
toil
Je ne souffre pas beaucoup, mais je suis un peu fatigué et
je vais fumer une pipe.
Chacun des mots de cette lettre entrait en nous comme un glaive.
Mon père, mon frère...
Ma mère se montra ferme devant le malheur, mais ce qu*elle souf-
f lit est inexprimable. On nous entoura beaucoup. « Songez, madame,
lui dit le commandant J. T...; songez que vous êtes la femme d'un
héros. » Et pendant un instant ses yeux brûlés de larmes reprirent
' (1) Par une fatalité inexplicable, le service d'ambulance n'était pas assuré :
pas de brancards ni de civières, ni voitures affectées au transport des blessés;
relevé par deux zouaves, mon père fut placé sur une échelle hors d'usage. Au
premiers pas les échelons cédèrent I De même, après l'opération, on ne trouva m
.linge, ni couverture. Un religieux franciscain couvrit mon père d'une chasuble ou'ii
apporta de son couvent.
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HOSBËUR mUTÂlRB.
281
vive expression, « Oui, oui, je suis la femme d'on héros* » Mais
yon â'obscuTciesait bientôt souâ la torture renouvelée, et ma mère
ait sa fierté pour ne songer qu^à sa douleur, Néanmoiue eOe
ait à tout, *t II faut préveûir ton frère dont Tinquiétude doit
Bxtrôme, 11
Dépéohô &u B&rdaf 27 jota.
^eux [jue nous aimons ne sont pas restés sur le champ de
tlle, mais tous deux à Tambulanco: mou père à celle de
iglione; Jean, je ne sais encore. •
oiâque Robert reçut la lettre de son père que nous lui envoyâmes,
m prit ce caractère exceptionnellement fort, cette exquise bonté i
un mot de regret pour ce bras qm lui manque, ni de son avenir
L Nul retour personnel et a sa tendresse pour les siens s*accroU
i compassion qu'il leur inspire, »»
A M"' Le Eneux.
Brescia, Je 27 [uia 1B50.
Mes chères affections,
tlier matin, le lendemain du soir oîi a eu lieu la désarticula-
de mon bras, je me suis trouvé si mal couché, tellement
mvé par Todeur du sang et les plaintes des blessés, que je me
fait transporter à Brescia dans le palais Rossi où je trouve
\ les soins que vous pouvez désirer pour moi,
lai un peu dormi cette nuit. Soyez tranquilles sur moi.
i fils est blessé très légèrement.
A M^ Lu Brieux.
Brescia, 29 juin 1359.
Mes chères aimées,
Je puis vous affirmer que je suis un des hommes les plus
reux. J*ai métne au fond de Tàme un profond senti oienÊ de
I et de reconnaissance envers Dieu. On nie dit que dans un
is peut-être je pourrai retourner en France ! Voui> devez com-
ndre combien je suis joyeux (?); pour comble de bonheur, on
soigne comme une madone. Je me remettrai donc plus vite.
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REVUE DES DEUX MONDES.
Si Dieu le veut, j'irai bientôt Vous embrasser et réclamer les soins
que votre tendresse voudra prodiguer à votre vieil invalide.
Ma plaie est couverte de glace à cause de l'extrême chaleur,
et je ne prends que des sorbets. Je n'ai pas de fièvre, ce qui est
surprenant. Les contusions des jambes, produites par les éclats
d'obus, sont moins sensibles, et j'ai un peu dormi cette nuit.
Dans une quinzaine de jours j'espère me faire transporter à
Milan.
Un jeune franciscain du couvent de Saint-Joseph, le frère
Emilio, ne me quitte pas. Il a pour moi des attentions filiales.
C'est lui qid vous écrit sous ma dictée. Il m'a procuré des
nouvelles de mon cher enfant et de mon ami de L..., tous deux
blessés peu grièvement.
Merci de vo$ tendres lettres. Certes, on n'est pas à plaindre
qpuand on se sent aimé ainsi. Cela me fait du bien et, en attendant
que vous me guérissiez là-bas, vous me rende? bien heureux
dans mon exil.
Si mon père écrivait aussi fréquemment, on doit pressentir ce que
devaient être les lettres de ma mère I Je ne puis les communiquer, il
me semble qu'elles sont à celui-là qui seul les inspirait, mais le cri
maternel s'y faisait entendre, angoissé, profond : « Mon fUs, où est-
il?... » puis le lendemain : « L'as-tu vu, où est-il blessé ?.... Mon Dieu,
quelle épouvante me saisit! On ne trouve son nom sur aucune liste
d'ambulance, pourquoi? Je vais écrire à Paris; à Gènes, où M. de
Cambis est intendant de l'armée^ n nous connaît assez pour m'en-
voyer une dépêche... Que pouvons-nous, pauvres femmes? Rien...
rien...»
M. Robert Le Brieux à M"^ Le Brieux.
Brest, 30 juin 1859.
Ma mère, ma sœur,
Je suis si seul, si affligé que je demande au moins quelques
lignes chaque jour.
Je suis dans mes etamens jusqu'au cou. Je travaille beau-
coup, mais mal, car la bataille de Solférino est toujours pré-
sente à mon esprit. Je n'ai plus d'autre pensée.
Je suis las de cette vie solitaire. Si ce chagrin est le premier
tfue je connaisse, oh ! qu'il est lourd!
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KOr^NËUa MILITAIRE.
289
A M* Le Brieux à Brescia.
Brest, ÊcoU du Borda, 2 juillet 1&S3*
ai beaucoup souffert pour toi, mon admirable père, j*aî
'é Ion bras perdu, ce bras qui nous portail tous les trois
d vlous^ étions petits et que plus tard tu mettais à mon cou
ant nos promenades. Ce pau\Te bras, il me manque, mais
remplacerai pour toi,
codant mes congés, je serai toujours h tes côtés pour
îr, en voyage, pour te soutenir, te porter sll le faut; à
pour te servir. Pendant ta convalescence, mon père, je te
lônerai dans le parc; au potager, je cueillerai pour toi les
beaux fruits. S'il fait froid, je te conduirai dans les serres,
avant de te revoir, je sens tout mon chagrin et m en laisse
der. Mon père, ne m'accuse pas de manquer d^énergie,
es enfans ne déchoiront pas. Je te le promets. En le prou-
Jean m*a ouvert la voie^ tes deux tils te ressembleront,
père*
attends toujours de tes nouvelles^ — dçs siennes , — fais-
domier, je t*en prie. Mon père et mon frère blessés me*
ent seuls au cœur, le reste n'est rieo,
iB alarmes fraternelles, aous les éprouvions doublement, ma mère
oi. Pourquoi ne recevions-nous pas de lettre de notre pauvre
? Lui, si soucieux de notre tranquillité ?... Chaque jour accrois-
LOtre anxiété»
De mon père à ma mère.
n voyez- moi souvent des lettres, des dé pèches. Ne pouvant
voir^ j'ai besoin de vi\Te avec vous par la pensée et le sou-
ïS derniers mots répondaient au vif désir de ma mère, qui vou-
Uer en Italie, à Brescia d'abord, puis diercher mon frôre, le ra-
r el le soigner en même temps que mon père*
Ma mère à mon père.
'otre infirmière sera moi. Qui saura vous soigner, vous con-
, ^ toi mon ami et toi mon fils, — vous guérir, comme
TowB xsxvn, — 19Ô7. if
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290
REVUE DES DEUX MONDES.
moi? Car j'irai le chercher, mon fils, je le trouverai. Quelle es
donc sa blessure? dans quelle ambulance Ta-t-on conduit?... J
ne reçois rien de lui ni sur lui. J'ai peur; pardonne ce mot e
comprends-le, c'est mon enfant.
Le 3 juillet, ma mère écrivait encore :
J'envoie lettres et dépèches à Milan, partout où il y a de
hôpitaux, partout où il y a des blessés. Il faut que ye sache oi
est mon fils. Je viens d'écrire au ministre de la Guerre. Je veu;
lui parler de Jean. Aussitôt que j'aurai sa réponse, je partira
pour Paris et de là pour l'Italie.
Non seulement ma mère ne put se rendre à Paris, mais sondépai
pour Brescia fut retardé. Tous les moyens de transport étaient réseï
vés au service des armées ; l'intervention deTImpératrice put seule Iv
ouvrir la route. La touchante prévoyance de Sa Majesté avait mêm
préparé Tappuî moral que ma mère devait trouver à chaque station.
Le 6 juillet à 41 heures du matin, ma mère me quitta, calm
comme on Test au lendemain des résolutions prises.
IV
6 juiUet.
Le jour finissait. On m'apporta une lettre timbrée de Brescia, d'un
écriture inconnue, signée d'un nom également inconnu. Dans une i
ces émotions où les faits les plus contradictoires deviennent admi
sibles, je lus cette lettre qui me transporta de bonheur. .
Jean vivait î On l'avait vu.
Je télégraphiai à toutes les gares du Sud et de l'Italie où deva
s'arrêter ma mère : Jean vil. Va être dirigé sur Brescia. Je prévien
Robert, seul là-bas et tourmenté comme moi : Jean vit. U n'y ava
pour nous d'autres mots à entendre et à dire.
Deux jours après, je reçus la réponse de Robert :
Quelle bonne, adorable pensée tu as eue, ma sœur, i
m' envoyer d'abord une dépêche, puis cette bienheureuse lettre
C'est une résurrection. Mon bonheur est d'autant plus gran
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^
ROl^EUR BntlTAIRE. 291
tpjÊ.^ j'avais perdu tout espoir. Que Dieu soit loué ! Je Tai re-
m^ jpcié avec une ferveur que tu comprendras.
Je ne vous avais pas. tout dit afin de vous leurrer encore, si
o'é^^it possible. Je te confesse aujourd'hui que je ne travaillais
plmiB^s. Je ne pouvais pas, pensant toujours aux miens, à leurs
so^cs. (frances ; je ne pleurais pas, explique-moi comment aujour-
dlsL^i, dans ce grand bonheur retrouvé, j'inonde mon papier de
»s larmes. Malgré cela, tu liras bien, n'est-ce pas?
Je t'embrasse dans les transports d'un cœur tout joyeux
Depuis la commencement de la campagne, mon frère traversait
> phase d'excitation extrême. L'exaltation de patriotisme, i épreuve
filiaie et fraternelle qu'il venait de subir, sa solitude, le surmenage
dee examens, c'était trop pour son âge. La nature qui revendique tou-
joixrs ses droits le rendait aujourd'hui à ses forces ordinaires. Cet
*tat me préoccupait et je le calmai en lui écrivant chaque jour,
^*^vai8-je pas à le tenir au courant de ce qui se passait loin de nous?
A M. Robert Le Brieux^ au « Borda, »>
9 JoUlet 1859.
Mon ami,
!-•« voyage de notre mère s'est achevé non sans traverses,
°^^B son énergie et son calme les ont aplanies. Voici ses propres
^^ï^ï^essions : « La pensée de revoir mon cher et bien-aimé Jean
^^ lïiême temps que ton père m'a donné une force qui peut-
^^^ m'eût manqué sans cela. Était-il sur la liste des blessés, l'a-
^^^ cru disparu? comment expliquer? Enfin, remercions DieudA
^ Consolation qu'il nous accorde dans notre malheur; n'est-ce
*^^^ trop déjà que de voir votre père atteint aussi cruellement ? »
Je vais maintenant te résumer la substance de cette longue
^Itt*^. Arrivée à Milan vers minuit, s'orientant avec peine dans
^*-le ville inconnue, sans guide, sans voiture, se trompant, ma
^^^ï*e erra ainsi, et atteignit seulement à l'aube l'hospitalière de-
^^Ure C... derrière le Dôme. Elle prit seulement le temps de s y
^^poser, ef malgré sa lassitude, ces excellens amis n'osèrent
^^Bîster pour la garder jusqu'au lendemain.
Enfin elle put se faire conduire à Brescia et ne trouva qu'une
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REVUE DES DEUX MONDES.
mauvaise voilure, des chevaux fourbus. Que lui importe, n'est-
eiie pas indifférente à ce qui la concerne seule? Sur la route, des
arrêts fréquens et longs : un régiment [en marche, ou un c(Mivoi
de blessés. Arrivée à Brescia, elle descendit aux premières mai-
sons. Là, des ambulances sur les places, sous les voûtes, partout
la douleur, des plaintes, des appels, des cris; dans l'ombre des
portes, des blessés, des mourans. Saisie d'une compassion pro-
fonde, notre mère passait, disait un mot de consolation aux uns,
pour les autres une prière. Ils étaient nombreux, la plupart
jeunes. — Si je n'avais pas su, — m'écrit-oUe, — votre frère sauvé
et à l'abri, je l'aurais cherché là. Mais je souffrais pour les
mères, les femmes, les sœurs de ceux qui languissaient ainsi on
mouraient isolés. L'air était lourd, le soleil d'orage doublait la
fièvre, hâtait le trépas. Oh I la guerre, mes enfans, c'est épou-
vantable !
Vers midi, ma mère atteignit le palais Rossi. A cette heure de
sieste, la maison était close ; il lui semblait que les pierres la
repoussaient, car on tardait à lui ouvrir. Enfin introduite, elle
fait prévenir mon père et attend... A la porte de sa chambre, une
pancarte était suspendue, quelques lignes en italien y étaieal
écrites. Son attention ne s'y fixe pas. « Je ne pensais, écrit-elle,
qu'à votre père, séparé de moi seulement par une cloison.
Lorsque j'entrai, il dit ou plutôt il murmura : « Ma femme. «
Je ne saisis qu'un son faible. Etait-ce bien lui? Défiguré,
amoindri... Combien il était changé et qu'il a dû souffrir sani
nous le dire! Je compris seulement alors la délicatesse. de soi
cœur où il trouvait l'énergie de ne pas ajouter ce tpïïi suppor-
tait à ce que nous éprouvions.
Ma fille, je. n'en puis plus. Je sens à présent la fatigue di
voyage. Demain, je te parlerai de ton frère que je fais cherche)
et prévenir; il doit être dans une ambulance des environs, mai
je le veux ici.
J'étais néanmoins dans une sorte d'apaisement réparateur. Malgré
la tristesse que ma mère avait ressentie en voyant mon père, j'étai
tranquille de les savoir ensemble. Je goûtais igie émotion toute non-
velle comme si je remontais les pentes d'un obscur abîme pour con
templer la lumière. Je ne m'étais pas demandé tout d*abord commen
et par qui m'était parvenue la nouvelle heureuse d'une simple blessure
reçue par mon frère aîné. J'avais cru, parce que je voulais croire, ht
désarroi qui suit une campagne, un renseignement inexact, — voill
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HONNEUR MILITAIRE. 293
l'oirîgine de ce qui nous avait rendus si heureux, — et devait nous
reiidre plus malheureux aujourd'hui. Pour nous, cette paix dura
Q^ niques jours seulement. De ma fausse quiétude, je retombai dans
1^ g-ouffre. C'était trop beau pour être vrai, et notre cœur, — broyé
et x^avivé, puis meurtri de nouveau d'une immense douleur, — se
^^^'■^ "tracta sous la main du destin qui se jouait de notre paix, de nos
^^S'oisses.
Le Frère Émilio à W^ Le Brietix.
Couvent de Saint-Joseph, des Franciscains de Brescia,
14 juiUet 1859.
Signorina,
Hon ministère est quelquefois cruel. Je crois vous ap-
pï^^ndre que mon devoir m'oblige à vous dire ce qui concerne
^^^ssieurs vos parens.
Lorsque Madame votre mère entra auprès de Monsieur son
^^ï^^tïi, son émotion fut fort grande.
Je ne sais pas ce que Madame dit à Monsieur son mari, car
^Is parlaient fort bas et je m^étais mis à Técart d'eux.
Après, Madame me demanda pour écrire à Messieurs ses
^i^ fans.
Je donne à Madame le carton où Monsieur son mari fermait
s^s lettres et ses papiers secrets.
Madame lut ces lettres. Je la vis en tenir une plus que les
^^tres, la retourner, la laisser, la relire et après se mettre de-
bout en jetant les mains sur sa figure.
Je vois que Madame â trouvé la lettre de Monsieur le colo-
^^1 de Monsieur son fils, trépassé le jour de la glorieuse bataille
*® Solférino.
Madame ne savait pas. Sur la porte de Monsieur son mari
^^ avait écrit : Défense de parler à Monsieur de Monsieur son
Je vous exprime, sîgnorina, d'interroger votre devoir sur ce
^î est propre à dire à Madame de ma misérable communiquée
*^ioint la copie de lettre que Madame vient de lire.
Mon cher ami,
C'est avec une profonde douleur que je vous annonce que
^^tre fils, sous4ieutenant au ..., après s'être bravement battu
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REVUE DES DEUX MONDES.
pendant la journée du 24, est tombé le soir, frappé morteliemei
de deux balles, Tune au front, l'autre au cœur.
Après avoir combattu depuis le point du jour, à neuf heure
votre fils fut blessé au poignet droit; aussitôt après, le régîmei
décimé quitta le champ de bataille.
A. quatre heures, il s'agissait de couronner Taotion général
et de s'emparer du village de Cavriana où se cantonnait l'ennen
encore en force.
Le maréchal (1) passant à cheval nous cria : Des hommes t
bonne volonté! On comprend ce mot et parmi ceux qui se lèvei
fut votre vaillant fils qui prit son sabre de la main gauche. Il fi
une des dernières victimes.
C'était un brillant officier que ses soldats, ses camarades <
ses chefs ont pleuré.
Il n'est point de mots pour une telle douleur. Si une semblab
souffrance m'étreignait, que devait être celle de sa m^re. Je v
sa torture comme je vis ce champ de bataUle où finissait not
bonheur.
Il me restait on pénible devoir à remplir. L'enfant qui nous éti
conservé, comment Ta vertir et l'épargner?... Que faire... une dépèch
une lettre ? Je partis pour Brest.
En vingt-quatre heures je traversai la France, et au Borda je réel
mais mon frère. A ma vue il chancela. — « Papa est mort? — Non. -
Mon frère? » Je me tus, il comprit.
Son visage fut subitement creusé et comme rayé de pleurs : *
ti Ma sœur, emmène-moi. »
Nous restons ainsi tous deux, nous isolant sur ce vieux bateau ses
blable à une ruche, tant il y avait de jeunes gens allant et venant pa
tout, jusque dans les vergues. Nous causions tout bas, navrés, ma
soulagés d'être ensemble^ plus unis encore par notre malheur commi
que par les souvenirs de notre enfance.
Après le premier saisissement, il se laissa raisonner. « Oui, je re
terai, il le faut; mais ne dis pas à papa que tu m'as trouvé si faible.
Faible, non, mais touché jusqu'au fond de l'âme. Il me fut pénib
(1) Canrobert.
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m^Hjy^^^s^^.
HONNEUR MILITAIRE. 295
A& le goiiter ainsi, non que je doutasàe de sa solidité, mais de le voir
eoKE^mencer déjà cette vie d'isolement à laquelle il était destiné.
Je partis, seule aussi. Pour la première fois, mon beau pays de
Praxice me sembla moins beau malgré sa splendeur d'été. Cependant
ce-tt:^ splendeur était réelle, Sjaperbel La merveilleuse harmonie des
do^ixz et de la terre était si complète que j'en fus pénétrée, presque
firoissée. Plus cette évidence me saisissait, plus vivement j'en souf-
frais, impression de l'être moral étreint du plus cruel chagrin en pré-
seràce des choses qui ne sentent rien et qui ne changent pas.
r^on seulement les choses, mais les hommes me blessaient par
leiix- joie bruyante. Un tel triomphe, la paix conclue par la France (i),
les transportaient et m'auraient naguère exaltée. Mais aujourd'hui
xnon âme était moins ouverte aux enivremens de la gloire nationale,
— J 'en savais le prix; — nous l'avions payée de notre sang.
Combattue par des sentimens si divets, j'avais hâte d'arriver et de
n^vre dans cette région sauvage où j'avais passé une partie de mon
eurance, coin perdu au bord de la Suisse, entre les grands monts et un
large cours d'eau. J'y avais autrefois vécu des jours très heureux avec
me^ parens et mes deux frères. ,
L'aîné, tendre et déjà sage, surveillait « les petits » comme il nous
appelait. — « Ne les suis donc pas toujours, disait ma mère. — Mais
8*ils se noyaient, qui les sauverait? » C'est alors que s'éveilla en son
cœur maternel cette prédilection pour lui dont son amour nous ména-
geait les nuances. Ainsi tous mes souvenirs jaillissaient du passé,
^^XQine cette rivière jaillissait de sa source inépuisable. Devant ces
eaux qui fuyaient rapides, je songeais aux générations qui se suc-
^dent et disparaissent comme ces flots, alors que la nature reste in-
^Qsible à tout tressaillement humain.
VI
Non moins indifférent, le temps, lui aussi, poursuit sa marche.
^^ frère Robert achevait péniblement ses études, mais l'effort der-
^^ lui valut un succès.
A M. et Af"** Le Brieux, à Brescia.
Août 1859.
Mes bien chers parens,
J'ai quitté Brest hier matin et depuis quelques heures seulement
ï^ Btiis dans notre famille de ***. Sans vous, que ce retour me fut
U) Signée le 8 juillet.
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296 REVUE DES DEUX MONDES.
pénible !... Ici nous sommes bien tristes. Tous ceux qui te con-
naissent, mon père, et qui t'aiment par conséquent ^ sont très
émus. Ton énergie et ta valeur excitent la sympathie et l'admi-
ration générales. A Téglise du village, il y a eu un service pour
notre chère malheureuse victime de Cavriana; on le plaignait,
lui si jeune, d'avenir si beau. Quelle belle un I — mourir sur
le champ d'honneur ! — S'il devait nous être ravi aussitôt, il
était juste qu'il le fût ainsi. Je l'envie d'être mort pour sa
patrie.
il/*"* I^ Brieux à 31"* Le Brieux.
Mes enfans,
Quand vous reverrai-je? quand parlerai-je avec vous de moB
cher perdu ? Ici je n'ose pas prononcer son nom ni le pleurerj
cela pourrait émouvoir votre père. Sa convalescence ne fait paî
de progrès. Son désir de retour est extrême; malgré cela, il s'as-
sombrit. Les médecins remarquent cette prostration sans en dé
couvrir la cause. La plaie est saine: bellacame, disent-ils.
La position horizontale lui est insupportable, et cependani
il ne peut quitter son lit. Il parle de sourdes douleurs dans 1(
dos et plusieurs chirurgiens le visitent chaque jour. L'Empe-
reur a fait prendre de ses nouvelles. Le général de LadmirauH
et le Père Souaillard (dominicain) sont venus le voir. Il est de
plus en plus sombre ; cet état si contraire à sa nature m'in-
quiète beaucoup.
Deux jours après, je recevais la lettre suivante :
1- août 1859.
Mes enfans,
Après avoir ausculté votre père, on a reconnu la présence
d'une balle, celle-là même qui a brisé l'humérus et l'omoplate
Il est question de l'extraire; le pauvre patient, admirable de force
morale, d'acceptation chrétienne, ne se plaint pas et demande
que cette seconde opération se fasse sans retard aujourd'hui
même.
Ce matin, les deux chirurgiens habituels ont extrait une
balle énorme, déformée, à laquelle adhèrent des parcelles de
drap, de toile et d'os. Votre père ne voulut ni qu'on l'endormît,
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HONNEin^ MILITAIRE.
297
ni qu'on le soutînt. L'incision fut large et profonde. « Fôuillezi
docteur, disait-il, je ne souffre pas, » — et il frémissait.
Pour l'extraction, on l'avait appuyé sur son lit, le dos en
pleine lumière. A ce moment le maréchal Baroguay d'Hilliers
entra : Pardon, monsieur le maréchal, dit-il.
— Allez, allez, mon cher, les Autrichiens ne vous ont jamais
vu ainsi, c'est l'essentiel, et j'avais hâte de savoir le résultat;
permettez- vous, madame, que je reste?
Il resta, et après l'opération, ils s'embrassèrent,
— Je voudrais vous serrer dans mes bras, dit le maréchal à
votre père, maisf deux pauvres manchots comme vous et moi ne
font plus ce qu'ils veulent. Contentons-nous d'une bonne acco-
lade, ce qui vaut bien quelque chose, entre hommes.
A cette lettre succéda un silence de quarante-huit heures, puis
quelques lignes : le même abattement s*accusait chez mon père, chose
inexplicable avec une âme aussi fortement trempée. Chacun s'en pré-
occupait et je proposai d'envoyer mon frère, mais sa présence dlait
être inutile.
Revenant un matin d'un service funèbre, ma mère acheta une
branche d'héliotrope qu'elle lui donna. « — Cela ne te rappelle-t-il
pas le grand massif qui est devant le salon?... — Oh! ce parfum, »
dit mon père très ému. Saisissant la fleur, il la baisa. — <c Ma France,
ma France, » répétait-il en mordant les feuilles et la tige.
Tout s'expliquait. Il mourait de nostalgie. « Il faut partir au plus
tôt, ordonnèrent les médecins; demaiu si c'est possible. »
Quatre jours après, mon père et ma mère arrivaient à Paris où
j'étais depiiis la veille ainsi que mon frère. Le lendemain, 12 août,
Tarmée française faisait sa rentrée triomphale. Aucun de nous n'y
assista.
Enveloppé d'an burnous blanc, mon père nous apparut horrible-
ment maigri, son visage était anguleux et aminci. Quoique bien faible,
il se tenait très droit, sa démarche était lente et comme spectrale. Nous
étions bouleversés, nousn'osioDs l'embrasser. Parlerai-je de ma mère?
« Mon fils, nous disait-elle, je voulais le ramener en France, ce fut im-
possible. On l'avait déposé en dehors du cimetière de Cavriana avec
deux autres officiers, j'obtins de les faire inhumer à l'intérieur. On ne
put reconnaître ni lui ni les autres. Pour tous les trois, je fis mettre une
seule croix avec ces mots : « Tombés au champ d'honneur. » Étôit-ce
bien lui?... L'irréparable fait ne pouvait encore la pénétrer. C'est
Thistoire de toutes les guerres, — et l'espérance de toutes les mères.
— Un homme pris pour un autre, un nom à la place d*un autre nom.
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298
REVUS PBS PEUX M0NPE3.
Diapârti peut-ôtre. Qui ne sait cela dans le désordre qui soit ane ba-
taille ? Son cœur s'obstinait malgré tout, malgré la lettre suivaute
écrite par son lieutenant-colonel et qui ne laissait plus d'espoir :
Mon cher ami,
Paris, Val-de-GMce, 29 août 1859,
J'ai souffert si atrocement que je n'ai pas pu jusqu'ici vous
écrire. Votre fils est mort à la tôte de sa compagnie, comme
savent mourir les braves . Avec quel courage ^ quel entrain il i
rempli son devoir 1
Dès le premier moment il a inspiré à ses hommes ime cou-
hance solide qui ne s'est pas démentie jusqu'au moment où i
est tombé pour ne plus se relever.
Par sa belle conduite pendant l'action, Le Brieui s'était ac
quis des droits incontestables à la décoration de la Légion d'hon
neur*
n n'y avait que quelques momens que je venais de le lu
dire devant tous, lorsqu'il a été frappé.
Votre fils n'a pas souffert. Vous l'avez bien pleuré, c'étai
justice, car c'était un excellent cœur, une intelligence Torte, m
officier de valeur et d'avenir.
Croyez...
Et nous restions silencieux, plus désolés. « Est^il vraiment mor
ainsi, sans souflfïir 7 Si Ton me trompait, disait ma mère, je veu:
savoir. »
Alors nous allons à Bourges où était son réfpment; elle arrêtait lei
soldaU* « Ah I ce petit lion, qu'il était brave et âer 1 disalL Tun. — l
nous enlevait, ajoutait un autre. — Est-il tombé detix fois frappé? E
ils répondaient : *— Oui. — « Ils essaient de me tromper, ils m'on
reconnue pour sa mère. Va leur parler, » me suggéra-t-elle. — E
j'allais leur parler. » — Il est mort tout de suite, frappé id, » — disai
un caporal en touchant son front. Un sergent parlait d'une baUe a;
cœur, et nos cœurs de plus en plus déchirés se fermaient à tout<
consolation. Nous y pensions toujours, et dans îe dur présent et dauj
le passé heureux. Je le vois encore lorsqu'il sortit de Saint-Cyr, pim
pant dans son uniforme qu'il portait avec la crânerie de ses dix-neu
ans, et ensuite à Marseille, s'embarquant pour TAfrique, libre, heu
reux. Qui m'aurait dit alors que cette Méditerranée, si belle soua let
ardeurs du ciel de Provence, cette mer bleue qui remportait si loii
de noua ne le ramènerait jamais I
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HOISNKUR MIUTAIRE. 299
•
CAMPAGNE DE GOGHINGHINE (1859-1861)
SoQ caractère se dessine et se précise au-
tant par ce qui lui manque que par ce qu*il
possède.
YlBGILB.
1
s
Trois mois après Ids événemens dont on vient de lire le récit, moD
^r^re cadet; mon seul frère, reçut Tordre d'embarquer pour les mers
dô Chine.
Son départ était prévu, mais une destination aussi lointaine nous
iet.3. dans de grandes perplexités, d'ordre différent.
Assurément il était bien trempé. Cependant il lui manquait, comme
i tout adolescent, la maturité physique et morale qui achève Thomme,
et l'on peut dire que ses facultés l'exposaient autant qu'elles le distin-
guaient. Là était notre souci.
Son ingénuité, — le terme est exact, — n'excluait pas les passions.
A^u contraire, il était capable des plus fortes, et Ton pouvait à cet âge
^^ nioins redouter la témérité de Télan. Si l'éducation avait agi sur
'^f elle ne l'avait pas affiné au point d'altérer sa virilité originelle.
• Que les circonstances le poussent, ce sera un caractère. »
Ouverte et heureuse, sa physionomie rayonnait des ihouvemens de
^Oie. Incapable de feindre, on pouvait suivre sur son front la nature
^ Ses pensées. Une joie ressentie ou simplement espérée éclairait
^ïi visage, de même qu'une amertume réelle ou seulement imaginaire
Pft.lissait, et des rôves heureux il tombait aux ténèbres.
f^hysiquement je n'en puis guère parler. Le souvenir n'est-il pas
p^ portrait embelli? Je le trouvais charmant et n'étais pas la seule...
P^^ia, ce qu'on veut savoir d'un homme, c'est son être moral; l'intel-
S^ïice importe plus que la beauté.
XJn matin d'octobre, sous un ciel gris el bas, il s'en alla, lui, notre
^Von de soleil, notre bonheur; U était tout cela pour nous et il em-
^^^tait tout. Au moment de le quitter, mon père l'attira près de lui et,
^^^ on regard où son âme passa tout entière, il lui adressa ces seuls
^^^Is: « Sois fort, équitable, sage. » Lorsque sa mère l'embrassa, elle
5^^ça sur son front le signe de la croix, bénédiction maternelle et
^"^^^e qu'il se rappela toujours : ce qui est sacré ne s'efface jamais.
"Tout au chagrin de nous quitter et d'imposer aux siens son propre
^^^ïifice, Robert eût voulu peut-être retarder ce <[ue, dans les trans-
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300 REVUE DES DEUX MONDES.
ports de sa quinzième année, il avait A ardemment désiré. Je l'en vis
souffrir mais aussi se maîtriser:
Au revoir, maman, ne pleure pas ainsi, et embrasse-mi
sans chagrin. Tu le sais, j'ai mon étoile, elle me ramènera a
jour joyeux du retour, pensons-y et ne soyez pas toujours dai
les larmes, je vous en conjure, elles pourraient me gagner,
que tu ne voudrais pas, mère.
Au colonel de Gouyon de Beaucof'ps.
Mon cher ami,
Le départ de mon fils date d'hier et me voilà dé nouv^^-^u
dans le chagrin. Qui m'aurait dit que nous éveillions en lui c^ •^'e
vocation lorsque autrefois, vous et moi, à Lorient, l'emportiez^ :»s
sur notre dos dans la mer?
Je le sais, ce qui m'appartient appartient à la France. Je 1^'
donne tout, jusqu'à mes enfans. Je trouve cela dur.
Encore brisé de mes blessures (celle de mon bras droit i^"
guérissable), je n'ai pu Tembarquer moi-même.
Le reverrai-je? et, s'il revient, reviendra-t-il indemne de c^^^
première rencontre avec la vie? Conservera-t-il cette absol""^®
droiture, cet attrait original dont sa mère est si fière?
Que Dieu le protège et le garde tel, et que sa divine bonté, ""^
j'allais dire sa justice, — nous le ramène un jour.
Je compte sur votre jeune ami pour le guider, l'éclairer, *^
préserver. Nous sommes heureux de le confier à des mains blXM^^^^^
loyales (1).
On le voit, mon père ne vivait que de la patrie et de la fannUJ^'
N'aime-t-on pas mieux, — ou plus encore, — à mesure qu'on sacr^^^
davantage? Aussi ce culte de la France se retrouvait-il en lui d'aut^»-^^
plus fort qu'il lui abandonnait son enfant.
(1) M. de K..., sans être officier de marine, fut chargé d'une fonction dap^^**"
vernement et sur le vaisseau qui le transportait il vivait avec l'état-major, d^-^^
le même esprit de camaraderie.
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HONNEUR MILITAIRE. 301
M** Le Brieux à Monseigneur Plantier, évéque de Nîmes.
Monseigneur, •
Mon fils, à qui vous avez témoigné tant de bienveillance,
^vî^But de me quitter et mon amour ne peut rien contre sa vo-
lonB^té. Il a fait preuve de cette qualité que vous vouliez bien lui
rec^onnaître, — la fermeté, — mais j'ai compris tout son chagrin
lor-cqu'il m'a dit adieu. Je n'oublierai jamais ni l'expression de
sojQ regard, ni l'émotion de sa voix à ce moment.
Cette mer qui l'emporte, je la redoute comme une ennemie.
I-i^5S naufrages, les climats meurtriers, — les guerres possibles (1),
les maladies, tout m'épouvante. A ces terreurs se joint une autre
crainte. Son enthousiasme l'exalte et l'excite ; mais il ignore
1^ prudence nécessaire à tout contact. Je crains ce qui pourrait
•e troubler.
Cependant nous avons un appui dans la personne de M. de
^*" présenté par un ami de mon mari. Il a une distinction rare
^^s des formes très simples; c'est aussi un Breton, un cœur
^ ^^. Il n'a que vingt-huit ans, mais ses principes de religion et
il® morale sont solides. Je puis le regarder comme le soutien et
^^^Lemple de Robert; car il y a de bonnes contagions. Il va en
^uiixe sur la Renommée et nous recourons à tputes nos influences
Poix^r que mon cher enfant embarque avec lui. Si cela est, ils
ï^itteront Brest le mois prochain, pour revenir après trois ans,
^* liieu le veut. J'ai été trop frappée dans mon fils aîné pour
t^y^ encore en confiance, et si la Chine nous est aussi fatale que
*-^lie, que deviendrai-je ? Faut-il donc donner le jour à des
^'^^ns; les chérir et les perdre?...
II
A mon père y à ma mère.
Permettez-moi de vous embrasser comme je le faisais naguère
^^ tant de bonheur.
En arrivant à Brest, j'ai rendu visite au vice-amiral, préfet
^^ Cl] A cette époque, la guerre de Chine préoccupait peu les esprits, on en parlait
^^'enjent.
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302 REVUE DES DEUX M0NPE8.
maritime, auquel j'ai parlé de mon désir d'embarquer sur la
Renommée. Grande fut ma frayeur lorsqu'il me dit que tous les
aspirans étaient désignés et que, pour cela, il eût fallu un ordre
spécial du ministre. J'étais furieux.
En le quittant, je me rendis chez le major général qui me Gt
1 accueil le plus affable. Du diable si je savais pourquoi, lorsqu'il
m'apprend qu'une dépêche ministérielle de ramiral Hamelin
ordonne mon embarquement sur la frégate que je visais, J en fus
très heureux. Je révais beau, en fumant ma cigarette; j'aurais
voulu exprimer cette joie, ne fût-ce qu'à un camarade.
M'élant présenté au commandant de ma frégate, ] en reçus
un aussi bienveillant accueil.
Je commence demain mon service, je m'ennuyais déjà.
Ne vous préoccupez pas de mon moral. Il est bon. C'est vrai»
notre séparation m'a beaucoup coûté et me coûte encore beau-
coup. Mais il y a les lettres, puis encore des lettres, et, quand
çUes manquent, il y a la pensée.
Oui, je songe au bonheur que j'aurai à vous retrouver dans
trois ans ; je vous en supplie, ne vous inquiétez pas de moi ; pen-
sons ensemble au retour, à la joie immense d'être réunis. Vous
verrez, alors votre midshipy avec de la barbe, un vrai loup de
mer.
La frégate s'armait lentement au vif déplaisir de I*aspirant. L^ennuî^
son démon familier, le hantait déjà pour ne jamais le quitter.
J'ai hâte d'en finir. Les journées sont interminables. Nous
ne faisons rien que surveiller l'armement de la frégate, rembar-
quement du charbon, du vin, scruter les noires profondeurs de
la cale avant de l'abandonner aux rats, car i) faut s'assurer que
les s>outes sont en bon état.
Heureusement, ce service ne durera pas longtemps. Une fois
en pleine mer, nous remplirons les fonctions qui conviennent à
un officier de vaisseau.
Le commandant a reçu à mon sujet une lettre de Tamirale
Baudin et m'a félicité à cette occasion. Gela me contrariait excès-*
sivement, car c'est à vous, à vous seuls, mes amis les meilleurs,
que doivent revenir ces flatteuses paroles, à vous à qui je dois
ce qui embellit ma vie.
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HOWEUR MÎUTAIRB, 308
Eorives-moi souvent. Pout bien faire il faut que je sois heu-
reux et mon bonheur est en vous.
Le môme courrier nous apportait une lettre de son commandant,
dont voicries dernières lignes :
Ainsi disposé k* se bien conduire, ferme et résolu, il arrivera
de bonne heure. On peut beaucoup attendre de son intelligence,
de son sens du devoir. Je me connais en honunes. Celui-ci est
solide, j'en réponds.
Il n'a qu'à se montrer, — disait sa mère, — pour se rencire
sympathique.
Jusqu'ici, elle supportait bien Téloignement de son fils; mais
foialles seraient ses pensées au moment du départ? Ainsi que les
marins au début de leur carrière, notre futur amiral attendait ce jour,
rêvait à « Taurore de sa destinée, » comme s'U devait se plaire dans
Texil ou s'y accoutumer.
Le 9 novembre, à midi seulement, nous avons appris que
B0U3 partions le soir môme, à trois heures. Tous nous nous
attendions à cette nouvelle ; cependant elle a produit sur moi un
étrange effet.
Je ne pouvais me faire h cette idée que, dans troid heures,
j'allais quitter mon beau pays. Je ne sais quel serrement de
cœur se fit en moi sitôt que je vis qu'il fallait m'éloigner de
cette chère France, où je laissais ma famille qui m'a témoigné
tant d'amour intelligent, tant de soins dévoués, et où j'ai tra-
vaillé pour me faire ce que je suis.
Ce que je vous raconte là vous paratt probablement un peu
niais et vous vous dites, peut-être, que je ne fais que répéter ce
qui se trouve dans tous les livres de marine. Mais si vous aviez,
conune moi, abandonné la France et les vôtres, vous verriez,
vous sentiriez par vous-mêmes ce que j'éprouve.
Ayant terminé les derniers préparatifs, je me rendis à la
cale. C'est là que je ressentis les plus fortes émotions. Je voyais
arriver les officiers de la Renomméey jusqu'à des matelots ayant
leur famille avec eux; qu'ils étaient heureux!...
Quanta moi, je n'avais qu'une chose à embrasser, c'était la
terre. Je l'ai embrassée. Je n'ai pas regardé si on me voyait.
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304 REVUE DES ' DEUX MONDES.
Qjael est donc le poète qui a dit : La patrie est ce coin mysté
rieux de l'âme où Thomme et la terre se parlent d'amour?
Je restais là immobile, élargissant nion âme et mon regara
pour mieux saisir et garder ce que je voyais pour la dernière-
fois, afin d'emporter infinissable en moi, inoubliable, le soif ^^
l'espace, la lumière, les cieux, tout ce qui constitue la Patrie^^ ^e.
Vous trois, aimez-moi, écrivez-moi.
Nous aurions dû être avec lui jusqu'à ce moment, comment noc^r-^Qg
être refusé cette joie?, Surtout, pourquoi ne la lui avoir pas donnée?-. ^...
Regrets, reproches, remords, tout est vain, stérile, alors qu'il a f^^^ fa
paru. C'était avant qu'il fallait l'aimer: après, qu'importe?
Cette heure devait trop .tôt sonner. L'ineffable sagesse qui no^^^us
laisse ignorans de l'avenir, noUs livrait à des préoccupations dczz^DQt
quelques-unes devaient nous charmer. Craindre, attendre, espérer ^z=Jd
vie humaine s'écoule dans ces alternatives. En ce moment c'é^=dt
Tattente des nouvelles de l'absent. Quelle est la mère, la femme oi^hl la
sœur d'un marin qui n'a comme nous dirigé ses pensées, ses regai^Kxis
vers les pays inconnus ?
Lorsqu'on se trouve en face de quelque chose de nouveau, qui ne
sait ce que notre imagination peut se créer de fausses idées, de tz.^r-
reur? Un ciel sans étoiles me semblait menaçant; les tempêtes, les
cyclones, les récifs, les naufrages, les requins... J'avais la crainte ^es
plus petits incidens et ces puérilités faisaient sourire les miens. Ils
voyai^ent mieux et plus loin. Ce à quoi je ne pensais pas, c'était ^ la
guerre (et fatalement il y allait !). Mes parens avaient tous les troubles,
toutes les inquiétudes et, sans la chercher dans sa mémoire, mon pôr«
répétait tristement cette strophe que chantaient naguère mon frère et
ses amis :
Où sont-ils les marins tombés dans les nuits noires ?
0 flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots profonds redoutés des mères à genoux...
Vous vous les racontez en montant les marées
Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez- vers nous.
III
Le départ de uobert précéda le nôtre. Mon père se rendit à Roue?^
où se trouvait son régiment, et nous l'y suivîmes. Ce régiment vint ^
sa rencontre. Il eut alors une heure vraiment heureuse, et son cœ\J^
battit avec transport. Entouré, acclamé, il s'élança sur son cheval; 1^
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HONNEUR MILITÂIRB. 305
musique joua ses fanfares de triomphe, et les soldats marchaient allè-
grement. Les officiers supérieurs s'étaient groupés autour de leur
camarade. Hélas! le membre perdu enlevait au vaillant mutilé l'équi-
libre nécessaire, il fléchissait. Mettant pied à terre, d'amères pensées
couvrirent son front de tristesse.
Sur la grande place où se trouvait notre demeure, les bataillons se
rangèrent, manœuvrant sous le commandement de mon père. L'alté-
ration profonde de sa voix nous frappa, et nous sentîmes que quelque
chose d'étrange se passait en lui. £n effet, il venait de comprendre
la nécessité de renoncer à cette vie qu'il avait aimée avee le double
sentiment « de la passion et du devoir. » Cette résolution soudaine
fut absolue.
Vinrent les amertumes, la fin de tout ce qui enflamme le cœur du
soldat. Vint la nuit des impuissans regrets, l'irréparable ; une exis-
tence désormais sans intérêt, voilà ce qui suivit et ce qui dura. Aimant
les siens d'un amour sans limite, mon père s'enferma dans cet horizon
pins étroit, de nouveaux devoirs s'imposent, « d'autant plus sacrés
qu'ils se montrent plus austères. »
Rompant avec le passé, qui lui fut si cher, il en parlait peu, appor-
tant dans cette acceptation d'un fait très dur la fermeté de son carac-
tère. Je ne dirai pas qu'il se résigna ni qu'il eut « le courage allègre; »
mais ce qu'il faut affirmer, c'est qu'un sentiment religieux ne fut pas
étranger au calme supérieur qui le soutint alors. Cette force nouvelle
ne devait jamais se démentir.
Le maréchal Baraguay d'HUliers, le général de Ladmirault se réu-
nirent pour modifier une résolution qui fermait son avenir militaire.
Cette décision était très regrettable, il faut le reconnaître. Mon père n'y
changea rien.
Calme et sérieuse, notre vie morale s'alimentait de souvenirs et
d'espoirs, ceux-ci arrivant par delà l'Océan, chaude clarté capable de
nous réjouir, car il n'est, parai t-il, si triste saison qu'un rayon ne
colore,
La première lettre de Robert nous parla de Ténériffe :
Nous n'y descendons pas. Le temps menace. La petite viUe
espagnole de Santa-Cruz n'est d'ailleurs qu'une baie sans
intérêt.
N'en parlons pas; revenons à mon bateau, à ses habitans.
Savez-vous ce qu'est, sur un bâtiment, le « carré? » Tout à la fois
salle à manger, salon, fumoir; aspirans et enseignes y vivent
ensemble, c'est là où se forment les plus durables amitiés du
marin, et quelquefois aussi où naissent ses plus tenaces anti-
pathies.
TOME XXXVII. — 1907. 20
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306
REVUE DES DEUX MONDES.
Le contact permanent d'êtres différens, de nature, d*origin(
goûts, peut amener ce résultat.
A l'époque ou mon frère y vivait, rien ne lui révélait les pos
Jités fâcheuses dont je parle; d'un caractère heureux, très gai, 1
veillant quoique susceptible, il voyait plutôt la surface que le 1
o& qui est le privilège de cet âge, et c'était son premier essai d
sociale et personnelle.
Le carré était également fréquenté par l'aumônier du bord :
de la Renommée, jeune et bien élevé, était en bonne intelligence
ke Midships: sa présence n'apportait aucune contrainte à la j
mais en modérait toutefois les démonstrations.
Notre abbé, — écrivait Robert, — est un excellent pi
soucieux de ses devoirs, convaincu, très strict dans ce qi
garde son ouaistère, mais son bon esprit est dégagé de
caractère d'intolérance.
Nous causons très ouvertement avec lui, il partage nosi
notre gatté et nos cigarettes, mais jamais il n'accepte les :
spiritueux que nous nous offrons aux fêtes carillonnées.
Malgré les ressources de l'esprit et de la jeunesse, on s'enn
souvent au carré. — « Cette vie monotone me lasse, » i
Robert.
Ce qu'O fallait à cet être de vigueur et de ressort, c'était Tai
On le verra au feu, d'une bravoure froide, plus rare que l'élan,
avant de donner sa mesure sur le champ de bataille, on put jug
quel dévouement courageux il était capable.
L'occasion s'en présenta dès le début de la traversée.
A Ténériiïe, — écrivait-il, — le gros temps nous s
éprouver des avaries. Nous avons la poulaine défoncée i
mou dans notre gréement.
Notre poste offrait le spectacle d'un désordre affreux
coussins roulaient par terre avec ceux de nous que rendait
pables le mal de mer. Nos boites à claques allaient choque]
pile d'assi elles. Nos sextans, par esprit d'imitation, roulaiei
milieu des conserves de sardines et autres précieuses chos
ce genre.
La brise augmentant de-fureur, et nous faisant petits d(
la colère aérienne, notre voilure diminua successivement
qu'à ce que trois ris fussent pris dans les huniers.
Ce jour-là, j'étais de quart de quatre à huit heures du soi
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HONNEUR MILITAIRE. 307
voulant pas me laisser pincer par le mal de mer, je montai sur le
gaillard d'avant pour respirer à pleine poitrine.
Souvent des paquets de mer embarquaient par-dessus le bord.
Le roulis était très fort et il m'est arrivé plus d'une fois dé
rouler jusqu'à ce que le parapet m'arrêtât. L'homme qui était
en vigie à mes côtés ne voulut pas se tenir debout comme moi,
et une demi-heure après que j'eus quitté mon quart, ce mal-
heureux, assis sur les bastingages, tomba à la renverse I On
vira de bord aussitôt, des bouées de sauvetage furent jetées, mais
la nuit était noire; cependant le vent faiblit.
n n'en dit pas davantage . Voici ce qu'un lieutenant de vaisseau,
— M. Regrény, je crois, — écrivit :
Le danger était trop grand encore pour que le commandant
crAt pouvoir donner des ordres. Donc, chacun était libre.
Notre aspirant se jeta dans une embarcation et, par son
exemple téméraire, entraîna deux matelots. « Nage, nage,
garçons! » A ils ramaient ferme> les braves garçons, enlevés par
leur officier. Haletant, celui-ci les excite, et leur regard, — à tous
trois, — trompé par une fausse apparence, restait attaché sur le
point qu'ils cherchaient à atteindre. « Courage, courage, criait
le sauveteur, nous arrivons ! » Sa voix s'étranglait. Beau de sa
volonté, il se jette à l'eau, s'élance vers l'infortuné qu'il croit
élreindre. Il n'étreignit que le vide, une épave seule sur-
nageait... Ainsi restaient infructueux ses périlleux efforts, le
matelot avait à jamais disparu.
On tient moins à l'existence, — écrivait mon frère quelques
jours après, — lorsqu'on la voit inutile aux autres. Quel début
dans ma carrière I A quelque distance, un être en péril, et je
n'ai pu le sauver I Qu'était-il? un inférieur soit, mais un homme.
L'équipage et nous, ne sommes-nous pas solidaires? et nous ne
pouvons pas abandonner nos matelots. Moi son officier, n'avoir
pu l'arracher à une semblable mort ! Quelle fatalité si réelle, si
frappante! Je ne m*en consolerai jamais.
n ne connaissait pas assez la vie pour savoir qu'on se console de
blendes choses!...
Il faut, — lui répondit son père, — devenir plus fort que le
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1
308
ÎLEVL'E DES DEUX MONDES.
chagrin, savoir le porter et non se laisser porter par lui. Cecî(
pour toute Ion existence.
A regretter l'impossible on s'use inutilement : Ténerf
tombe. A ton âge et dans ta position^ on n'a plus le droit d'écoul
sa seule sensibilité. Pour agir^ il faut savoir employer toutes é
ressources, acquérir un sang^froid nécessaire àTaction.
N'ou\Te jamais la porte au découragemenL Travaille-toi, sa
relâche. Sois calme et paiieniy exerçant la maîtrise nécessai
à ton perfectionnement moral*
Sois heureux, mon cher entant, afin que nous puissonâlè
encore.
Mon père en parle k son aise, — répondait mon frère, —
n'ai pas comme lui un long acquis de douleur
Le temps consolateur devait atténuer ces souvenirs, la jeuness
une lelle mobilité tf esprit! La solitude des quarts de nuit qui*
dit'ûD, la retraite la plus j>ï'û fonde, plaisait ii mon frère d'une nali
tout à la fois méditative et active. A ces heures tranquilles, les f;
tomes familiers prenaient aspect de vie, s'allongeaient, grandîssaie
chers revenans des lointains.
D'autres apparitions, celles-ci radieuses, idéales, s'élevaient <
petilt^s vagues phosphorescentes. Des traits à peine entrevus,
parfum^ un son de voix... que sais-je? Ce n'était rien, mais à ce
dislancGjC^était tout, car un amour qui s'ignore s'alimente de bien [
de chose. Certaines impressions de jeunesse sont si vives qu'on
porte à jamais la marque. Le cadre austère où se mouvait notre ma
favorisait ces souvenirs flottans, les entretenait dans le clair-obsi
où s'attardent les rêveurs. Le silence des mers et de la nuit le pi
geait dans l'inûni des songes, mais Téclat du jour le rendait à la
commune, k son devoir.
A ce devoir, — écrivait M. de K***, — il est le premier. Il
fait obéir, se fait aimer, grand art parmi nous; puis il est gai,
alors le carré tout entier se livre à la joie la plus étourdissan
Le mois dernier, on vous a raconté, madame, comment ro
brave enfant s'est risqvié à une mort à peu près certaine pc
sauvar un pauvre diable qui s'est noyé à quelques brassées de
frégate. Mais votre fils sest emballé et au péril de ses jou
bravant les grandes lames encore furieuses, il a poursaivn p<
dant une heure le couvre-chef du matelot^ mirage auquel i'in<
périence est sujette.
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HONNEUR MILITAIRE. 309
Ce matin, — écoutez bien, madame, — ce matin, dîs-je, nous
étions un peu partout, lorsqu'on bat un, ban. Nous voici tous
sur le pont, donnant à notre tenue un coup de fion (excusez-
inoi, madame), car un ban est chose sérieuse. L'équipage se met
en rang, Tétat-major en avant, et tous, en silence, nous atten-
dons la grrrande révélation.
Est-ce un changement de direction, un attentat à la vie de
^Empereur? Rien de tout cela, c'était mieux. Le comman-
darki tenait une lettre du ministre de la Marine félicitant votre
6ïs au sujet du sauvetage qu'il tenta et que vous savez.
Après nous en avoir fait la lecture à haute et intelligible
voi X, — tout se passe très bien chez nous, — le commandant
vÎ3::^t serrer la main de l'intéressé : « — Vous ne chômez pas, mon-
si^^r, » lui dit-il, faisant allusion à un premier sauvetage (1).
De celui-là vous n'en saviez rien, madame, et ne connaîtriez
psKs davantage le dernier sans ce bavard qui vous écrit aujour-
d^ïxui, d'abord parce qu'il est loquace (défaut rare chez les Bre-
U>x^), et qu'ensuite il tient beaucoup à vous faire plaisir, ce
gr^.nd plaisir d'orgueil et d'amour des mères. Suis-je dans le
vx^, madame ? Si oui, veuillez me le dire et agréer tous mes
respects.
£t ma mère répondait aussitôt à ce jeune homme qui, si fièrement,
fusait battre son cœur : « Sans lui, disait-elle, je ne saurais rien de
ï^obuii. » On peut donc s'imaginer combien étaient longues et fré-
^n^ates ses lettres à son fils. La leçon s'unissait à la tendresse et sa
PluQie courait alerte, ailée. « Ne lui donne pas tant de conseils, »
^^Sgérait mon père; mais ce que femme veut, elle le veut bien, — ma
^ère surtout, — et la fine pointe d'acier continuait sa course rapide.
f^©n de plus indépendant que ce charmant esprit qui, suivant son
*dée, recommandait aimablement qu'on fût bien raisonnable, enfer-
^^t dans ces quatre syllabes mille choses délicates et sous-enten-
Quel vif souci était le sien au sujet des îles « parfumées, encban-
^^s, 1» ou les vaisseaux font escale! Cela s'appelle les relâches. Pour
(1) « Au port de Brest, écrit M. H..., un homoie tombé h la mer d'un chaland
^*^costé le long du bord allait périr, lorsque mon ami sauta sur le chaland, de huit
^^^i^s de haut. Bien qu'étourdi, il se précipita à l'eau et sauva le matelot. H eût
^ trop long pour son dévouement de descendre par les échelles sur le chaland,
p iour-l&, son courage ne fut pas impuissant. Con\|)ien il fut heureux... heureux
î^qu'aux larmes. » — « Dans son existence, me disai^il, il s'exposa sept fois
^^^ sauver ses semblables. • — Colonel P.„
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3!0
RETUE DES DEUX MONDES-
ma mère, ce dernier mot était lourd de menaces, car les orficiers àî
marine que nous connaissions se plaisaient malicietisement à lui
dépeindre les écueils de ces rives perfides, autrefois habitées par les
fiirénes de la fable, et ils appuyaient '^sur certains souvenirs, glissani
flUT d'autres.
Alors, songeuse et préoccupée, ma mère revenait à M, doit-».:
n'avait-elle pas confié son fils autant à sa conscietice qu'à son affec
tîon?ll était, en effet, beaucoirp plus complet que mon frère. « Veille;
sur lui, écrivait-elle à Mentor, me pardonnerez-vous de prendre si àb
lettre votre bonne volonté? »
Non seulement M. de K... devint son confident, mais son complia
dans cette oeuvre de protection occulte. J^aurais voulu lire les lettrei
que lui adressait ma mère, — dont l'esprit très cultivé était fin e
solide, le cœur lumineux, pénétrant, — vraies lettres de femme don
Tun et Tatitre gardaient le secret. Mais ce mystère n'était pas g
profond que le voUe n'en fût parfois soulevé. Voici une lettre écrit
du large et, malgré sa longueur, je la cite tout entière :
En mer.
Madame,
Puisque vous m*honorez si particulièrement de votre con
Bance, je vais vous parler en marin, non sans atténuer la har
diesse de notre langage.
Eh bien ! monsieur votre fils s'est grisé hier (le mot fatal es
écrit) et grisé très joliment.
Nous nous sommes arrêtés à Gorée, 8 heures passées à terr
en relâche 1 En cinq minutes, des chevaux furent commandés
sellés, enfourchés. C'est le « lâchez tout. » Une fois lancés, nou
chantons des airs d'opéras, — d'opéras très comiques, ameutan
les populations.
Noue filons ventre k terre* Pour arriver? Non, mais poo^
courir, vivre dans Tespace, respirer l'odeur des prés, être em
porté» - Quelle furia!... Nous avions grand air, madame, qm
vous en semble?
On pouvait nous prendre pour des échappés de Charenton
En effetj un vaisseau n est-il pas l'asile de ces détraqués qui n<
connaissent ni l'intrigue ni le trafic, assez fous pour quittm
plaisirs, famillcj pairie, et voguer sur les mers, prodigues d<t
leur vie, parlant de Dieu et de la France aux races jaunes^
cuivrées ou noires?
Je reviens à mes.., chevaux, fourbus, blancs d'écume, à
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HONNEUR MILITAIRE. 311
demi morts. Cet emportement à dos d'animal ayant cessé de
plaire, les plaisirs champêtres et gastronomiques leur succé-
dèrent.
Madame, ce fut délicieux, j'allais dire idéal, mais la fin
prouverait le contraire. Dès ce moment, mon rôle de mentor
devint absolument platonique.
Vous n'avez jamais vu, madame, je l'espère, le carré dé-
barqué? Jugez-en. On se roule sur le gazon, on mange de la
prairie ; nous récitons des vers à la plus humble fleur. On dit
des bêtises grosses comme notre bateau ; plus c'est bête, plus
on rit, et sans le vouloir nous avons infiniment d'esprit, ayant le
bon goût de rire de nous avant que les autres s'en mêlent.
Hier, chacun a divagué. Nous avons déjeuné par terre, couchés
dans l'herbe. Oh ! madame, que nous sommes mal élevés lorsque
vous n*êtes pas làl II faut l'avouer, ce fut une véritable dé-
bauche, la première que votre fils ait faite; mais, je l'affirme,
on n'eut pas à riniljer. Il était d'une gaîté folle, communicative.
C'était bien innocent, mais voici qui l'est moins. Il se grisa d'une
coupe de Champagne.
En réalité, ce qui l'enivrait, mon fistaud, c'était le grand
soleil, la terre où il marchait, — c'était sa joie, sa liberté, — il
s'excitait de son beau rire franc.
A l'unanimité on but à la France, à nos foyers. Oh I ces sou-
venirs de France! ces choses-là, madame, nous montent du cœur
au cerveau, l'exaltent... et tout est dit.
Votre fils sentit cela d'une étrange façon, ce que voyant, et
pour qu'il ne s'attendrit pas davantage, on lui donna du Moêt
avec beaucoup de mousse.
Ce qu'il nous amusa, nous les anciens I II vint tour à tour
nous saluer, faisant à celui-ci un souhait de tempérance, à celui-là
une déclaration d'amour, s'interrompant pour exécuter un pas de
zéphyr, mais restant toujours élégant. On ne s'encanaille pas,
madame, dans la marine impériale; on y est bête, mais voilà
tout.
Veuves de leur contenu, les bouteilles à col doré volent en
l'air, moins haut cependant que notre raison.
Vint le moment psychologique : il fallut remonter à cheval.
Pour nous en imposer, monsieur votre fils sauta lestement sur le
sien... Voilez-vous la face, madame, il se mit en selle en face
de la croupe...
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312 REVUE DES DEUX MÛHDES.
Voilà, foi de galant homme, comment se passa cette pu
mière relâche. Mais croyez-en mon expérience, les retâcheî
c'est comme les années» elles ae suivent et ne se ressemble!
pas.
Les courriers suivans apportèrent d'autres lettres qui, elles ne
plus, ne ressemblaient pas à celle-ci. Plus de mousse de champa^i
de gazon fleuri, de fines griseries d'esprit. De nouveau le génie <le 1
guerre se dressa devant nous. Après qualgiies mois de trêve, i'ancie
tourment allait recommencer.
IV
Les souvenirs de la campagne de Chine, où Français et Angla
combattirent ensemble, me sont si pré s en s que je pourrais en ra
peler toutes les péripéties. Mais le cadre de ce récit ne doit enferm
qu'un fait, xm nom.
Commencée en 1858, cette campagne, d'un caractère pariîcuîi
et avec des difficultés exceptionneUes, ne pouvait se poursuivre et
terminer avec la rapidité de la guerre d'Italie. Les anxiéti^s de ceU
d, les malheurs qui en furent la conséquence, nous impressionoaîe
encore profondément, et nous étions aussi trop satisfaits des lenteu
de Faction pour partager l'impatience de Robert. De cette lente
nous voulions bien augurer; mais le calme relatif dans lequel no
vivions à cette heure n'était pas exempt de crainte; chacun de no
faisait effort pour se donner mutuellement T espérance et la foi
l'avenir : par une convention, une entente tacite, nous résernons n
idées.
Non seulement en France, mais au point même où se conlinuaie
les mouvemens, rincertitude persistait et chacun sVn plaignait. «
faut reconnaître, écrivait un officier, que cette guerre est faite po
désarçonner Thomme le plus patient. Si le Céleste-Empire garde si
secret, les alliés aussi gardent le leur, v
— Oui, ajoutait mon frère, je suis en Chine, irrité d'y être sa
avoir rien à y faire. Je m'ennuie à mourir.
Nous recevions les journaui français et anglais, — des cari
étaient sur nos tables, et ces cartes nous indiquaient la configuraîi
du pays lointain, les points où se portaient Tarmée alliée et ]
flottes. En dehors de cette question d'Extrême-Orient, tout nous c
venait indifférent, nous était distant. Et il fallait vingt-six» vingt-hi
jours, — un mois, — pour la traversée. Que de choses pouvaie
s'être passées entre le départ et Tairivée de& courriers I
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\
HONNEUR HILITiaRB. 313
Ce que nous connaissions des débuts de la guerre, de ses compli-
cations, ajoutait à nos craintes. Ma mère, qui s'alarmait des événe-
mens et même des choses, savait que les canaux, appelés là-bas des
arroyos, avaient des bords dangereux, pouvant abriter des caïmans;
de plus, les rives des cours d'eau si nombreux dans ces régions
étaient un fouillis de plantes souples et impénétrables à rœil. Mon
frère nous en avait décrit l'aspect enchanteur, surprenant, tout nou-
veau pour lui. Mais quelle facilité pour les surprises, les embuscades
<l*ennemis toujours prêts à l'attaque perûde, pouvant frapper sûre-
ment et se dérober aussitôt I « Ce sont des fourbes, — écrivait
Aobert, — Us l'ont été, ils le sont, Us le seront toujours; — au fait,
comment les juger? ils n'ont pas notre &me. »
Non sans motif, nous redoutions la cruauté de ces peuples ayant
^ixtes les finesses, les ruses des races orientales. Les Français, —
^'^^^ent les Annamites, — sont des lions, mais nous sommes des
Rade de Che-Fou, 12 juillet 1860.
Mes chers aimés,
ï^isqu'ôn ne me dit rien de personne, j'augure que vous allez
^^s bien. Quant à moi, je me porte divinement. Nous sommes
^*^^îxitenant très occupés, c'est ce qu'il me faut.
^ïoutes les forces navales et terrestres sont réunies ici, et cet
^Pp^reil de force est très beau à voir.
Après leur arrivée, les^ troupes ont débarqué et établi leur
i^^*^pement dans une petite presqu'île, en se groupant auprès
^^X^e grande tour carrée qu'on avait d'abord prise pour un fort,
^Jxii n'est qu'un tombeau do mandarin.
Il est arrivé à ce sujet une chose assez drôle. Lorsque les pre-
^^^^Ts bâtimens abordèrent à Che-fou, l'amiral Protêt qui les com-
^^^Xidait prit cette tour grise pour un fort sérieusement gardé. Les
^^loupes portèrent sur le rivage les troupes de débarque-
^^Xit.
Pigurez-vous le désappointement général quand on vit, au
^^ïtimet de la tour, flotter le pavillon français sans qu'un seul
^^Xap de fusil se fit entendre.
Tout notre vocabulaire de jurons, — et je vous assure qu'il
^ ^n a, — témoigna de notre colère. Je vous en épargne l'énu-
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314
RBVUE DES 0£tJX HÛNDEB.
mération à cause de mes dames les plus chères qui me renie-
raient-
Lés malheureux Chinois, bien loin de songer à la défense de
leur territoire, avaient à peine aperçu les troupes que^ remplis de
terreur^ ils fuyaient à toutes jambes.
I En descendant à terre pour étiiblir leur camp, uos soldats trou-
( vèrent les maisons ouvertes, abandonnées pet leur instinct de pil-
! lagô put se satisfaire. On y mit bon ordre.
Tranquillisés, les Chinois revinrent petit à petit retrouver
' leurs pénates et organisèrent tout de suite un marché, car ils
sont très rapaces, et chttque matin nos cuisiniers vont s'appro\i-
( sionner chez eux. Voilà le vrai tempérament chinois. Ainsi que
les fils d'Israël les plus avisés, ils préfèrent la proie de largenl
, & Tombre de Thonneur.
Il
A cette lettre en succéda une autre, — ou plutôt elles furenl toutei
deux apportées par le môme paijuebot; — mon père trouva déplacé
la ton de cette dernière.
Chère mère,
Je suis chef do gamelle comme tu es maîtresse de maison,
je te plains.
L-u Lat/ie du carré me donne un souci extraordinaire- Pas
moyen de varier; de plus, la vie animale, comme nous disons
humblement, est fort chère maintenant.
Naguère on avait vingt-cinq poulets pour deux piastres et
tout était dans les mômes proportions; mais depuis, ces coquins
ont haussé leurs prix, ce qui me met dans rembarras, car souvent
nos ressources ne sont pas au niveau de notre appétit.
Comment se nourrir convenablement, aujourd'hui que les
poulets valent de 75 à 90 centimes ? Il faut reconnaître qu'ils
sont énormes.
Hier, j'ai pu offrir à mes camarades un potage à la tortue,—
(imitation Champeaux), — et un plat royal, des nids d^hirondelles^
Mais à certahis jours, notre table est d'un frugall..- la salade,
c'est du gazon, très bonne quand même.
Une autre cause de souci est mon maître coq. Comme il ûô
^ peut rendre son tablier, je le soupçonne, ayant fait sauter toutes
t
i
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HONNEUR MIUTAIBS. 315
les anses de tous nos paniers, de majorer cruellement les prix.
Ah! ah I je veux dire à ma sœur que je crois voir poindre, aux
côtés est et ouest de mon visage, des favoris I Qu'elle ne me com*
plimente pas trop, ces favoris naissans manifestent une tendance
au blond roux ! gare à moi, quand elle me verra ainsi ! Est-ce le
voisinage de nos alliés qui leur donne ces tons chauds ? ne me
prenez pas pour un fils d'Albion, je vous en prie; néanmoins
ceux qui sont ici sont fort bien soùs tous les rapports.
« — A quoi pensa-t-ll? s'écria mon père. Q va se battre et nous conte
des balivernes. — J'en suis enchantée, reprit ma mère, cela prouve la
liberté, Télasticité de son esprit, n me platt ainsi. »
Mes chers aimés, nous approchons du moment où les affaires
graves vont commencer. Le 25 juillet, après avoir embarqué,
nous rejoindrons la flotte anglaise qui se trouve à vingt heures
d'ici, et alors nous irons tous ensemble débarquer sur un point
que personne autre que l'amiral et le général ne connaît.
Toujours est-il qu'on ne pourra débarquer au Peï-ho, car
avant d'arriver au fort, il faudrait marcher pendant trois milles
dans une vase où l'on risquerait d'enfoncer jusqu'à la tète.
On a reformé les compagnies de débarquement. La marine
française fournira un bataillon composé de six compagnies.
Ce bataillon de marine est attaché à la deuxième brigade
commandée par le général CoUineau. Je fais partie d'une des
compagnies et les hommes qui la composent appartenaient à la
NémésiSf depuis longtemps dans les mers de Gochinchine. C'est
pour moi un grand avantage, car les autres compagnies n'ont pas
encore vu le feu. Quelle joie d'y conduire ces hommes aguerris,
résistans, tous bravesl '
Il est temps que je prenne contact avec l'ennemi. Ne vous
alarmez pas à l'avancé. Je prie Dieu, non d'é<^rter de moi tout
danger, mais de faire briller en vous l'espérance qui est en moi.
Lorsque le service n'exige rien, je trouve le temps long. Ah !
noble Shakspeare, comme tu savais lire dans notre esprit en
é^Yant: The souh joy in doing.
Cette guerre, — ajoutait M. de K..., — est le mystère de
l'avenir. Quand et comment finira-t-elle? Assurément la paix nous
coûtera cher.
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BEVUE DES BEtJI MONDES,
Je suis content de votre fils et je puis vous dire à son BTije
ce qu'un de vos auteurs préférés disait du sien : u C'est un beai
jeune homme qui croit en Dieu et n'a pas peur du canon. ^^Celu
qui vous occupe si chèrement gurde toute son ardeur, je devrai
dire toute sa fougue, sHrritant parfois, d'une manière que je m
puis traduire, des ohstacles qui le séparent de son but.
Vous comprenez, que, dans cet état de fièvre, les lectures
la musique, les aquarelles, les fusains soient Tobjct d'un dédaii
jusqu'ici inconnu.
J*ai le vif regret de vous annoncer, madame, que mon sei
vice me sépare momentanément de lui. Je ferai tout au mondi
pour ne pas le perdre de vue et je vous le ramènerai fortifié pa
Tépreuve. Si j ai embarqué avec un enfant^ je rentrerai avec ui
homme. Attendez- nous, madame^ dans la belle et sainte espé
rance.
Une aussi fâcheuse nouvelle nous troubla, mais nous préoccupi
davantage. L'aîné était si nécessaire à Tautre. « Me voiià sans alfec
tien, — écrivait Robert* — Je l'aimais tout en le craignant. Sa niisoi
m'orientait, son entrain chassait mes découragemens. Cet ami suie
parfait sera toujours mon modèle et restera toujours mon ami
Entre cœurs comme les nôtres, ramitié ne cesse pas. Vous ne pou?e
savoir combien je me sens plus seul, plus loin, car lui c'était un pei
vous* Il me faudrait une bonne bataille pour m'occuper* j>
Ctmp de Tieti-Tsin, ^ siptembre ISfia.
Le Peï-ho a fié pris le 21 août.
Les Anglais et la brigade CoUineau se sont dirigés sur iefori
nord de Takou, Pendant ce temps j les canonnières françaises el
anglaises forçaient Tenir ée de la rivière, détruisant les estacades
admirablement faites où Tennemi devait^ selon les Chinois,
s abîmer infailliblement.
Pendant que les canonnières les démolissaient, les troupes,
prenant le fort à revers, ne tardèrent pas à déployer, sur ces
forts si redoutables, les pavillons alliés. La garnison de celui
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HONNEUR MILITAIRE. 317
.u avait attaqué se composait de Félite des troupes tartarcs.
succès leur fit comprendre qu'il leur serait impossible de
eux défendre les autres forts. Us nous les abandonnèrent.
Nous, compagnies de débarquement, fûmes mises en garni-
on dans ces forts. Une fois établis, nous y avons vécu d'une
içon très agréable, comparativement à notre vie précédente.
fous avons trouvé des glacières, et les Chinois de Takou nous
approvisionnent de vivres moyennant quelques vieux habits et
ie vieilles peaux de mouton. En up mot, nous nageons dans
'abondance.
Le Peï-ho occupé, il ne restait qu'une ressource qui était
'obtenir un traité. En conséquence on partit immédiatement
oiir Tiepi-Tsin avec les ambassadeurs.
Les mandarins, plénipotentiaires (je ne sais quels sont leurs
*tres), vinrent s'entendre avec le baron Gros et lord Elgin.
Les clauses du traité furent établies. Quand il s'est agi d'ap-
poser les sceaux du souverain, ces coquins-là nous ont appris
^'ils ne les avaient pas et qu'ils n'étaient pas plénipotentiaires
^ l'Empire (7 septembre).
Flien n'était donc terminé et immédiatement les troupes se
''^i ^î gèrent sur Pékin .
Ce mouvement hardi révolta les Célestes. La violation du
Jtroit des gens^ crie vengeance, et nous sommes tous enfiévrés à
^^ f^ensée d'un certain nombre de Français et Anglais victimes
^ ^^»^ne trahison odieuse et probablement de la cruauté la plus
^^^'tï^ême.
31. Parker, vice-consul, le consul anglais et un Français de
S^^^de race, M. d'Escayrac-Lauture, chef d'une mission d'explo-
^^*-ion et un autre Anglais, M. Wade ou Varde allant à Tong-
^*^^ou, suivis d'une escorte de 15 à 18 hommes, furent emmenés
^* ^aits prisonniers (18 septembre).
Réclamations ardentes de la part des chefs alliés, fallacieuses
^^*<:iinessesdes Tartares. Voilà où nous en sommes. Une telle action
^ Vit des représailles, et la barbarie, la cruauté avec lesquelles
^^^^ent traités les prisonniers, sont odieuses et révoltantes, leur
^^Xaffrance me fait mal. Nous arrivons à Pékin, décidés à tout,
artillerie établit ses batteries.
Brûlera-t-on la capitale du Milieu, ne la brûlera-t-on pas?
'^at is the question. Je crois qu'on la brûlera. La vengeance
^^^U8 enflamme, nous sommes prêts à tout.
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318 REVtJK DES DEUX MONÛES.
L'Empereur a fui. Les Tartares sont en nombre bien supé-
rieur au nôtre. Qu'importe, nous nous précipitons pour les
réduire à zéro... Ils ont disparu... Nous nous reprécipitons à leui
poursuite, mais vainement — point d'ennemis. — Dans cett^
course, la colonne arrive en face du Palais d'Été de i'Empereui
( Yuen-Min-Yuen) .
Quand je dis nous, c'est par confraternité, pure alliance dJ
sentimens, car je parle des terrestres seulement. Les marin
rentrent sur leurs bateaux, où ils apprennent, que ce ou ca
palais de l'Empereur ont été envahis les 7 et 8 octobre. Le
troupes du général Cousin-Montauban y campent !... — Pas d<
I commentaires, s'il vous plaît.
Que de trésors jetés au vent... Que de perles, de laques, di
jades, des merveilles d'art, d'antiquité, que de richesses entassée
depuis des siècles, dans ces palais, résidence préférée des souve
rains.
On affirme que l'ordre de destruction fut donné par loii
Elgin.
Rien n'était lamentable et curieux comme ce pillage. J'ai vi
des soldats anglais payer deux ou trois piastres des bijoux d*uii
valeur inestimable.
Avec nos économies, pauvres midships, nous leur av^
acheté quelques objets et j'emporte, pour mes dames les pllo
chères, un petit cloisonné ancien, portant le chiffre impérial
Elles y mettront des violettes en se disant que je l ai payé d
mes deniers, car nos mains, — à nous, marins, — sont nettes
! C'est pourquoi je me permets de vous tendre les miennes.
Cependant nous ne sommes pas venus en Chine pour voî
saccager des palais, mais pour sentir l'odeur de la poudre.
Les réclamations réitérées pour la remise de nos prisonniers
l'approche des forces en vue de la capitale, la menace de ra&e
la demeure impériale de Pékin hâtèrent les conclusions de h
paix. MM. d'Escayrac-Lauture, Parker et quelques soldats furen
rendus aux alliés, mais les autres?... et ceux que je viens d^
f nommer donnèrent à comprendre les cruautés odieuses, les mu
tilations, les injures... Je vous le répète, de tels faits crieo
vengeance.
Après une négociation honorable chez les alliés, tortueux
de la part de l'ennemi, des traités d'amitié, de commerce et di
navigation furent enfin ratifiés. Notre ambassadeur, le baroï
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HONNEUR inUTAM, 9{9
Gros, joignit à sa fermeté une dignité très remarquable. Le d
Slgin pour l'Angleterre, le prince de Hong, représentant de
Vempereur de Chine, signèrent, le 25 octobre 1860, la conYen-
tion de Pékin.
Les cimetières, les églises furent rendus aux catholiques, dans
cette ville de Pékin, ennemie irréductible, et au milieu d'une
population foncièrement hostile aux Européens, le chant du
Te Deum se fit entendre dans la cathédrale. Nous y avons tous
assisté avec un bonheur, une fierté qui se pressentent plus qu'ils
ûe s'expriment. C'est une vraie gloire française, mais la vieille
haine de l'ennemi se retrouvera, toujours, toujours : l'avenir le
prouvera.
L'armée et la flotte anglaises se séparèrent de notre armée et
^^ notre flotte. Nos forces se divisèrent en deux escadres. La
P'^emière commandée par le vice-amiral Protêt resta en Chine
Poiii- le maintien des conventions.
La seconde devint le corps expéditionnaire de Cochinchine
«oixa l'autorité supérieure, — et générale, ^- de l'amiral Chamer
L© 'v^ice-amiral Page eut le commandement de la flottille et mit
®^^tt pavillon sur la Renommée, Je vis à l'ombre de ses plis, moi,
cli^ tâf aspirant, en passe de devenir quelqu'un, de faire quelque
^*^ose pour mon pays, de l'honorer!...
"Tout est prévu, ordonné. Aucune hésitation dans le plan,
^^^^iine confusion dans les services. Sans irrésolution on peut
^l^rde l'avant et... vaincre.
Si je n'étais venu ici que pour ajpprendre mon métier, ce serait
^^J^ une belle avance. La valeur dé mes chefs, la précision de
^^^^ï* parole, leur sang-froid donnent confiance et m'en imposent.
^^"^s en jugez, j'ai le feu sacré... et je ne puis voir sans admi-
^^tîon nos officiers donner des ordres sages et sûrs, régner
^^^ ieur autorité, leur capacité, le beau dédain de leur existence,
^t entière soumise au devoir. J'ai eu, avec M. de Surville,
^^^ conversation qui me prouve sa valeur, l'élévation de son
*^^, la hauteur de ses vues.
I A.utour de moi des officiers de vaisseau plus jeunes, parmi
^Y^^î>iels La Roncière que vous connaissez (1), combien d'autres!
I '^udra valoir ce qu'ils valent, devenir ce qu'ils sont. Vivent
ï^rance et la marine !
d) Je ne sais si c'est bien ce nom-là.
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REVUE DES DEUX MONDES.
Notre flotte est imposante. Le commandant général fa
débarquer Tarmée de terre et je vais marcher avec ma con
pagnie. /
Je suis heureux et je veux vous le dire avant Tattaque.
Malgré la rude température de l'hiver, l'expédition poursuit se
cours. Les fleuves, les canaux charriaient des glaçons, ce qui renda
la navigation lente et difficile ; les travaux excessivement durs i
furent pas arrêtés néanmoins. Les hommes et le matériel de gneri
furent transportés sans interruption, mais au prix de quelles son
frances ! A cette rigueur de la saison devait succéder bientôt une teu
pérature opposée et extrême. « Le soleil fut aussi un ennemi redoi
table. »
L'armée de terre commandée par le général Gousin-Montauba
entra dans Saïgon où, depuis un mois, le commandant d'Axiès, cap
tainede vaisseau, tenait en échec une nombreuse armée annamit
alors qu'il n'avait que 800 hommes et la garnison espagnole, 200
peine. C'était un.e sorte de captivité étroite et périlleuse.
Le 7 février 1861, la frégate amirale jeta l'ancre devant Saïgon. A
moment de débarquer, le commandant en chef (i) remit ses pouvoii
à M. de Surville, capitaine de vaisseau. Aussitôt à terre, il établit so
quartier général dans un espace étendu nommé « la plaine d(
Tombeaux; » sur cette plaine s'élevaient quatre pagodes ou redoute
nous appartenant et conservant de nombreux vestiges de leurs posseï
seurs précédons. L'armée y fut cantonnée ainsi que les services qi
devaient la soutenir. Armée restreinte quant au nombre (S), ma
admirable : une poignée de héros.
La concentration des forces était au point voulu. De son côt<
l'ennemi achevait des travaux considérables devant lesquels de mi
diocres courages auraient cédé. Leurs retranchemens s'appelaient le
lignes de Ki-oa ou Ki-hoa.
VI
Le 24 février à quatre heures du malin, le clairon sonne.
Il faisait nuit noire ; lorsque le soleil éclaira l'horizon, ses rayon
tombèrent sur la colonne en marche. « Si l'attaque est vive, la résis
(1) Est-ce l'amiral Gbarner ou le vice-amiral Page? — la lettre ne donne anca
nom.
(2) 4 000 hommes : infanterie artillerie, marins fusiUers et environ 150 Espa
gnols.
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HONNEUR MILITAIRE. 321
tance sera forte et soutenue. » Les retranchemens furent enlevés
d'assaut avec intrépidité, un élan superbe, malgré une si longue
approche à découvert.
Le combat dura jusqu'à neuf heures et la victoire fut chèrement
payée. Les blessés furent conduits à l'ambulance ^e Gho-Quan,
quelques-uns à l'hôpital de Saïgon.
Aussitôt après Faction, M. Manein, ingénieur hydrographe levant
le plan de la bataille, s'approcha des morts laissés momentanément
sur le terrain. Il vit que l'un d'eux respirait encore (l). Le sang coulait
de ses lèvres. M. Manein l'emporta dans ses bras. C'était mon frère.
A huit heures et demie, — écrit M. H..., lieutenant de vais-
seau, — à la fin de l'action, il avait reçu au flanc gauche une balle,
qui, après avoir froissé les enveloppes cardiaques, se logea sur
le diaphragme (d'où elle ne put jamais être extraite). Dans la
salle où on le déposa, les médecins allaient rapidement de l'un k
l'autre, obligés souvent de négliger un homme qu'ils considé-
raient conime perdu pour donner leurs soins à ceux qu'ils espé-
raient sauver.
En passant près de lui, le chirurgien, M. Le Noury, se
pencha et, ayant examiné sa blessure, s'éloignait en lui mur-
murant un adieu, lorsque le pauvre blessé, qui comprenait tout
ce qui se passait autour de lui, eut la force de faire un mouve-
ment de la main comme pour un appel suprême, assez à temps
pour être aperçu du chirurgien qui revint. Mon ami était sauvé
grâce k son énergie.
La France retentit de ce fait d'armes. Les journaux donnèrent le
chiffre des combattans, nommant les officiers blessés ou morts. Parmi
les premiers nous vîmes le nom de Le Brieux, précédant ces mots :
a blessé très gri